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Par Frédérique FANCHETTE
Un jour de juillet 1972, un Français barbu pourvu d’un léger bagage est attendu à la descente de l’avion Paris-Moscou par deux hommes en gabardine. « Professeur Lacoste ? » demande l’un. « Oui », répond le passager. « Suivez-nous ! » ordonnent les deux Soviétiques. Un moment plus tard l’universitaire français se retrouvait, soulagé, dans une salle remplie d’Indochinois. Son voyage incertain vers Hanoi allait pouvoir toucher au but.
Peu de temps auparavant, en plein conflit au Vietnam, Yves Lacoste avait écrit un article sur les digues du fleuve rouge. « J’ai reçu un coup de téléphone : “Il faut que vous veniez à Hanoi, vite.” » Mais comment obtenir visa et billets ? A Paris, l’ambassade d’URSS (pays de transit pour rejoindre le Vietnam du Nord) était fermée, l’agence Aéroflot, aussi. Finalement un employé de la compagnie soviétique lui ouvrira la porte et lui tendra un billet.
« Je ne sais toujours pas qui m’a demandé de venir et qui a payé mon voyage », ironise trente-quatre ans plus tard le professeur devenu septuagénaire. Yeux plissés, avec force détails, il raconte ce haut fait de sa vie mouvementée de géographe, tout en beurrant des tartines, dans la cuisine de sa maison de campagne.
Après ce séjour en pays bombardé, Yves Lacoste écrivit dans le Monde un article qui fit sensation. Le chercheur prouvait que les Américains avaient torpillé les soubassements alluviaux des digues du fleuve Rouge. Sur les photos aériennes, rien n’apparaissait, Washington pouvait ainsi espérer des inondations meurtrières qui auraient l’air « naturelles » aux yeux de l’opinion internationale. En dévoilant cette stratégie américaine, Yves Lacoste montrait que sa discipline n’était pas une science éthérée, mais « active ». Quatre ans plus tard, il enfonçait le clou, avec un livre au titre choc : La géographie, ça sert aussi à faire la guerre.
Professeur émérite à l’université Paris-VIII, directeur de la revue Hérodote, Yves Lacoste ne sait pas ce que c’est que la retraite. Dans sa maison de vacances, en Corrèze, à trois kilomètres du musée de l’homme de Neandertal, il continue, comme dans la banlieue parisienne où il vit, à se lever à 5 heures du matin, mettre la main à son dernier livre, écrire des articles scientifiques, des tribunes…
« Faisons d’abord un peu de géographie. » Le professeur tend le bras vers le vaste paysage et enfonce ses Pataugas dans un parterre de prunes véreuses : « Ici, c’est le Limousin calcaire. Au fond le Massif central granitique, là vous voyez le plongement des plateaux vers l’Aquitaine… » Puis un brin d’histoire. Et il désigne un point : « La frontière pendant la guerre de Cent Ans passait par ici. » Une fleur de lys orne une pierre de la maison : les Lacoste sont donc dans la zone sous domination du roi de France. « Là-bas, les Anglais. » Le géographe est en plein dans son sujet, transposé quelques siècles auparavant : les rivalités de pouvoir sur des territoires, les frontières, soit en gros la « géopolitique ».
Ce mot aujourd’hui partout, dans les médias comme dans les conversations de bistrot, doit beaucoup à Yves Lacoste, chef de file en France d’un courant de recherche qui s’intéresse à l’international mais aussi à la géopolitique des régions ou des banlieues. Pour toute la génération d’universitaires français qui ont connu la seconde guerre mondiale, le terme était pourtant tabou : il renvoyait à l’expansionnisme de Hitler, au concept dévoyé d’espace vital. Les nazis se référant à de prétendues lois pour justifier des annexions de territoires. Le géographe français a donc entrepris de réhabiliter la géopolitique dans la communauté universitaire, d’autant plus efficacement que c’était par la gauche. Car Yves Lacoste, ancien encarté du PCF, a toujours gardé une réputation de tiers-mondiste. Sa revue était publiée chez Maspero : « On n’était pas suspect de nazisme. »
« Je suis un colonial anticolonialiste », lance Yves Lacoste, qui a passé son enfance au Maroc, avec un sens des formules nourri par sa fréquentation boulimique de la presse. Il lit assidûment trois quotidiens, a rempli un grenier de coupures et consigne chaque jour les faits importants dans le monde. A 21 ans, Yves Lacoste retourne au Maghreb avec sa femme, Camille Lacoste-Dujardin, ethnologue de renom. Aujourd’hui cette femme élégante, qui bourlingua longtemps dans les villages algériens, mène un travail de recherche sur les rapports hommes-femmes en Kabylie, zone dont elle est spécialiste. Même si c’est elle qui fait la cuisine ce jour-là et qui veille sur son petit-fils ils ont deux fils et cinq petits-enfants , l’atmosphère est à la parité.
En 1950, ils sont au Maroc, puis ils vont en Algérie où « faire du terrain » est plus facile. Le couple, membre du PCF, fréquente les communistes algériens. Au lycée Bugeaud d’Alger, l’enseignement de Lacoste finit par déplaire aux « fils de colons ». Ils sont obligés de quitter le pays en 1955. On s’attend à des souvenirs de militantisme radieux en Algérie, mais Yves Lacoste n’a d’yeux que pour Ibn Khaldoum. Cet historien du XIVe siècle est pour lui la « grande rencontre » de ces années-là. « Elle m’a permis de comprendre pourquoi la colonisation a été possible. » Il balaie d’un revers de main le défunt texte de février 2005 « une loi stupide » sur « le rôle positif de la colonisation ». Et ajoute avec un franc-parler qui n’a que faire du « politiquement correct » : « Elle aurait été rendue impossible sans la participation des notables autochtones. »
Fort de vieilles attaches à Cuba, au Vietnam (il est resté en contacts étroits avec les dirigeants vietnamiens jusqu’au début des années 90), Yves Lacoste peut aussi frapper dans son propre camp. En 1985, il publie : Contre les anti-tiers-mondistes et contre certains tiers-mondistes. Pour Jean-Robert Pitte, géographe, président de l’université Paris-IV-Sorbonne, cette date marque un « virage » : « Le Lacoste marxiste me sortait par les yeux, je le trouvais prétentieux, militant, monolithique. » Après ce livre, où « il remet en cause l’idée que tous les problèmes du tiers-monde viennent des pays riches », il est apparu à Jean-Robert Pitte « de plus en plus pragmatique, de plus en plus bon géographe. Il s’est mis à voyager le nez au vent. Maintenant il n’y a plus de tabou. On peut parler de tout ». Lacoste bondit quand on parle de « virage » : « Je n’ai jamais renié l’outillage marxiste, mais tout ne passe pas par la lutte des classes. »
Yves Lacoste a été souvent décrié, notamment après son livre Vive la nation, en 1997. Un temps proche de Jean-Pierre Chevènement, le géographe, qui vote socialiste, expliquait qu’il fallait forger une nouvelle idée de la nation pour contrer le lepénisme. « Pour le Nouvel Observateur, cela ne présentait pas d’intérêt », rappelle-t-il agacé. Avoir eu un faible pour le « Che » français ne l’a pas empêché de se prononcer pour le oui au référendum sur la constitution européenne . Faisant le compte des griefs à son encontre, il poursuit : « On dit aussi que je suis islamophobe parce que je suis contre les islamistes et le refus de la laïcité. »
A la gare, où il reconduit les visiteurs jusqu’au démarrage du train, Yves Lacoste oublie quelques instants la géopolitique et s’enthousiasme devant la sophistication du poste d’aiguillage, avec ses innombrables manettes. « “C’est compliqué”, c’est notre maître mot à tous les deux », disait un peu plus tôt sa femme, Camille.
Yves Lacoste en 5 dates
1929 Naissance à Fès (Maroc).
1972 Mission au Vietnam.
1976 Création de la revue Hérodote.
1997 Parution de Vive la nation.
2006 Géopolitique : la longue histoire d’aujourd’hui (Larousse).
photo RODOLPHE ESCHER (non disponible en ligne)
QUOTIDIEN : Samedi 2 septembre 2006 – 06:00
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