“Amérique latine, entre violence politique et populisme”
Avec
Georges COUFFIGNAL, Professeur de Science politique, Université Paris 3 (IHEAL)
Frédérique LANGUE, Chargée de recherches, CNRS (CERMA-EHESS)
Daniel PECAUT, Directeur d’études à l’EHESS
En collaboration avec la revue Hérodote et les café-geo de Paris
Le premier Café géopolitique de l’année 2007 est ouvert par Sonia Jedidi à l’habituel Café des Phares, Place de la Bastille. La soirée est consacrée à l’Amérique latine, vaste région soumise à une multitude de questions géopolitiques. Le sujet est abordé par trois intervenants : Georges Couffignal qui fait un état des lieux général de la situation en Amérique latine, Frédérique Langue qui expose les stratégies d’Hugo Chavez au Venezuela et Daniel Pécaut qui revient sur les phénomènes de violences en Colombie, via la guérilla menée par les FARC. Le thème de ce Café est inspiré par la publication de deux revues : le numéro 18 de Questions internationales (mars-avril 2006) et le dernier d’Hérodote « Amérique latine : nouvelle géopolitique » paru fin 2006.
Georges Couffignal introduit le sujet en relevant l’importance prise par l’Amérique latine, dans les médias pendant l’année 2006. La première raison tient certainement au taux de croissance positif, supérieur à 4 %, relevé dans les pays sud-américains pour la 4ème année consécutive : les fondamentaux de leurs économies sont apparemment sains alors que le Brésil ainsi que l’Argentine ont remboursé de manière anticipée leurs dettes. La seconde raison est politique : 11 élections présidentielles en l’espace d’une année. Et alors que la décennie 90 avait vu élire des outsiders qui s’affirmaient en tant qu’ « anti » aux régimes en place, cette année a couronné la réélection des présidents sortants (Alvaro Uribe en Colombie, Luiz Inacio Lula da Silva au Brésil, Hugo Chavez au Venezuela), a confirmé les mêmes forces politiques (Chili, Mexique) ou a permis la réélection de ceux qui n’avaient plus détenus le pouvoir depuis plus de 10 ans (Alan Garcia au Pérou, Daniel Ortega au Nicaragua et Oscar Arias au Costa Rica). En fin de compte, peu de nouveaux venus ont fait leur apparition sur les différentes scènes politiques nationales. Georges Couffignal cite Evo Morales en Bolivie (mais il se présentait à l’élection présidentielle pour la troisième fois), Rafael Correa en Equateur ou Michelle Bachelet au Chili. Les élections de ces derniers ont largement été commentées dans les médias. La particularité de Michelle Bachelet est d’être une femme qui vit seule avec trois enfants, agnostique et membre du Parti socialiste. Quant à l’élection d’Evo Morales, l’arrivée au pouvoir d’un président d’origine indigène a été présentée comme un cas particulier et incohérent mettant en lumière la question indienne. Pourtant il s’agit bien de considérer l’aspect inverse : Evo Morales est un Indien aymara comme 25% de la population bolivienne.
A propos du prétendu virage à Gauche pris par l’Amérique latine, Georges Couffignal le considère comme une vision journaliste et ethnocentrée. Rien ne rapproche Michelle Bachelet d’Hugo Chavez, la réalité est en effet beaucoup plus subtile et complexe. L’éventail des Gauches est large. A tel point qu’un élément rapproche les politiques latino-américaines de Droite de Felipe Calderon au Mexique ou de Alavaro Uribe en Colombie, des politiques de Gauche. Il s’agit de la volonté de mettre en place une politique sociale pour résoudre les difficultés nées des politiques du Consensus de Washington et des conséquences négatives de la mondialisation. Tous veulent instaurer des politiques sociales adaptées en réponse aux politiques menées dans les années 90 : affaiblissement du protectionnisme, libération des marchés, dérégulation, recul de l’Etat menant à l’aggravation des inégalités et à la paupérisation de la majorité de la population malgré la croissance économique. Mais le problème de fond semble sous-estimé : les inégalités sociales continuent de se creuser. L’Amérique latine détient le triste privilège d’être la région la plus inégalitaire de la planète, le Chili arrivant au second rang derrière le Brésil. Les politiques sud-américaines sont privées de moyens financiers indispensables pour mener à bien des programmes sociaux. Leurs économies sont fondées sur les ressources liées à l’exportation des matières premières alors que les ressources fiscales sont quasi inexistantes. Les pays latino-américains ont, en effet, des taux de prélèvements obligatoires très faibles (entre 20 et 25 % du PIB contre 35 % aux Etats-Unis et plus de 40 % en Europe) à l’exception toutefois du Brésil mais qui n’a pourtant pas mis en place de politique sociale redistributive.
La période qui s’ouvre après la fin de la guerre froide et la fin des dictatures militaires a permis la distension des relations de tutelle des Etats-Unis sur la région et a signifié une plus grande autonomie pour ces gouvernements, autant sur le plan politique qu’économique. L’Europe est le premier partenaire commercial du Mercosur. Après la logique du « moins d’Etat » prônée par le Consensus de Washington, les nouveaux dirigeants arrivés au pouvoir redécouvrent le rôle indispensable de l’Etat en faisant naître à nouveau l’idée et les intérêts nationaux. La résurgence de l’idée de nation met de côté les processus d’intégration régionale.
Les formes politiques nouvelles qui surgissent sont qualifiées rapidement de « populistes », sans préciser toutefois ce que l’on met derrière ce terme repoussoir. On aime parler de populisme dès lors que l’on voit des politiques sociales audacieuses. La connotation péjorative du populisme en Europe s’explique par le fait qu’il renvoie aux politiques des dirigeants d’extrême droite (Le Pen, Heider) ou à ceux qui ont fondé leur politique sur la communication et les médias (Berlusconi). En Amérique latine le terme n’est pas excluant mais incluant : pratique politique qui vise à incorporer des marginaux dans la société. Les populistes sont souvent qualifiés comme tel en raison de leur volonté d’entretenir un lien direct avec la population, sans médiations, comptant avant tout sur leur charisme et en faisant appel aux ressorts affectifs et émotionnels. Le danger consiste en un glissement vers des pratiques autoritaires comme le populisme révolutionnaire d’Hugo Chavez fréquemment taxé d’autoritarisme.
Georges Couffignal aborde, enfin, la question des axes entre certains leaders de gauche. L’alliance antilibérale créée par Fidel Castro, Hugo Chavez et Evo Morales ne devrait pas dépasser la rhétorique. Quant à l’axe « Ortega-Morales-Chavez », Georges Couffignal la relativise également en soulignant le pragmatisme économique de Daniel Ortega. Quant à Evo Morales, il diffère d’Hugo Chavez, dans la mesure où son passé se confond avec les luttes syndicales, il connaît la négociation qu’il a su apprendre aux contacts des grandes compagnies pétrolières. Le chef d’Etat ne connaît pas les structures autoritaires.
La chance que peut saisir aujourd’hui l’Amérique latine est que les Etats-Unis se désintéressent complètement de ce qui s’y passe.
Frédérique Langue reprend la problématique du populisme en Amérique latine en insistant sur la nécessité de dépasser les représentations. Il est important d’insister sur les contextes. La question du populisme dépasse du seul cadre national mais relève de géopolitique à l’échelle continentale.
A l’échelle de l’Amérique latine, c’est l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chavez en 1998 au Venezuela qui a relancé la question du populisme. Le populisme du Vénézuélien s’appuie sur les forces armées d’une part et sur l’arme politique que constitue le pétrole d’autre part (pétro populisme). Cette vague populiste semble inquiéter, or ce populisme révolutionnaire a été plébiscité par une majorité d’électeurs. La polarisation de l’opinion en faveur de Chavez est forte. On relève cependant un paradoxe : on assiste à la fois à un temps d’affirmation des situations démocratiques mais également à celui d’une fragilité de gouvernances confrontées à des tendances autoritaires. En l’absence de définition claire, Frédérique Langue décrit le populisme comme une réalité nouvelle, associée à un type particulier de leadership, à l’égard des institutions, avec un discours critique en direction des élites gouvernantes, et utilisant des techniques de marketing politique. Il a également comme caractéristique la présence d’un leader charismatique dont les discours paraissent antipolitiques.
On peut regretter le regard ethnocentré européen concernant le populisme latino-américain.
Au Venezuela, il remonte à la création du parti politique, Action démocratique (AD) en 1941. Le populisme apparaît en même temps que se forgent un imaginaire politique moderne et des représentations politiques. Cette période correspond à la mise en place d’institutions démocratiques et à l’apparition de partis politiques modernes. Les fondateurs d’Action démocratique font partie du parti communiste.
Après le renversement de la dictature en 1958, Rómulo Betancourt (AD parvient au pouvoir et devient président du Venezuela. La symbiose “civils-militaires” va durablement marquer le devenir institutionnel et politique du pays. Betancourt a contribué à créer un véritable parti civil à l’encontre du paradigme des partis armés. Le pacte de Punto Fijo signe le début de quarante années de démocratie au Venezuela pendant lesquels le secteur militaire a accompagné et non influencé la politique. En dépit des guérillas révolutionnaires, le Venezuela connaît une période de stabilité politique avec l’alternance au pouvoir des deux grands partis politiques : l’Action démocratique, l’AC et le Parti social-chrétien COPEI. Avec la croissance économique, résultat des revenus du pétrole, le pays connaît une modernisation rapide. Mais les inégalités sociales subsistent.
Les années 60 sont marquées par la lutte armée. En 64, les dirigeants renoncent au combat pour parvenir au pouvoir. L’échec militaire de la guérilla, d’avantage politique que militaire, conduit les survivants politiques à nouer des liens avec le monde universitaire et les jeunes officiers. Les chefs de file du Mouvement bolivarien, Izarra et Chavez, représentent l’une des tendances conspiratrices au sein des forces armées, qui se manifestent notamment en 92 lors des tentatives de coup d’Etat sous la forme de loges militaires.
Afin d’aborder la question de la violence politique, Frédérique Langue insiste sur sa préférence pour l’expression “paix violente” employée par certains sociologues. L’importance de l’ingrédient révolutionnaire est manifeste au Venezuela, la rhétorique guerrière est omniprésente dans les discours de Chavez. La révolution pacifique et démocratique du candidat Chavez est devenue la révolution armée et le citoyen, un citoyen soldat : formation de milices placées sous la tutelle des forces armées, appel à des réservistes et création d’une garde territoriale. Le régime chaviste se radicalise à partir de 2001 : une fusion civils-militaires est entreprise dans le cadre de la révolution bolivarienne. La scène politique est caractérisée alors par l’extrême faiblesse du contrôle civil sur les forces armées.
Chavez se proclame avant tout bolivarien, il a prêté serment en paraphrasant Bolívar et en empruntant les symboles et les attitudes bolivariens. Investi des pouvoirs de président de la République en février 1999, il annonce le début du processus révolutionnaire démocratique et pacifique ». Chavez promet de rendre le pouvoir au peuple en mettant fin au système corrompu accaparé par les deux grandes formations. La nouvelle Constitution dite bolivarienne est promulguée le 30 décembre 1999. La « révolution bolivarienne » de son président, Hugo Chavez est en marche. Cette démocratie populaire et participative fait constamment référence à Simon Bolivar, héros du pays. Pour marquer cet attachement à ses idéaux, le nom de Bolivar est depuis constamment rappelé à la mémoire collective.
Une question très débattue actuellement est celle du militarisme. Le paradoxe Chavez semble être celui d’un remarquable stratège, d’un leader populiste classique qui s’appuie à la fois sur les forces armées et sur le projet bolivarien. Frédérique Langue récuse l’expression « militarisme » et utilise plutôt « prétorianisme ». Le prétorianisme caractérise au mieux le cas vénézuelien, il renvoie à une « situation dans laquelle le secteur militaire d’une société donnée exerce une influence politique abusive, recourant à la force ou menaçant de le faire ». Le terme militarisme, d’utilisation plus récente, est fortement connotée. Malgré la présence du militaire on est loin de la définition du militarisme.
La Constitution de 1999 affirme que la sécurité de la nation est fondée sur la responsabilité conjointe de l’Etat et de la société. Le pouvoir civil a perdu sa capacité de contrôle de l’institution militaire : les forces armées ne dépendent plus du haut commandement des forces armées mais du président. Le projet de Chavez porte parallèlement sur la constitution d’une véritable armée révolutionnaire bolivarienne : la création de milices, la mobilisation d’une réserve sont constamment évoqués dans les discours présidentiels. Le prétorianisme de Chavez se manifeste d’une manière lente, le président vénézuélien s’est en effet imposé comme un leader charismatique et un stratège.
Les documents diffusés depuis sa prison en 1992 (auteur d’un coup d’État manqué en février 1992 Hugo Chavez a fait deux années de prison) dévoilent les modalités d’accès au pouvoir et la mise en place du processus révolutionnaire. La première étape d’accès au pouvoir est le passage par les urnes. Dès 98, Chavez insiste sur l’évolution vers une démocratie participative où le peuple a un droit d’intervention dans le jeu politique. La seconde étape (à partir du référendum d’Août 2004) correspond à une situation transitoire qui doit permettre de développer un nouveau modèle de société : le projet national Simon Bolivar, projet qui présuppose la fusion civils militaires. La nouvelle période est l’affirmation de la révolution avec un langage plus radical, fondée sur la confrontation, la rhétorique anti-impérialiste et la doctrine de sécurité nationale. Son porte-parole est l’ancien officier William Izarra, idéologue du mouvement bolivarien qui porte une attention particulière aux commandos populaires.
La stratégie continentale de Chavez s’appuie sur le projet expansionniste de la révolution bolivarienne sur le continent latino-américain et la propagande en faveur du « socialisme du XXI° siècle ». La définition de ce socialisme est floue, Hugo Chavez lui-même ne donne pas de précision sur le sujet. L’axe volontiers évoqué est l’axe La Havane-Caracas-La Paz qui semble être d’ordre idéologique et politique. Une autre référence constante de Chavez est celle qui renvoie à l’axe Chavez-Lula-Kirchner, axe qui a été mis à mal en 2006.
La révolution bolivarienne s’est transformée en révolution armée. Il faut considérer la stratégie de Chavez plutôt que l’aspect populiste de sa politique. Il a su associer au programme du mouvement bolivarien, l’idée de concentration du pouvoir et du rôle primordial de l’armée.
Daniel Pécaut prend à son tour la parole pour évoquer la place des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) dans la société colombienne, société perturbée depuis des décennies par les organisations armées illégales : guérillas, narcotrafiquants, paramilitaires, bandes urbaines. Mais les FARC bénéficient d’une place à part : cette guérilla a en effet une longévité surprenante et n’a pas connu les scissions qui se produisent souvent dans ce cas. Dans la situation de violence que connaît la Colombie, les FARC sont l’un des acteurs les plus anciens et les plus importants. Pourtant la Colombie a pris un sérieux virage à droite. Son Président, Alvaro Uribe, sans réelle volonté d’installer un régime autoritaire, fait preuve de volonté d’ordre en axant sa politique sur l’affrontement avec la guérilla (il a d’ailleurs permis le recul des implantations de la guérilla).
La Colombie a connu de multiples conflits sociaux et politiques depuis 1930. Elle n’a cependant pas connu de régimes autoritaires stabilisés ; ses gouvernements se sont presque constamment réclamés d’une légitimité démocratique. Certes, les règles démocratiques ont été souvent bafouées, des formes d’exception ont fréquemment prévalu, au plan local la domination s’est souvent manifestée de manière brutale. En réalité le fait majeur a été que l’autorité de l’Etat est restée des plus précaires. D’amples espaces territoriaux ont échappé à son contrôle. Les régulations sociales sont demeurées fragiles et ne concernaient qu’une petite frange de population. L’intervention économique de l’Etat a été vue avec méfiance et est longtemps restée bien limitée. Les mobilisations populistes ont tourné court. Ce qui caractérise la Colombie, c’est un modèle dans lequel l’Etat n’est qu’un acteur parmi d’autres. Les tensions sociales peuvent se donner libre cours et de nombreux secteurs de la société se sont habitués à ce qu’elles se traduisent par le recours à la violence. L’Etat a sa part dans les phénomènes de violence mais ceux-ci ne prennent une grande ampleur que lorsqu’ils sont relayés par les stratégies de divers acteurs sociaux. Ces phénomènes sont largement sociétaux.
Les FARC sont nées en 1964 sous l’égide du Parti communiste dans le prolongement des organisations paysannes d’autodéfense surgies lors de la Violencia. D’autres guérillas ont co-existé avec les FARC : l’ELN (Ejercito de Liberacion Nacional) d’inspiration guévariste, l’EPL (Ejercito Popular de Liberacion) d’orientation maoïste et le M19 à stratégie surtout militaire et médiatique. On parle donc souvent d’un conflit de plus de quarante ans. Pourtant cette continuité n’est pas évidente. Jusqu’à la fin des années 1970, le sort de ces organisations n’a pas été très différent de celui des autres guérillas du sous-continent. En 1975, elles étaient au bord de l’extinction ou piétinaient.
C’est l’économie de la drogue qui à partir de 1980 leur a donné une nouvelle impulsion. La Colombie est d’abord un simple lieu de transformation et d’exportation de la coca produite en Bolivie et au Pérou. A la fin des années 1980, elle devient le principal pays producteur. Les FARC en sont les principales bénéficiaires : elles contrôlent en effet la plupart des zones de colonisation récente dans lesquelles s’implantent les cultures, taxant les petits cultivateurs, protégeant les laboratoires, intervenant comme intermédiaires avec les narcotrafiquants et, plus récemment, contrôlant certains des circuits d’exportation. Elles sont donc autonomes financièrement, maîtrisent des réseaux d’importation d’armes, multiplient leur recrutement jusqu’à regrouper plus de 15 000 combattants. Même si c’est dans une autre mesure, les autres organisations de guérilla ont également recouru aux retombées de l’économie de la drogue, l’ELN qui s’y était longtemps refusée y est venue à son tour ces derniers temps. Quant aux paramilitaires, ils ont toujours été liés aux narcotrafiquants. Depuis 1990, ils se livrent à une concurrence sanglante avec les FARC pour dominer les régions de culture et sont parvenus effectivement à imposer leur emprise sur la majorité d’entre elles.
Mais les ressources de l’économie de la drogue ne sont pas les seules dont disposent les organisations armées illégales. 1980 marque aussi la montée en puissance d’une nouvelle économie minière et d’agriculture d’exportation- charbon, nickel, pétrole etc sans compter l’économie ancienne de l’or. L’ELN se fait une spécialité des « taxations » sur l’exploitation pétrolière, l’EPL sur les plantations de bananes. A quoi s’ajoutent les revenus des enlèvements- qui représentent, estime-t-on, 30% des rentrées financières des FARC et davantage pour le M19 et l’ELN et les revenus du racket sur les propriétés rurales et parfois urbaines. Et, en dernier lieu, le prélèvements sur les finances locales effectués par les guérillas et, plus récemment, par les paramilitaires ;
Sans doute, vers 1990, la chute du mur de Berlin, le début des négociations en Amérique Centrale, l’adoption par la Colombie d’une nouvelle constitution très novatrice, ont contribué à semer le doute sur la poursuite de la lutte de guérilla. Le M19, l’EPL et d’autres organisations mineures y ont renoncé. Les FARC et l’ELN ont cependant poursuivi leur combat et, dans le cas des FARC, leur expansion territoriale et leur modernisation militaire : en 1998, les FARC font sentir leur présence dans plus de la moitié des municipes du pays et sont parvenus à porter des coups retentissants contre les forces armées. Elles exercent une emprise relativement stable sur beaucoup des zones de colonisation du Sud du pays mais poursuivent simultanément des objectifs stratégiques multiples ; implantation dans les régions frontalières avec le Venezuela et l’Equateur, contrôle de couloirs menant vers les deux océans, efforts pour encercler des pôles urbains. Si les FARC connaissent depuis 2002 un certain repli, la politique du président Uribe y est pour quelque chose mais plus encore la politique de reconquête à feu et à sang menée par les groupes paramilitaires avec la complicité fréquente d’une nouvelle classe politique locale et de militaires.
Comment se fait-il qu’une guérilla comme les FARC ait pu se maintenir aussi longtemps sans scissions majeures ? Daniel Pécaut propose trois facteurs d’explication :
L’homogénéité particulière du recrutement de la guérilla en est un. Les FARC possèdent, en effet, de solides ancrages sociaux dans les populations rurales. Dans les années 60, les FARC sont directement en prise avec des secteurs ruraux des anciennes et nouvelles zones de colonisation. Confrontés à l’expérience de la « Violencia », chassés par la force ou la misère, désireux d’échapper à la domination des grands propriétaires, les colons gagnent des zones périphériques soustraites au contrôle de l’Etat. Se crée alors une osmose entre population et organisation armée ou plutôt une conjonction autour de mêmes logiques d’action. La population en vient à s’identifier aux FARC en partageant leurs conceptions de justice, en leur fournissant de nouvelles recrues et en se plaçant sous l’ordre social établi par la guérilla qui leur garantit en échange une logique de protection. Les cultivateurs de coca peuvent difficilement se passer d’une telle protection. La puissance des FARC vient de ce qu’elles peuvent puiser dans le vaste vivier d’une population rurale diversifiée mais dépourvue de perspective. D’autant que le niveau d’éducation de recrutement des effectifs se révèle être des plus faibles, souvent proche de l’analphabétisme. D’où l’autorité des cadres qui ont souvent plus de vingt ans d’ancienneté.
Manuel Marulanda, la principale figure militaire actuelle des FARC et leur leader légendaire depuis un demi-siècle, illustre bien cette image rurale. Cette caractéristique des FARC fait néanmoins qu’elles n’ont jamais réussi à s’implanter solidement dans les milieux urbains.
La deuxième explication vient des ressources financières dont dispose la guérilla pour acquérir l’armement nécessaire. Mais la conséquence en est qu’elles ont de plus en plus tendance à négliger la recherche de l’appui de la population pour se limiter à assurer leur emprise sur elle à la manière de réseaux mafieux qui ne sont plus tout à fait différents de ceux des paramilitaires. Même dans les zones de colonisation, le soutien local devient moins assuré : l’irruption des groupes paramilitaires fait craindre de terribles représailles. Le recrutement se fait de plus en plus souvent par la contrainte.
L’absence de toute préoccupation « théorique » ou « idéologique » des FARC constitue un autre ressort de leur longévité. Les stratégies des FARC ne répondent pas à un dessein immuable tracé dès le départ. Il y un contraste entre leur capacité militaire et la faiblesse de leur capacité politique. En fait les FARC n’ont pas eu à se préoccuper pendant longtemps de définir un dessein politique : elles étaient subordonnées à un parti communiste très orthodoxe qui, tout en préconisant la « combinaison de toutes les formes de lutte », était très attaché au jeu électoral et misait sur le prolétariat urbain pour provoquer des changements profonds. En 1985, les FARC s’associent certes à l’initiative de parti communiste de créer un nouveau parti plus ouvert, l’Union Patriotique. Mais en poursuivant simultanément leur dessein militaire, elles transforment les militantes du nouveau parti en cibles ; plus de 2000 membres seront tués. Dès lors les FARC s’autonomisent d’un parti communiste décomposé. Elles le font en optant pour donner la priorité à la seule stratégie militaire. Elles sont incapables d’utiliser la tribune politique que leur offre le processus de négociation lancé par le gouvernement d’Andrés Pastrana. De ce primat de la stratégie militaire résulte le discrédit politique profond dont pâtissent les FARC. Mais c’est aussi sans doute le secret du maintien de leur cohésion. Indifférentes aux débats théoriques, fermées à toute immixtion de la société civile sur leurs orientations, sourdes aux critiques internationales sur la question des otages, n’ayant jamais tenté de jeter les bases de structures locales alternatives, immergées dans un pays toujours plus urbain, les FARC peuvent à tout le moins se targuer d’avoir perduré au long des décennies.
Daniel Pécaut termine en faisant référence à Marulanda, ce leader de 76 ans, qui se révèle être à son tour devenu une figure légendaire de la révolution pour laquelle l’immobilisme tient lieu de doctrine.
DEBAT
Après ces trois interventions, Sonia Jedidi ouvre le débat aux interrogations éventuelles de la salle. Voici la retranscription des quelques questions posées aux trois spécialistes :
Un parallèle entre le Cambodge et la Colombie est-il possible ?
Daniel Pécaut infirme cette comparaison en expliquant qu’il n’y a pas eu d’extermination massive et systématique de la population en Colombie de la part des guérillas, et que d’autre part, ce serait prêter aux FARC une vision politique comparable à celle des Khmers Rouge, ce qui n’est pas le cas.
Quelle place prend le trafic de drogue en Colombie ?
Daniel Pécaut explique que ce trafic procure d’abondantes ressources aux FARC ce qui les dispensent de ce fait de chercher l’appui de la population comme c’était le cas auparavant. Daniel Pécaut rappelle que le rapport avec la population s’est considérablement détérioré. Avec le trafic de drogue, les FARC n’ont plus besoin de séduire la population avec des idéaux.
Que prévoit D. Pécaut sur l’évolution de la violence politique en Colombie ?
Il exprime son pessimisme en expliquant qu’il prévoit qu’une partie des FARC entre en négociation mais qu’il sera trop tard. Cette scission aboutirait sans doute à une évolution vers le banditisme. Il rappelle également l’importance du trafic de drogue et des intérêts fondamentaux communs avec les paramilitaires.
Quels sont justement les liens actuels entre les FARC et les paramilitaires ?
En schématisant, on peut dire, selon D. Pécaut, que la guérilla est menée depuis les parties montagneuses pendant que les paramilitaires tiennent les villes. Les FARC exercent une emprise sur la culture de la coca alors que les paramilitaires la commercialisent. On observe dés lors une coopération de fait mais aussi des rivalités et une violence indéniable. Souvent, par exemple, les paramilitaires massacrent la population soupçonnée de sympathie avec les guérilleros, mais ne s’attaquent que rarement aux FARC, elles-mêmes.
Quels sont les liens entre les FARC et les autres guérillas ?
D. Pécaut rappelle que le M19 puis l’EPL ont déposé les armes au début des années 90 à un moment où il était possible de rendre les armes sans avoir à rendre des comptes à la justice. Aujourd’hui la justice pénale internationale fait que les leaders des guérillas ne pourront plus déposer les armes en toute impunité. Aujourd’hui seules les FARC et L’ELN poursuivent le « combat ». L’ELN est moins puissante militairement, elle a perdu sa capacité d’action militaire. Si les guérilleros de l’ELN décidaient de rendre les armes, il devrait y avoir un accord préalable des FARC, ces dernières ne verraient pas la négociation d’un très bon œil.
Certains anciens guérilleros sont devenus des paramilitaires, organisation dont le recrutement est très vaste.
De quelle manière la résurgence des Etats nationaux peut elle être conciliable avec la révolution bolivarienne qui entend être un modèle pour toute l’Amérique latine ?
Selon Frédérique Langue, cette tentative peut être mise en œuvre via l’intégration économique. Dans les conditions actuelles, l’intégration a essentiellement un sens économique.
Comment s’est déroulé le processus de colonisation des terres pour la culture de la coca ?
D. Pécaut explique que la culture de la coca a commencé à s’étendre vers des régions en difficulté par d’autres cultures. Pendant très longtemps, l’expansion des cultures de coca n’a pas suscité de réactions profondes de la part des élites politiques. Aujourd’hui la coca est disséminée sur l’ensemble du territoire colombien au milieu de cultures vivrières, sous la forme de mini cultures ce qui rend leur destruction particulièrement difficile. De plus la productivité de la coca s’améliore au fil du temps. L’étendue des cultures de coca va de pair avec le degré de violence : partout où il y a culture de coca il y a des groupes armés illégaux.
La coca est-elle une plante pluriannuelle ?
La coca se récolte 4 fois par an.
Quel peut-être le futur grand d’Amérique latine ?
Georges Couffignal estime que le futur grand existe déjà en l’Etat du Brésil.
Au début des années 90, l’idée de créer un pôle régional puissant pouvant œuvrer de manière multilatérale a été réactivée grâce au Mercosur. Cette initiative a été vue par les Etats-Unis comme un obstacle fort. Les Etats-Unis ont donc créé ou relancé des Marchés communs : CAN, MCCA, l’ALENA, puis en 1994, la Zone de libre-échange des Amériques, ZLEA. Prenant acte de leurs échecs, les Etats-Unis ont alors cherché à signer des accords bilatéraux de libre échange. Puis, en 2004, la Communauté sud-américaine de Nations a vu le jour. Cette nouvelle instance régionale, dont le Brésil est le principal promoteur, se veut être un contrepoids au projet de ZLEA.
Actuellement le Brésil « ne joue plus » en Amérique latine mais dans le monde, il se veut un acteur majeur de la scène internationale. L’Amérique latine peut cependant lui servir de tremplin pour devenir un « grand incontournable » sur le plan mondial.
Ainsi s’achève le Café géopolitique du 11 janvier consacré aux populismes et aux violences politiques en Amérique latine. Il ne reste à Sonia Jedidi qu’à clore le débat, remercier les intervenants et donner rendez-vous au public le mois prochain pour un café géopolitique consacré aux Balkans.
HOLZINGER Flavie, Doctorante à l’Institut Français de Géopolitique – Université Paris 8.
Au Café des Phares ; 7, place de la Bastille ; 75004 Paris ; Métro : Bastille