Allemagne: la fraude fiscale institutionnalisée
Par Vincent PIOLET, docteur en géopolitique, Institut Français de Géopolitique, Université Paris VIII
Article paru sur Libération.fr
La situation économique européenne en difficulté du fait de la crise qui ne cesse de sévir depuis 2008 fait de l’Allemagne l’exemple à suivre, le parangon de la bonne tenue des finances publiques associée à des performances économiques, l’expérience traumatisante grecque devenant l’argument d’autorité pour justifier partout sans débat les plans de rigueur les plus stricts. L’attitude des dirigeants allemands vis-à-vis de la crise grecque s’est voulue attentiste dans un premier temps, puis moralisatrice, voire méprisante. Pour l’opinion allemande, les Méditerranéens sont insouciants, travaillent peu et «vivent au-dessus de leurs moyens». Par Méditerranéens, il faut comprendre la Grèce mais aussi l’Italie et l’Espagne, et par un curieux tropisme géographique, le Portugal et l’Irlande.
Une fois la Grèce aidée, Berlin demande des contreparties, fait la leçon. Ces «fainéants de Grecs», comme l’écrit le quotidien allemand Bild Zeitung, doivent se mettre au travail. En mai, Angela Merkel stigmatise ces Méditerranéens qui préfèrent «les vacances au travail…». «Il faudrait que dans des pays comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal, on ne parte pas à la retraite plus tôt qu’en Allemagne, que tous fassent un peu les mêmes efforts, c’est important», déclare-elle. Ces propos se sont avérés faux et surtout au désavantage de l’Allemagne.
Autre exemple : la fraude. On se souvient de la couverture du magazine allemand Focus montrant une Venus de Milos faisant un doigt d’honneur avec le titre «Les fraudeurs de l’Euroland».
La difficulté, lorsque l’on se pose en donneur de leçon, c’est d’être soi-même irréprochable, un peu comme le curé ascète qui prêche la bonne parole et s’érige en modèle de vertu. Depuis le 10 août 2011, l’Allemagne se retrouve dans la position du curé que l’on retrouve dans un tripot ou un bordel. Elle est en effet la première nation à avoir passé un accord avec la Suisse pour absoudre ses propres fraudeurs fiscaux.
Avec Nicolas Sarkozy, Angela Merkel écrit pourtant le 17 août à Herman Van Rompuy pour l’alerter «d’une coordination décousue des politiques nationales à la base de la gouvernance économique de la zone euro». Une semaine avant, elle signait seule avec la Suisse un accord anéantissant les efforts de l’OCDE depuis 2002 dans sa lutte contre la fraude fiscale. Cet accord est avant tout la victoire de la Suisse qui protège son secret bancaire. Le projet – nommé Rubik – aura des conséquences politiques aussi importantes que ses enjeux sont passés sous silence. Un riche Allemand fraudant le fisc est sûrement moins télégénique qu’une énième manifestation de «fainéants» place Syntagma à Athènes.
Le pragmatisme germanique a donc supplanté ses postures morales. Dans la fraude fiscale, ce qui intéresse un Etat victime comme l’Allemagne, ce n’est pas tant l’identité des fraudeurs que le manque à gagner en recette fiscale. La Suisse propose donc d’instaurer un prélèvement à la source sur les avoirs dissimulés des résidents allemands, reversé à l’Allemagne, sans bien sûr révéler les identités des personnes concernées :
L’accord offre une amnistie à tous les fraudeurs fiscaux allemands ayant dissimulé des avoirs en Suisse. Les avoirs seront taxés entre 19 et 34% et les banques suisses se sont déjà engagées à verser à l’Allemagne 1,4 milliard d’euros.
Les futurs avoirs placés en Suisse par les Allemands seront taxés à 26,375 %, soit l’équivalent du taux allemand, rapportant environ annuellement entre 4 et 6 milliards d’euros au fisc allemand.
En échange, la Suisse demande l’impossibilité de criminaliser ses banques et ses employés – ce qui permet de proposer aux clients allemands toutes les possibilités de fraudes sans être inquiétés par la justice – et d’utiliser toutes les données volées.
Certes les échanges d’informations conclus dans le cadre de l’OCDE restent possibles mais ils sont limités : le fishing est interdit et Rubik limite les échanges à moins de 1 000 demandes sur deux ans. De plus, l’Allemagne vient d’enterrer la «Directive épargne» lancée par l’Union qui aurait permis un échange automatique d’informations fiscales entre les pays européens. Belle preuve de coordination des politiques nationales et de la gouvernance économique de la zone euro réclamées par Angela Merkel une semaine plus tard à Herman Van Rompuy…
Il est enfin à noter que, une fois Rubik signé, la Suisse a le loisir de négocier le taux d’imposition d’un pays tiers et estime seule, sans contrôle, les avoirs. Si elle les estime parfaitement, l’avantage fiscal suisse n’a plus lieu d’être : poussées par la concurrence, les banques helvétiques offriront sans peine à leurs clients une sous-évaluation de leurs avoirs.
Se considérant comme le gardien du temple de la bonne gouvernance financière européenne, traitant la fraude comme une caractéristique des peuples méditerranéens dont la «fainéantise» est la cause des crises qu’elles subissent, l’Allemagne a montré une absence totale de toutes initiatives économiques dignes d’un leader.
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