“Armée et Nation”
A l’occasion de la sortie du numéro 116 de la revue Hérodote : « Armées et nations »
Yves Lacoste, directeur de la revue Herodote a présidé une table ronde en présence de différents auteurs de ce numéro : Jean-Sylvestre Mongrenier, Jean-Dominique Merchet, Christelle Chichignoud, Cyrille Gloaguen, François Gèze.
Pour le premier café géopolitique du printemps, nous partons fleur au fusil à la rencontre du lien entre Armée et Nation. La sémillante et peu martiale Delphine Papin rappelle que les Cafés géopolitiques ont trois ans (et déjà toutes leurs dents). Elle remercie chaleureusement Yves Lacoste pour son soutien constant, ainsi que l’équipe de l’Institut français de géopolitique toujours disponible pour porter le drapeau. Yves Lacoste, après avoir souligné les mérites de Béatrice Giblin quant à la prospérité de l’Institut, lance les grandes manœuvres stratégiques. Il signale d’emblée que l’armée est une institution dont la compréhension relève par excellence de l’analyse géopolitique, c’est à dire de rivalités de pouvoir sur des territoires. Tout comme la nation, autre idée-force de la géopolitique, dont un des premiers actes matériels et symboliques, une fois parvenue à l’indépendance, est de constituer une armée. Mais les rapports entre nations et armées sont difficiles et bien plus complexes. Ainsi, la nation américaine, connue pour son chauvinisme, a de l’armée une image moins valorisée qu’on ne l’imagine, héritage de la Guerre de Sécession et de ses boucheries inutiles.
Pour ce Café anniversaire, il revient à l’armée britannique (ah ! Perfide Albion) de déclencher les premières escarmouches…
Jean-Sylvestre Mongrenier évoque pour nous les spécificités de l’armée britannique. Celle-ci, anciennement professionnalisée, fait référence en Europe au point que Jacques Chirac, dans le cadre du processus de professionnalisation de l’armée française initiée en 1996, fasse référence un 14 juillet 2002 au nécessaire rattrapage de l’armée de sa Majesté. Le regimental system, qui structure 2/3 des régiments et bataillons de l’armée de terre selon le principe du recrutement géographique (opposé à celui de l’amalgame) et des pratiques de patronage, génère un fort esprit de corps et concourt au maintien des traditions. La première guerre du Golfe (1991), où les britanniques déploient sans difficulté près de 40.000 hommes, a démontré aux partenaires européens leur efficacité en terme de projection de forces et de puissance. Car l’armée britannique s’appuie également sur de solides assises financières, la part du PIB alloué diminuant moins qu’ailleurs sans jamais tomber en deçà des 2%. Cet effort budgétaire est de surcroît valorisé par la politique dite « d’acquisition intelligente » (smart acquisition), qui associe le secteur privé, pour tout ou partie, dans la construction et la gestion des équipements militaires.
La déclaration de Saint-Malo, lors du sommet franco-britannique de décembre 1998, a fait entrer l’Europe dans la voie d’une politique de défense commune. Non sans ambiguïtés car, du point des britanniques, l’OTAN et l’Europe de la défense ne sont en rien contradictoires, leur vision atlantiste embrassant plus largement une puissance unipolaire euro-américaine.
Jean-Dominique Merchet s’interroge quant à lui sur les transformations de l’armée française : dans quel monde évolue t-elle désormais, physiquement et mentalement ? La posture des armées françaises s’est modifiée il y a une quinzaine d’années, avec la rupture géopolitique majeure qu’ont constitué en quelques mois – du 9 novembre 1989 au 2 août 1990 – la chute du mur de Berlin et l’invasion du Koweït par l’Irak. Depuis 1870, l’armée française regardait vers l’Est, en direction de l’Allemagne puis de l’Union Soviétique. En dehors de quelques « aventuriers » sur les terres coloniales, l’essentiel des forces est enracinée dans le quart Nord-Est tandis que l’industrie de l’armement se développe dans le Centre et le Sud-Ouest. Aujourd’hui au contraire, le territoire national est globalement abandonné au profit de trois secteurs géographiques : l’Afrique avec récemment l’opération Licorne, les Balkans lors de la décennie 1990 et un axe allant de Djibouti à l’Afghanistan en passant par le golfe arabo-persique. De la ligne bleue des Vosges à la chaîne du Pamir en quelque sorte.
D’autre part, au delà des nouvelles priorités stratégiques, la professionnalisation, qui a considérablement modifié l’ambiance au sein des armées, et le cadre multinational des interventions (OTAN, Europe plus rarement) ont considérablement modifié la carte mentale de l’armée française. En définitive, celle-ci s’est transformée sous l’effet de la mondialisation et ce, bien davantage que d’autres secteurs civils. Modernisation qui s’accompagne par ailleurs d’un retour à d’anciennes traditions, telle l’appellation « régiments d’Afrique » en écho à la période coloniale.
Question : La professionnalisation revient-elle moins chère que la conscription ? Et avec elle, la prise en compte de la vie des soldats est-elle supérieure ?
J.-D. Merchet :L’armée professionnelle revient plus chère sans aucun doute. La conscription est morte avec la première guerre du Golfe : il n’y avait pas d’appelés, sinon des volontaires. Il faut aussi considérer la dualité entre défense intérieure et opération extérieure : personne n’acceptera d’aller mourir au Koweït. De plus, la conscription conservait un aspect inégalitaire : pour une classe d’âge de 350.000 hommes, il n’y avait d’argent que pour 250.000… De là près de 100.000 exemptions pour les classes privilégiées ou celles issues de l’immigration, bien loin de la mythologie de l’intégration sociale par l’armée. Avec le volontariat au contraire, l’accès des populations défavorisées et immigrées est supérieur. (propos rapportés)
Qu’en est-il du lien armée et nation pour cette institution militaire particulière qu’est la gendarmerie ? Christelle Chichignoud souligne que le lien gendarmerie-nation fait problème au sein de la communauté militaire. Il est même prétexte à une remise cause de la légitimité de la présence ou du maintien de la gendarmerie au sein des forces armées. Evoquer ces liens amène le plus souvent un débat sur « la gendarmerie dans ou hors les armées ? » Jusque dans les années 1990, le discours tenu par une partie de la hiérarchie militaire insistait sur le caractère différent des missions rendues par la gendarmerie par rapport aux trois autres armées. Pourtant, la gendarmerie exécute bien des missions qui servent les intérêts de la nation, que ce soit à travers le maintien de l’ordre, la défense de la cohésion sur le territoire national et même, depuis une dizaine d’années, à travers son implication sur des terrains d’opérations extérieures. Derrière cette mise en cause du « service rendu à la nation » par la gendarmerie, il est question surtout de rivalités de pouvoir d’une certaine hiérarchie militaire auprès des cabinets ministériels sur les politiques et budgets de la Défense. Comment expliquer ces rivalités, notamment celles entre une partie de l’armée de terre et la gendarmerie ?
En fait, historiquement la gendarmerie est issue de l’armée de terre et jusqu’en 1950 rattachée à celle-ci. Depuis, la gendarmerie s’émancipe très progressivement de cette tutelle sur le plan du budget et du commandement. Mais cela ne se fait pas sans rapports de force, sans alimenter des représentations d’une gendarmerie qui monterait en puissance au détriment des autres armées.
Autre question corollaire au débat des liens gendarmerie-nation : les gendarmes sont-ils des militaires ? Par leur statut oui, mais leurs missions sont à 95 % d’ordre civil. Cette polémique quant à la place et au statut des gendarmes dans la communauté militaire s’est ravivée en 2001, lorsque des gendarmes en uniforme et en véhicules de service sont descendus dans la rue (précisons ici qu’ils n’ont pas « manifesté », même si cela en avait l’apparence, mais se sont rendus en masse à une visite médicale). Cette mobilisation sans précédent a été très mal perçue par la communauté militaire (certains ont parlé d’incompatibilité avec le statut militaire, d’autres ont agité le spectre d’une sédition). Bien plus, il s’agissait en réalité de la peur d’une possible contagion à d’autres armées, tant le malaise général, attesté par les rapports parlementaires, était palpable.
Cette particularité de la gendarmerie au sein de la communauté militaire se prolonge avec une référence à la nation qui est plus ou moins vive parmi les gendarmes selon leur place au sein de la hiérarchie, les métier et les perspectives de carrière.
De nombreux médias français ont tendance, nous dit Cyrille Gloaguen, à porter sur la Russie un regard très fortement marqué par l’histoire récente de la France, à commencer par le conflit algérien. Partant, ce regard pèse lourd dans l’analyse qu’ils font de la guerre de Tchétchénie et de l’arrivée au Kremlin d’un ancien officier du KGB. En France, uniforme et politique ne font pas bon ménage et leurs liens sont naturellement suspects. Les relations qu’entretient la société russe avec ses forces armées sont en fait ambiguës et complexes. L’armée russe est le calque exact des divisions de la société : il existe une multitude d’armées, toutes concurrentes, tandis que le vote militaire s’exprime sur l’ensemble du prisme politique, à l’exception des partis libéraux. A cela s’ajoute un rapport schizophrénique entre une élite d’officiers généraux, proche du pouvoir ou proche de certains cercles politiques, et la base des forces armées qui est paupérisée à l’extrême et gangrenée par une violence inouïe. Environ 2000 hommes décèdent chaque année dans des situations de non combat (hors Tchétchénie), dont 1/3 par suicide (sachant que le taux de suicide étendu à l’ensemble de la société russe reste très supérieur à celui de la France). Poutine n’a aussi de cesse que de vouloir briser le conservatisme des généraux qui gêne ses réformes des forces armées. Les problèmes des forces armées sont liés notamment à la présence massive de jeunes issus des classes populaires, voire franchement marginales de la société, plus exposés à l’alcoolisme et la violence, à l’absence d’un vrai corps de sous-officiers et à un gigantisme (environ 5 millions d’hommes en uniforme) que les budgets des forces armées et des ministères de forces sont bien incapables d’entretenir.
D’un point de vue politique, les membres de l’armée et des services spéciaux participent à la vie de la société, à travers les partis politiques et les mandats électoraux. Ils sont aussi très impliqués dans la vie économique. N’oublions pas que la société soviétique était par essence militarisée et que le PC, dès son origine, véhiculait une dimension et un discours du même ordre. En 1990, une cassure s’opère lors de la lutte entre Gorbatchev et Eltsine pour s’attirer le soutien des généraux, qui se trouvent projetés au premier plan de la vie politique (cf. A. Lebed, Gromov ou D. Doudaev). Avec l’avènement de Poutine, dont on a fabriqué l’image pour les élections à partir de valeurs martiales répondant parfaitement au besoin de « nationalisme modéré » exprimé aujourd’hui par la plupart des Russes, on voit émerger dans l’entourage du nouveau président de nombreux officiers, la plupart ayant des liens avec l’ancien KGB, et qui avaient la plupart travaillé avec Poutine à la mairie de Saint-Pétersbourg. Ceci dit, il est erroné d’y voir, comme trop souvent, une prise de pouvoir des services spéciaux en tant qu’institution : officiers et membres des services spéciaux ne sont, entre les mains de Poutine, que des outils de conquête de pouvoir et régulation des archaïsmes politiques et administratifs hérités de l’URSS.
Question : Pourquoi les militaires sont-ils restés dans les Républiques issus de l’effondrement de l’URSS ?
C. Gloaguen : Parce que l’armée soviétique était multiethnique, les diverses ethnies la composant ont naturellement regagnées en 1991 leur république d’origine devenue du jour au lendemain Etat national. Aujourd’hui les forces armées russes sont beaucoup plus homogènes du point de vue ethnique.
Q. : Cette dimension multiethnique a-t-elle été la cause de l’effondrement soviétique ?
C.G. : Pas directement. Contrairement à la thèse avancée un moment par Hélène Carrère d’Encausse, c’est de l’intérieur que le système s’est effondré, mais les facteurs de cet effondrement sont très divers : incapacité pour l’économie de suivre la course aux armements initiée par les Etats-Unis, tensions ethniques à la fin de la Perestroïka (Géorgie, pays baltes), compétition pour le pouvoir entre Eltsine et Gorbatchev, etc. (propos rapportés)
François Gèze nous explique pourquoi et comment l’armée joue un rôle central dans l’Algérie contemporaine. Un détour par l’histoire s’impose. L’armée algérienne est héritière d’un combat pour l’indépendance du pays (cf. l’ALN), battue militairement mais victorieuse politiquement. Le lien identitaire entre armée et nation est par conséquent très fort. Dès l’été 1962 se produit le « péché originel » : la confiscation – derrière la présidence civile de Ben Bella – du pouvoir, et partant de la légitimité historique, par une coalition militaire autour du colonel Boumediene. Cette main-mise prend appui sur la Sécurité militaire (créée en septembre 1962), sur des troisièmes couteaux et quelques jeunes talents. Le coup d’Etat de 1965 inaugure une deuxième phase, pendant laquelle Boumediene façonne le pouvoir à sa main, tout en tenant à distance l’armée de peur d’un retour de bâton. L’armée est minée elle-même par des conflits régionaux qui opposent les « Orientaux » aux DAF (« déserteurs de l’armée française »). Après la mort de Boumediene en 1978, s’ouvre une nouvelle phase qui voit l’affrontement, durant la décennie 1980, des deux clans : le colonel Belkheir et les DAF, très liés à la France, parviennent en quelques années à éliminer les « Orientaux ». Cette décennie est également marquée par l’instrumentalisation de l’islamisme comme outil de gestion politique. En octobre 1988, dans un climat délétère, des manifestations soigneusement orchestrées dégénèrent dans un bain de sang, faisant 600 victimes. Après une courte et modeste ouverture politique (1989-1991), le clan Belkheir annule les élections de décembre 1991 remportées par le FIS, mouvance islamiste qu’il achève d’éradiquer en 1998, au prix de centaines de milliers de victimes. C’est la fin de l’ouverture et la monopolisation du pouvoir par une caste de chefs militaires et d’alliés civils qui, totalement coupée de la nation, font figure de nouveaux colons. Les services spéciaux, qui sont le cœur du pouvoir et de l’armée, lèguent une culture où la vie humaine n’a aucune valeur.
Question : Comment expliquer que la répression ait pu être aussi longue s’il n’y avait d’opposition réelle ?
F. Gèze : La guerre civile a été volontairement entretenue. C’est une forme de régulation sociale, un outil de gestion du pays. De la même façon que l’apparente liberté de ton de la presse algérienne est un leurre.
Q. : Y a t’il un lien entre la caste militaire algérienne et la haute hiérarchie de l’armée française ? Et quel est l’intérêt du pouvoir politique français à soutenir cette caste ?
F. G. : Aucun lien, les militaires algériens sont considérés comme des égorgeurs. Pour ce qui est de l’intérêt, c’est l’argent tout bonnement, à travers les grandes entreprises, les marchés et le système bien connu des rétro-commissions. (propos rapportés)
Julien Boni
En collaboration avec la revue Hérodote et les café-geo de Paris
Au Café des Phares ; 7, place de la Bastille ; 75004 Paris ; Métro : Bastille