Après le coup d’État militaire raté, le coup d’État civil réussi d’Erdogan, art. Ariane Bonzon, SLATE, 7/10/2016
Après le coup d’État militaire raté, le coup d’État civil réussi d’Erdogan
Objectif: instaurer un nouveau système politique à sa mesure.
Le peuple turc descendu dans la rue a fait échouer les putschistes, lesquels étaient téléguidés par l’imam Fetullah Gülen avec la tacite complicité d’un «esprit supérieur», à savoir les États-Unis. Passée une phase d’état d’urgence nécessaire pour mettre les factieux hors d’état de nuire, le gouvernement du président Erdogan va rétablir la démocratie que les putschistes voulaient supprimer.
Voilà résumé le récit officiel en place et en images dans les discours et les revues sur papier glacé que l’on distribue généreusement au peuple turc et aux visiteurs. Mais si, derrière ce message officiel, c’était un autre coup qui était mené par le chef de l’État turc? Un vrai bon «coup d’État civil» réalisé par une série de mesures qui n’auraient jamais pu être prises et adoptées dans des circonstances normales. Un coup d’État imposant au pays une rupture violente, pour instaurer un nouveau système politique.
Apparemment pourtant, les décisions prises par le président Erdogan sont légitimes et légales. Il lui appartient de défendre la démocratie et de lutter contre les hommes et les structures qui menacent de la détruire. Et il agit dans le cadre du droit: la Constitution turque prévoit l’état d’urgence, qui peut être déclaré dans des circonstances analogues à celles qui se sont produites le 15 juillet dernier.
Mais ces prérogatives exceptionnelles ne sont attribuées que pour permettre aux autorités de mettre fin au danger public (article 15 de la Constitution) et ne doivent pas violer les obligations imposées par le droit international, ni porter une atteinte trop grave aux libertés fondamentales. Or, depuis près de trois mois, les mesures répressives vont au-delà de ce qui est nécessaire pour éliminer les auteurs du putsch. Et les décrets-lois qui les ont permises ne peuvent faire l’objet d’aucun recours.
Le nouveau système politique d’Erdogan
En filigrane, avec l’état d’urgence, dont la prolongation a été annoncée, on perçoit qu’autre chose est en jeu que l’on voit déjà apparaître, dans la pratique. Et cette autre chose, c’est le nouveau système politique que veut instaurer le président Erdogan.
Car, en réalité, c’est une répression sans limite et quasiment sans contrôle qui s’est mise en place, une purge d’une ampleur considérable: plus de 80.000 fonctionnaires et enseignants ont été suspendus ou limogés, plus de 40.000 gardes à vue et 20.000 arrestations prononcées, plus de 2.000 magistrats ont été exclus, des médecins ont été radiés, privés de l’autorisation d’exercer, des dizaines de doyens démis, des centaines d’écoles, universités, associations et fondations ont été dissoutes et leurs biens souvent confisqués, des dizaines de chaînes de télévision, de journaux muselés et de journalistes emprisonnés, et plus récemment des entreprises et leurs dirigeants ont fait l’objet de mesures identiques.
Quelques heures à peine après le coup, le chef de l’État a publiquement accusé le mouvement dirigé par l’Imam Gülen d’en être l’initiateur. Sans que des preuves concluantes ne soient produites, et surtout sans que la justice ne se soit prononcée, c’est l’appartenance à ce mouvement, réelle ou supposée, ou la collaboration à ses activités même éducatives ou culturelles, voire la simple sympathie qui justifient les sanctions prises. Arrêtés et toujours en prison, les journalistes vétérans Sahin Alpay et Nazli Iliçak et l’universitaire Mehmet Altan par exemple ne sont pas gülénistes. En revanche, après avoir soutenu Erdogan, ils en sont devenus très critiques parfois dans les colonnes du quotidien güléniste, Zaman. Le putsch raté est l’occasion d’amplifier le travail commencé il y a trois ans afin de supprimer ces opposants, hier alliés, dont certains sévissent au sein même du parti du président de la république de Turquie.
Mais la purge va bien au-delà. Elle s’étend, un peu comme à la suite du coup d’État militaire de 1980, à des opposants qui n’ont rien à voir avec cette tentative de putsch militaire: ainsi de certains islamo-conservateurs, des libéraux mais aussi des maires et députés du Parti démocratique des peuples (HDP, kurde, socialiste et laïque) voire des universitaires, journalistes, avocats et écrivains, favorables aux revendications culturelles et politiques kurdes, tels Asli Erdogan et Necmiye Alpay arrêtées et emprisonnées depuis plusieurs semaines.
Un mode de gouvernement de type populiste
À cela s’ajoute le style de gouvernement qui tend à s’appliquer depuis la tentative de putsch militaire. Celui-ci n’a que des rapports lointains avec la démocratie. Certes, les gouvernants ont été régulièrement élus, et la population, dans sa grande majorité, soutient leur action dans cette période de crise. Mais la conduite des affaires publiques se limite, schématiquement, en un dialogue entre le chef de l’État et la foule.
Gouvernant par décret-lois, sans recours possible, le président turc apparait tout puissant. Seulement, et il le sait bien, c’est un pouvoir de fait, qui peut s’écrouler si l’AKP, son parti, perd la majorité. Pour éviter ce risque, voilà déjà longtemps que Erdogan veut modifier la constitution et opter pour un régime de type présidentiel.
Depuis 2011, la question est lancinante. Les circonstances ne lui ont jamais permis de faire adopter cette réforme. Le coup d’État raté pourrait bien être l’occasion d’y parvenir enfin, une fois la répression menée à bien. Par ses propos récents, le président du Conseil constitutionnel semble même l’avoir déjà ratifiée. Au total, une répression drastique, menée au mépris de l’état de droit, une période de gouvernement de crise de type dictatorial, l’instauration d’un régime autoritaire. Bref, tous les ingrédients d’un coup d’État sont réunis. Et celui-ci, civil, est en passe de réussir.