“A quoi servent les famines ?”
Sylvie Brunel enseigne la géographie à l’Université de Montpellier ; elle a été présidente d’ACF (Action contre la Faim) jusqu’en 2002. Elle a alors démissionné en critiquant les dérives du monde de l’humanitaire. Une expérience transcrite dans un roman qu’elle vient de publier
19 h 30 au premier étage du Lounge Bar de la Bastille, Sylvie BRUNEL arrive, souriante, décontractée. Delphine PAPIN retrace le parcours de cette universitaire engagée. Puis, Sylvie BRUNEL commence son allocution et nous plonge dans un univers particulier : celui des pays du Sud dans lesquels la famine apparaît comme une arme, un moyen politique d’obtenir de l’argent sur la scène internationale. Rappelons que la famine est la rupture nutritive absolue qui entraîne à terme la mort pour des populations entières. Il ne s’agit pas de malnutrition ou de dénutrition.
Le discours produit un choc : les famines ne devraient plus exister car la quantité de nourriture produite à l’échelle mondiale est suffisante pour nourrir 6 milliards d’Hommes actuellement et même les 12 milliards que nous serons à l’horizon 2100. Certes, les régions déficitaires existent mais elles côtoient des régions excédentaires. De plus, un système d’alerte précoce des famines géré par la FAO (Food and Agricultural Organisation – Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture) déclenche un processus d’assistance et une logistique d’aide qui devrait permettre d’éviter les famines. Car la famine ne tombe pas du ciel : des signes apparaissent peu à peu (diminution des réserves de nourriture, flambée des prix sur les marchés, départ des hommes adultes à la recherche de travail rémunérateur pour acheter à manger, jusqu’à la décapitalisation totale de l’individu et de sa famille).
Pourtant, chaque année des millions de personnes sont touchées et meurent. Ce phénomène est brutal, aigu, localisé et provoque des dégâts physiques et psychologiques irréparables. Les famines existent car elles ont une utilité politique. Sylvie BRUNEL classe les famines en trois grands ensembles (typologie élaborée par Sylvie BRUNEL lors de ses travaux au sein d’Action Contre la Faim) au cours du XXe siècle :
la famine idéologique ou traditionnelle, souvent niée : arme utilisée par un gouvernement pour faire plier une population, souvent minoritaire et soumise à une politique discriminatoire depuis des décennies (ex. : Arménie en 1915, Ukraine en 1932-1933, Juifs et Tziganes pendant la seconde guerre mondiale),
la famine exposée ou instrumentalisée : il s’agit de laisser pourrir une situation précaire due à des difficultés préexistantes puis de faire appel aux médias afin de débloquer une aide humanitaire d’urgence et permettre à l’Etat de refaire surface sur la scène internationale (ex. Ethiopie, Soudan, Irak, Corée du Nord). Les estimations des personnes touchées sont volontairement gonflées pour faire augmenter l’aide internationale,
la famine créée ou famine verte : elle touche des régions excédentaires dans lesquelles il ne devrait pas y avoir de famine. Les réserves de nourriture, les cultures sont alors volontairement détruites, les personnes sont regroupées dans des camps et privées de moyens (ex. Libéria, Sierra Leone). Les famines ont alors des bénéfices évidents :
capter les moyens logistiques internationaux rapidement et en volume important, au lieu de plusieurs années de coopération traditionnelle,
contrôler le territoire : qui détient la nourriture contrôle le pouvoir politique.
Quel est alors le rôle des organisations humanitaires et des agences d’aide ? Plusieurs problèmes sont apparus ces dernières années. Tout d’abord, les ONG (Organisations Non-Gouvernementales) et les agences d’aide sont confrontées à un dilemme permanent : le libre choix de leur action et donc leur indépendance, et le passage obligé par les gouvernements locaux pour atteindre les populations à aider, ce qui pourrait se résumer en “rester et cautionner ou partir et dénoncer”. Ensuite, les agences et les ONG se font une concurrence acharnée sur le terrain pour être présentes dans les “meilleures zones”, celles où les fonds débloqués sont importants et permettent le financement de frais de siège de plus en plus conséquents. Cette compétition est d’autant plus vive que de nouveaux partenaires ont surgi : branches humanitaires d’Etats, d’entreprises privées, agences locales… Le Conseil économique et social de l’ONU (Organisation des Nations Unies) recense 30 000 ONG, mais le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) estime à plus de 200 000 leur nombre. Enfin, l’aide entraîne une surenchère locale et des dérives : corruption, flambée des prix, gaspillage d’où une distorsion des mécanismes économiques (avec création d’”humanitaire land”) et rancœur des locaux surtout au moment où les humanitaires se retirent et laissent sur place une crise économique et la réapparition d’antagonismes politiques. Il faut alors s’interroger sur la notion de développement. Actuellement, l’économie de charité a pris le pas sur la construction d’économies viables. Il n’y a donc aucun recul ni évaluation de l’assistance humanitaire et de ses conséquences locales.
Comment agir pour pallier ces phénomènes ? Il faut partir du principe que toute famine est évitable par une action lancée au bon moment et avant que la situation ne soit incontrôlable : il n’y a pas de fatalité de la famine. Il faut partir du principe qu’il est nécessaire d’agir car les souffrances sont réelles, le devoir de solidarité l’impose, les moyens existent et sont importants. Il ne faut pas entrer dans le jeu des affameurs et de ceux qui les soutiennent pour des raisons politiques, économiques ou commerciales. Les ONG doivent obtenir de l’ONU et donc des différents gouvernements le libre choix du lieu de l’intervention, des bénéficiaires et des moyens d’intervention. Elles doivent obtenir la disparition des intermédiaires locaux ou internationaux. Il faut contractualiser l’aide avec des objectifs chiffrés et clairs (sécurité du petit producteur, accès aux équipements de base : eau, électricité…). Il faut conditionner l’aide à son allocation réelle sur le terrain. Il faut contrôler et évaluer en permanence l’aide. Sylvie BRUNEL annonce à ce sujet la création d’un Observatoire de l’action humanitaire tenu par des bénévoles et alimenté par des études de jeunes chercheurs ou doctorants.
DEBAT
L’intervention de Sylvie BRUNEL laisse la salle plongée dans le silence pendant quelques instants. Delphine PAPIN lance alors le débat qui sera alimenté par un certain nombre d’humanitaires présents, dont la présidente de l’ONG ACTED, Sonia GEDIDI. Les questions nombreuses et diverses révèlent la méconnaissance du monde humanitaire et de son fonctionnement, la méconnaissance des origines politiques des famines. Les thèmes abordés sont variés : qui appliquera les solutions proposées par Sylvie BRUNEL ? quel est le rôle du développement durable et du commerce équitable, la part de l’agriculture vivrière ? l’hypocrisie des pays du Nord, la dérive de la prolifération des microONG, la question de l’éthique de l’aide humanitaire et de la formation des humanitaires. Enfin certains cas particuliers sont évoqués : le Cameroun, la famine créée au Zimbabwe.
Les contrats de développement proposés doivent passer par les Etats du Sud, qui, même si ils ne sont pas tous démocratiques, représentent pour l’instant le mieux les populations. On ne peut pas faire l’impasse des Etats. Mais il s’agit de favoriser le développement de structures économiques locales : il y a des savoir et des savoir-faire anciens et très compétents dans les pays du Sud sur lesquels le développement doit s’appuyer. Dans ce sens, le commerce équitable est un moyen parmi d’autres pour permettre de rémunérer correctement les producteurs du Sud et ainsi d’augmenter le pouvoir d’achat intérieur aux pays du Sud ce qui engendrerait le développement économique. Quant au développement durable, il est un thème très couru, fait l’objet de nombreux rendez-vous internationaux alors que sur le terrain il est inexistant. Sylvie BRUNEL rappelle que la notion de développement durable est un triptyque associant société – économie et environnement, or le concept se transforme en trépied déséquilibré en fonction des interlocuteurs. Les pays du Nord ne veulent pas remettre en cause leur propre protectionnisme fondé sur une multiplication des normes qui sont autant de barrières douanières. En cela, ils sont hypocrites et tendent à maintenir le Sud dans sa dépendance.
Sur le terrain, les acteurs locaux s’adaptent pour profiter au maximum de la manne humanitaire : les églises, les entreprises, les partis politiques qui sont autant de structures qui captent l’argent de l’aide. Le cas du Zimbabwe est exemplaire. Ce pays, grenier à blé de l’Afrique australe, subit une sécheresse importante qui s’installe au moment de la réforme agraire. Les fermiers blancs propriétaires ont été expropriés au profit des membres du parti politique en place. Mais ces mêmes fermiers blancs avaient également mis en place des structures économiques désorganisées par la réforme agraire. Une pénurie alimentaire a alerté les autorités internationales qui ont débloqué une aide alimentaire d’urgence dont la distribution a suivi les mêmes modalités que celles des terres. Les ONG engagées sur le terrain n’ont pas réagi. Cet exemple repose la question du critère d’application des actions sur le terrain des ONG et au delà demande une définition précise de l’aide humanitaire. Il ne faut pas confondre programme de développement à long terme et sauvetage dans l’urgence. Les deux ont leur utilité mais ont des modalités d’application différentes. Il faut aussi bien comprendre que l’humanitaire ne changera pas le monde. Dans l’action humanitaire on apprend plus sur soi même qu’on apprend aux autres. C’est une position d’humilité qu’impose un cadre inconnu dans lequel on ne connaît pas l’autre. En effet, les humanitaires ne sont pas vraiment formés aux territoires où ils sont envoyés et changent souvent de lieux. Ils n’ont pas le temps de connaître le pays dans lequel ils sont. Ils arrivent avec des compétences dans un domaine précis, ils ont lu un dossier de 5 pages sur le pays, font preuve de bonne volonté, appliquent des techniques connues à partir de kits tous prêts (puits, centres nutritionnels…) et quand ils sont les plus compétents sur ce terrain là, ils sont envoyés sur une nouvelle mission, ailleurs. Il est donc fondamental d’utiliser les savoir locaux. Sylvie BRUNEL conclut que plus que jamais transparence et évaluation seront les moyens de la régénération de l’action humanitaire.
CR rédigé par Alexandra Monot
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