Des « Balkans occidentaux » aux confins européens : la dialectique Russie-Union européenne
Chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Paris VIII), Chercheur associé à l’Institut Thomas More
La géopolitique est faite de contrecoups directs et indirects entre des conflits spatialement distincts et parfois très éloignés les uns des autres. Aussi les désaccords entre la Russie et les Occidentaux sur le statut final du Kosovo et la querelle des antimissiles doivent-ils être analysés et compris selon différents ordres de grandeur, avec en toile de fond l’élargissement des instances euro-atlantiques (OTAN et Union européenne) aux confins de l’Europe.
Le sommet du G8 d’Heiligendamm, les 6-8 juin derniers, n’a finalement pu ouvrir la voie à l’indépendance de jure de la province serbe du Kosovo . Vladimir Poutine s’oppose à une telle perspective et les hypothèques relatives à l’élargissement de l’Union européenne aux « Balkans occidentaux » (ex-Yougoslavie et Albanie) ne jouent guère en ce sens. La probable implantation de systèmes antimissiles américains en Pologne et en Tchéquie suscite quant à elle l’ire des dirigeants russes . Il est à craindre que la proposition formulée par Vladimir Poutine d’insérer la station radar de Gabala (Azerbaïdjan) dans ce dispositif relève de manœuvres dilatoires. La détérioration des relations entre Russes et Occidentaux et le défaut de confiance de part et d’autre rendent difficile l’instauration d’un véritable partenariat stratégique.
Géographiquement limités à des portions précises de l’espace européen, ces enjeux de sécurité s’inscrivent dans des problématiques continentales. Confrontés à la poussée géostratégique de la galaxie Etats-Unis – OTAN- Union européenne dans l’hinterland euro-asiatique, les dirigeants russes prétendent maintenir une zone d’influence dans ce qu’ils considèrent être leur « étranger proche ». Il serait illusoire de réduire ces tensions à leur dimension russo-américaine. L’Union européenne et ses Etats membres – qui pour le plus grand nombre d’entre eux organisent leur sécurité dans le cadre de l’OTAN – sont parties prenantes. Vus depuis Moscou, l’élargissement de l’Union européenne et la « politique de voisinage » menée à l’égard de ses confins orientaux (Moldavie, Ukraine, Caucase-Sud) sont perçus comme des menaces à l’encontre des intérêts de puissance de la Russie . Exit la définition de l’Union européenne en termes de « soft power » et de« soft policy ».
Le possible veto russe quant à une future résolution des Nations unies relative au Kosovo et l’instrumentalisation qui en est faite à Moscou appellent l’attention sur les « conflits gelés » aux confins de l’Union européenne. En Moldavie, les dirigeants russes apportent leur soutien politique et militaire à la république russophone de Transnistrie. En Géorgie, ils appuient la sécession de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Il ne s’agit pas tant de maintenir la paix et de contribuer ainsi à un règlement négocié de ces conflits que de perpétuer le statu quo pour contrarier l’attraction qu’exercent les instances euro-atlantiques sur les territoires autrefois soviétiques. L’Union européenne ainsi que l’OTAN sont perçues comme des systèmes antagonistes et la pérennisation de ces « Etats de facto » – Transnistrie, Abkhazie et Ossétie du Sud – signifie l’imposition d’une forme de souveraineté limitée à la Moldavie et à la Géorgie. L’idéologie communiste s’est effondrée mais le soviétisme imprègne encore les pratiques et les mentalités.
Pour l’Union européenne et ses Etats membres, la promotion d’un arc de stabilité et de bonne gouvernance sur leurs confins orientaux et le libre accès au bassin de la Caspienne sont des enjeux de sécurité de première importance. On ne saurait insister suffisamment sur le fait que la mer Noire et le Caucase forment les « nouvelles frontières » de l’Europe. Il eût donc convenu d’être plus attentif à l’initiative américaine sur la Moldavie, le 5 juin dernier, en vue de la Conférence sur le Traité FCE (Forces conventionnelles en Europe), organisée à Vienne, au siège de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), du 11 au 15 juin suivant . La proposition américaine était de substituer à la présence militaire russe, en la république moldave de Transnistrie, une opération multinationale de maintien de la paix. La mise en œuvre d’un scénario de ce type concernerait l’Union européenne au premier chef. Adossée au pilier américain et à l’OTAN, celle-ci pourrait conduire une telle opération et une substantielle participation russe témoignerait d’une volonté partagée de régler les conflits du « voisinage commun » aux deux ensembles.
La Conférence sur le Traité CFE n’a finalement pu déboucher sur un accord entre Russes et Occidentaux. Pourtant, l’ « idée de manœuvre » demeure : l’Union européenne doit s’appuyer sur son « grand arrière » océanique pour assumer des responsabilités militaires sur ses marches et ses frontières. Enfin, ce type de coopération UE-OTAN-Russie pourrait contribuer à faire émerger de nouveaux équilibres coopératifs entre Bruxelles, Washington et Moscou. Encore faudrait-il raisonner en termes de territoires, de relations de pouvoirs et de représentations géopolitiques.
Chronologie : la Russie et les systèmes anti-missiles
– 13 décembre 2001 : Les Etats-Unis notifient leur sortie du traité ABM de 1972 (la notification prend effet 6 mois plus tard)
– 21-22 novembre 2002 : sommet OTAN de Prague. Evocation par les Etats-Unis du projet de Missile Defense auprès des délégations polonaise, tchèque et hongroise
– 22 janvier 2007 : Les Etats-Unis transmettent officiellement à la Pologne et à la République tchèque une demande d’installation de sites
– 10 février 2007 : Lors de la 43e conférence sur la politique de sécurité à Munich, Vladimir Poutine critique l’attitude américaine à travers le monde qui “alimente une course aux armements”. “Une guerre froide, cela a été largement suffisant”, lui répond le secrétaire américain à la défense, Robert Gates
– 28 mars 2007 : La République tchèque donne son feu vert à l’ouverture de négociations avec les Etats-Unis sur l’installation d’un radar près de Prague. Le bouclier antimissile que les Etats-Unis veulent installer en Europe centrale à l’horizon comprend dix missiles intercepteurs déployés en Pologne et un radar ultra-perfectionné en République tchèque
– 19 avril 2007 : Le vice-premier ministre russe, Sergueï Ivanov, rejette l’idée d’une coopération avec les Etats-Unis dans les systèmes de défense antimissile, deux jours après que Washington eut affirmé avoir fait des propositions en ce sens
– 19 avril 2007 : Réunis à Bruxelles, les représentants des 26 pays membres de l’OTAN évoquent le projet américain et s’accordent pour dire que celui-ci n’est pas dirigé contre la Russie mais contre la menace balistique iranienne. Ce bouclier « ne peut représenter une menace pour la sécurité de la Russie, ni rompre l’équilibre » (James Appathurai, porte-parole de l’OTAN). La réunion des « 26 » est suivie d’une discussion au sein du Conseil OTAN-Russie (COR)
– 23 avril 2007 : Le secrétaire à la défense américain, Robert Gates, en visite à Moscou, est fraîchement accueilli par ses interlocuteurs. “Nous voyons clairement que le système de défense antimissile américain est créé contre la Russie”, affirme le chef de l’état-major des forces armées russes après la visite du responsable américain
– 26 avril 2007 : La Russie suspend l’application du traité sur les Forces conventionnelles en Europe (FCE), menaçant de relancer la course aux armements interrompue après la chute de l’URSS. Vladimir Poutine estime que “les risques d’une destruction mutuelle sont démultipliés”
– 8 mai 2007 : La Russie se dit prête à agir contre le déploiement du bouclier antimissile si elle se sent menacée, affirme le chef d’état-major de l’armée russe, le général Iouri Balouïevski. « Nous allons planifier des actions », indique-t-il
– 14 mai 2007 : Condoleezza Rice se rend à Moscou pour tenter de faire retomber la pression
– 30 mai 2007 : test d’un missile intercontinental russe à têtes multiples (RS 24 : nouvelle version du SS27)
– 3 juin 2007 : Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères explique que son pays serait obligé de « supprimer les menaces potentielles résultant de ce déploiement » de missiles. Il esquisse une ouverture : « Il vaudrait mieux reprendre le travail dans le cadre du Conseil OTAN-Russie sur la création d’un grand théâtre de défense antimissile » (chaîne de télévision Vesti 24)
– 4 juin 2007 : Dans un entretien au Figaro, Vladimir Poutine réplique au projet américain en menaçant de pointer des missiles russes sur des cibles en Europe
– 4 juin 2007 : Stephen Hadley, Conseiller à la sécurité nationale, juge les déclarations de Vladimir Poutine mal inspirées : « Nous souhaitons un dialogue constructif sur le sujet (…). On espère qu’il n’est pas question d’une menace de la part de la Russie »
– 5 juin 2007 : George W. Bush déclare à Prague que « la guerre froide est terminée »
– 6-8 juin 2007 : G8 d’Heiligendamm (Allemagne)
– 6 juin 2007 : Dimitri Peskov, porte-parole du Kremlin, nuance la mise en garde de Vladimir Poutine et affirme que la menace de cibler des villes européennes n’est que « l’une des possibilités » envisagées
– 7 juin 2007 : Plutôt que d’installer un radar et des missiles intercepteurs en République tchèque et en Pologne, Vladimir Poutine propose à George W. Bush d’utiliser des installations radars déjà existantes en Azerbaïdjan. Vladimir Poutine a précisé qu’il existait un accord entre les gouvernements russe et azerbaïdjanais pour une utilisation commune du radar de Gabala, qu’il s’était entretenu la veille avec le président azerbaïdjanais, Ilham Aliev, de son idée et que celui-ci était d’accord pour coopérer. George W. Bush a parlé de “suggestions intéressantes”. “Le résultat de nos discussions, c’est que nous sommes tous les deux tombés d’accord pour avoir un dialogue stratégique, une chance de partager des idées et des préoccupations” entre des responsables des ministères des affaires étrangères, de la défense et des responsables militaires, a-t-il ajouté. Steve Hadley, un des proches conseillers de M. Bush, a précisé que les deux présidents sont convenus de créer un groupe d’experts pour étudier les “options”
– 14 juin 2007 : Réunis à Bruxelles, les ministres de la Défense de l’OTAN n’ont formulé aucune réserve sur le projet américain et ils ont approuvé un rapport envisageant les complémentarités possibles entre la Missile Defense et les projets de l’OTAN dans le domaine des défenses anti-missiles de théâtre. Ces systèmes à courte portée pourraient couvrir les pays du flanc sud de l’Europe (Grèce, Turquie, Bulgarie, sud de l’Italie et est de la Roumanie).
« Conflits gelés » de la Moldavie au Caucase-Sud |
La Transnistrie est un territoire de moins de 5000 km² (11% de la Moldavie), peuplé de 800 000 habitants (17% de la population moldave), dont les deux-tiers sont russophones. Avant même la disparition de l’Union soviétique, Igor Smirnov a pris la tête de la « République du Dniestr » (1990). En 1991, il a bénéficié de l’appui du général Lebed et de la XIVe armée russe pour affronter les dirigeants de Chisinau. Le cessez-le-feu de juillet 1992 a ensuite gelé la situation, le régime de Tirastopol s’érigeant en « Etat de facto ». Dans le Caucase-Sud, la Géorgie est confrontée à divers séparatismes. Au nord-ouest, l’Abkhazie est un territoire de 8600 km², peuplé d’environ 530000 habitants en 1993, avant que n’interviennent des transferts de population. L’indépendance est proclamée en 1992 après un conflit avec Tbilissi et elle existe de facto depuis cette date. Plus orientale, l’Ossétie du Sud couvre 3900 km² et compte 99400 habitants (2004). L’indépendance a été proclamée en 1994. Au total, ce sont 18% du territoire de la république de Géorgie, indépendante depuis 1991, et plus de 10% de la population qui échappent à la souveraineté du pouvoir central. Un autre « conflit gelé » oppose l’Arménie et l’Azerbaïdjan avec pour enjeu le Nagorny-Karabakh (Haut-Karabagh). Très majoritairement peuplé d’Arméniens (145 000 habitants en 2005), ce territoire sous souveraineté azérie (4400 km² soit 13% de la superficie totale) a proclamé son rattachement à l’Arménie en 1989, alors que l’Azerbaïdjan organisait le blocus de la région. Après le retrait des troupes russes et la victoire des forces arméniennes, un cessez-le-feu a été proclamé (1994). Depuis, l’Azerbaïdjan et l’Arménie organisent conjointement le blocus des frontières de l’Arménie. L’OTAN et l’UE sont plus en retrait sur ce conflit. |
Traité FCE |
Le Traité sur les Forces armées conventionnelles en Europe (FCE) est signé à Paris, le19 novembre 1990, par les anciens adversaires de la Guerre froide, les Etats membres de l’Alliance atlantique et ceux du Pacte de Varsovie. Le Traité FCE comprend aujourd’hui trente Etats membres. Selon les termes du préambule, l’objectif est de « remplacer l’affrontement militaire par un nouveau modèle de sécurité entre tous les Etats parties, fondé sur la coopération pacifique, et ainsi de surmonter la division de l’Europe ». Pour ce faire, les Etats parties ont décidé d’ « établir un équilibre sûr et stable des forces armées conventionnelles en Europe à des niveaux plus bas que par le passé, à éliminer les disparités préjudiciables à la stabilité et à la sécurité, et à éliminer, de façon hautement prioritaire, la capacité de lancer une attaque par surprise ou d’entreprendre une action offensive de grande envergure en Europe ». La zone d’application du Traité FCE correspond à l’ensemble du territoire des Etats parties situé en Europe, depuis l’océan Atlantique jusqu’aux monts Oural, et comprend le territoire de toutes les îles européennes de ces mêmes Etats parties. Le document stipule des plafonds pour l’ensemble de la zone d’application (40 000 chars de bataille, 60 000 véhicules blindés de combat, 40 000 pièces d’artillerie, 13 600 avions de combat et 4000 hélicoptères) ainsi que pour ses sous-ensembles géographiques. Un régime d’inspection permet de contrôler le bon respect par les Etats parties du Traité FCE. Ce système de sécurité construit la transparence, l’immixtion réciproque et l’ouverture militaire est un des éléments qui structurent l’Europe prétendument « post-moderne ». Le Traité FCE est entré en vigueur le 17 juillet 1992, après résolution des problèmes soulevés par la répartition des quotas d’armement entre les Etats successeurs de l’URSS (Accord de Tachkent du 15 mai 1992). Très vite, la dégradation de la situation en Tchétchénie et dans l’ensemble du Caucase pose problème. Le régime des quotas concernant les flancs obère en effet les capacités d’intervention militaires russes dans la région, l’article 5 du traité limitant à 1300 chars, 1380 véhicules de combat et 1680 pièces d’artillerie les matériels déployés dans la zone géographique qui correspond aux districts militaires de Saint-Pétersbourg et du Caucase. Entré en vigueur le 15 mai 1997, un arrangement avec les Etats-Unis permet de réduire géographiquement la zone des flancs et de relever le plafond des armements qui pourraient y être déployés. Par ailleurs, les bases russes de Géorgie et d’Arménie sont en partie incluses dans les quotas FCE attribués à ces deux Etats successeurs. Au cours de la période précédant l’entrée des Pays d’Europe centrale et orientale (PECO) dans l’OTAN, la Russie a invoqué le Traité FCE pour tenter de bloquer l’adhésion des Etats baltes. Lors de la première réunion du Conseil OTAN-Russie (COR), le 19 juillet 2002, Moscou a ainsi demandé que les Etats baltes signent le Traité FCE, la Russie cherchant à éviter le déploiement de « forces militaires étrangères » et de moyens de l’OTAN sur les territoires baltes. La « Conférence extraordinaire » des 11-15 juin 2007 a vu les pays de l’OTAN demander le retrait des militaires russes des provinces séparatistes de Géorgie et de Moldavie avant ratification du dit traité quand la Russie réclamait une renégociation d’ensemble incluant les Etats baltes et la fin des restrictions sur les mouvements militaires russes « sur les flancs » des anciens blocs. |