Discrimination et statistique : vers une nouvelle conception de la nation française ?
Yazid Sabeg, commissaire à la diversité du gouvernement, vient d’annoncer qu’il proposera à Nicolas Sarkozy de soumettre au Parlement un projet de loi “visant à rendre licite la mesure de la diversité”.
L’équipe de l’IFG travaille activement sur la question de la ségrégation à laquelle est liée celle de l’utilité et de la légitimité de telles mesures. En janvier 2009 Frederick Douzet a réuni un colloque international à Paris 8, intitulé « Ensemble ou séparés : les enjeux de la concentration spatiale des immigrants en France, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne » dans le cadre d’un projet de recherche qu’elle porte à l’Institut Universitaire de France et de l’axe géopolitique urbaine de l’IFG. Par ailleurs, un « dictionnaire des banlieues », rédigé sous la direction Béatrice Giblin par une petite équipe de chercheurs formés à l’Institut Français de Géopolitique, va prochainement être publié aux éditions Larousse (mai 2009). Un grand nombre d’articles y abordent la question de la discrimination territorialisée et de ses effets sur la cohésion nationale.
Le débat est ancien, il est relancé par la volonté de Yazid Sabeg. Cet article pose quelques jalons dans cette réflexion à partir de l’étude de deux représentations contradictoires de l’égalité en France autour des quelles s’articulent ce débat. Il se fonde, d’une part, sur l’analyse des écrits et des propositions de Y.Sabeg, notamment le « Manifeste pour l’égalité réelle. Oui, nous pouvons » ainsi que deux de ses livres : « Discrimination positive, pourquoi la France ne peut y échapper », publié en 2004, et « Les oubliés de l’égalité des chances », cosigné avec Laurence Méhaignerie, en 2006. D’autre part, l’analyse des arguments opposés aux thèses de Yazid Sabeg est basée sur la présentation de l’ouvrage de Julien Landfried « Contre le communautarisme » , et du « Manifeste républicain pour l’égalité des droits et contre les discriminations « positives » », mis en ligne le 13 novembre 2008 sur le site de l’Observatoire du communautarisme (http://www.communautarisme.net/) . On verra en conclusion comment se situe la réflexion portée par le « dictionnaire des banlieues » à paraître.
Yazid Sabeg : pour une discrimination positive obligatoire
Dans le « Manifeste pour une égalité réelle. Oui, nous pouvons », en référence à la victoire de Barak Obama aux présidentielles américaines, Yazid Sabeg postule que la République française doit s’inspirer de l’exemple américain (« relever le défi américain ») c’est-à-dire faire évoluer la France vers un « modèle démocratique fondé sur l’équité et la diversité », car, selon lui, « notre universalisme » est un moyen de « faire pièce à cette diversité ». Cette dernière est implicitement présentée comme le fondement de la réalité sociale contemporaine : « on ne pourra plus faire très longtemps le coup de la diversité ennemie du mérite, ni justifier l’injustice par le principe d’égalité » . Dès 2004 il a défendu l’idée que la France ne pouvait pas échapper à la discrimination positive. « Notre conviction première est que la discrimination ethnique est une question spécifique posée à la nation, distincte des questions sociales, économiques ou culturelles. Elle mérite l’attention de toute la communauté nationale. Elle doit être abordée de front, traitée par des moyens appropriés, et non incluse dans le « package » d’une politique territoriale censée régler tous les problèmes ». Il dénonce ceux qui s’opposent à la discrimination positive en les accusant de rester « impassibles devant le spectacle des inégalités qui s’accumulent génération après génération » ; il les accuse de défendre leur point de vue « au nom de dogmes dénaturés dont ils feignent d’ignorer les effets pervers » et de « quelques vagues principes philosophiques mal digérés, par peu ou par frilosité » .
Nation, discriminations et question post coloniale
En décrivant les États-Unis comme « un pays dont les citoyens ont su dépasser la question raciale » Yazid Sabeg postule implicitement qu’il y a « une question raciale » en France. Il se rapporte à l’exemple américain de « promotion d’une classe moyenne noire » qu’il faudrait « adapter au contexte français » sans qu’on sache très bien ce que devrait être cette adaptation. Est-ce à dire que la classe moyenne que l’on veut promouvoir doit aussi être maghrébine et pas seulement noire ? Il apparaît en tout cas clairement que Yazid Sabeg s’intéresse à la partie minoritaire de la population française qui n’a pas la peau blanche ; le terme de « minorités visibles » sert à désigner ces Français là, ce qui est clairement précisé dans un entretien postérieur au journal Le Monde : « Dans le monde de l’entreprise, disposer d’outils statistiques est primordial. C’est ainsi que les entreprises pourront par exemple inscrire dans leur bilan les actions qu’elles développent en faveur de la diversité ainsi que les résultats obtenus en termes de recrutement et de progression de carrière des femmes, des minorités visibles, des handicapés… ». Comme si les aveugles n’étaient ni visibles ni minoritaires. Il semble qu’ils soient surtout la cinquième roue du carrosse. Yazid Sabeg souhaite en effet surtout poser le problème des discriminations en termes raciaux : « la fameuse « panne » de l’ascenseur social, que tout le monde déplore depuis des années, a instauré une ligne de démarcation entre les élites qui se reproduisent normativement et la masse de tous ceux qui ne s’en sortiront pas. Parmi eux, les minorités visibles sont un nombre toujours plus important » . Le but est de rompre avec le modèle français qui, sous couvert d’égalité, organiserait en fait la discrimination positive en faveur d’un « homme plutôt blanc, des couches plutôt moyennes supérieures, d’éducation plutôt catholique » , afin que la population qui n’est visiblement pas blanche puisse atteindre les sphères du pouvoir des élites.
Yazid Sabeg défend sa thèse au sein de l’UMP et dans un contexte intellectuel proche des milieux de l’entreprise. Les oubliés de l’égalité des chances, a été publié dans un premier temps par l’institut Montaigne, fondé et présidé par Claude Bébéar, Président du Conseil de Surveillance du groupe AXA, et dont le comité directeur est en partie composé d’industriels. Il est écrit avec Laurence Méhaignerie, Présidente de « Citizen Capital », société dont l’objet est le financement des entreprises de petite taille en forte croissance. C’est donc au nom de la Nation, ou de l’unité nationale, que Yazid Sabeg demande un changement de l’esprit des lois et de la Constitution : « L’article 2 de la Constitution qui dit que « la République assure l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction d’origine de race ou de religion » fait l’objet d’une lecture étroite. « Ne pas distinguer » prend le pas sur « assurer l’égalité » . Dans son premier livre sur le sujet Yazid Sabeg écrit aussi : « La discrimination positive (…) n’est pas une question d’égalité sociale, de morale ou de politique , elle touche au cœur même de notre identité nationale. Elle est le test ultime, le révélateur qui nous met face à nos idéaux historiques, et à notre projet de société idéalisé. (…) s’y soustraire et nier l’évidence c’est porter la responsabilité de mettre en péril notre cohésion nationale. La France ne peut fonder son identité que sur ce postulat » .
L’initiative de Yazid Sabeg fait apparaître la confusion entre la question post coloniale et les discriminations raciales. Sa référence à la nation passe en effet par une interprétation de la question post coloniale dans laquelle l’histoire de l’empire français serait le fondement des problèmes actuels. Yazid Sabeg a en quelque sorte devancé les Indigènes de la république (groupe ayant lancé, en janvier 2005, un appel intitulé « Nous sommes les Indigènes de la République ! » et dont Jérémy Robine a fait l’analyse dans Hérodote. ) dans la construction du parallèle entre le statut des indigènes coloniaux et la situation des jeunes issus de l’immigration post coloniale. Le livre publié en 2004 s’ouvre sur une première partie intitulée : « L’exception coloniale ». Il y écrit que celle-ci est « de l’indigène aux minorités visibles, la matrice républicaine d’un traitement inégalitaire des individus (…) Cette matrice s’est progressivement diffusée dans toutes les strates de la politique française, depuis la gestion coloniale, en passant par celle de l’immigration, jusqu’aux affaires intérieures. Une contamination progressive de l’espace social dont nous déplorons aujourd’hui les séquelles » . Il est important de souligner la relation étroite établie ici entre l’histoire coloniale française et le racisme en général ; elle fonde la nécessité d’inscrire dans la loi le principe de la discrimination positive pour rendre justice aux ancêtres d’une partie des Français d’aujourd’hui. Comme si une telle mesure pouvait faire figure de rédemption, de rachat des péchés de la nation. Les femmes, les handicapés, et les points de suspension qui suivent l’énumération citées plus haut, ont une place mineure dans cette représentation de la discrimination positive, parce qu’il est facile de mesurer leur présence dans les sphères publiques, mais aussi parce que la place centrale donnée à la question post coloniale dans les écrits de Yazid Sabeg révèle que celle-ci est le prisme principal sur lequel il bâtit son raisonnement.
Cependant, pour mesurer dans les administrations et les médias, par exemple, la proportion de Français à la peau basanée sans retomber dans les classifications raciales des couleurs de peau, il doit postuler a priori l’existence de « sous groupes » de français, des « communautés ». « Le danger, dit-il, serait de vouloir appareiller des caractéristiques phénotypiques avec des noms, des patronymes, des lieux d’origine. Là, il s’agit simplement de pouvoir offrir la possibilité aux gens de caractériser leur situation par rapport à une communauté ».
Or, qui dit reconnaissance légale de communautés diverses dit aussi porte-parole et négociations avec les pouvoirs publics en fonction de leurs intérêts. Le développement de ce type de pratiques à la faveur de la mesure de la diversité serait un changement fondamental de notre société. La notion d’intérêt général, aujourd’hui très difficile à sauvegarder ou à reconstruire dans un contexte d’individualisation de la société, serait définitivement abandonnée.
Le manifeste de Yazid Sabeg est en effet écrit de manière assez habile car il contient des mots pouvant rassembler des signataires d’opinions en fait assez contrastées. Les points soumis à la signature, propositions de remède contre le mal, ont en effet une portée assez différente les uns des autres. L’objectif de ce manifeste est de construire une opinion « majoritaire » en vue de la proposition de loi.
La moitié des points réclamés paraît rester dans la philosophie du refus de la discrimination positive communautariste.
– Engager des politiques publiques qui combattent les conséquences sociales des discriminations : le problème ici pointé est « social » et non « communautaire ».
– Systématiser les politiques volontaristes de réussite éducative et la promotion des talents dans les quartiers populaires : on parle de territoire et non de groupes ethniques, religieux ou autres
– Promouvoir des politiques urbaines qui permettent de réaliser la diversité sociale et de peuplement. Ici non plus il n’y a pas mention de communautés, mais de territoires urbains.
– Limiter les mandats électoraux pour forcer le renouvellement du monde politique. C’est une mesure qui peut favoriser des types de nouveaux acteurs politiques variés parmi lesquels les descendants de l’immigration post coloniale.
En revanche, les trois points suivants envisagent la racialisation des politiques. `
• Inciter fortement les employeurs et le premier d’entre eux, l’Etat, à mettre en place des politiques de promotion de la diversité, fondées sur l’obligation de transparence sur les résultats. Ici on se trouverait dans une situation de discrimination positive s’appliquant à des groupes implicitement inclus dans le mot « diversité » dont la « visibilité » dans l’administration et les rouages du pouvoir sont considérés comme insuffisants. C’est l’obligation de la publication de résultats qui obligerait à mettre en place des outils de mesure.
Le dernier point semble destiné à favoriser des débats plus spectaculaires que constructifs :
– Soumettre les partis politiques à un pacte national de la diversité et organiser un Grenelle de l’égalité réelle et de la diversité. La volonté de soumettre les partis à une pensée commune sur ces questions pourtant si complexes et subtiles est pour le moins problématique, et l’image du « Grenelle de l’égalité » établit une comparaison, implicite encore, entre les messages alarmistes au sujet de l’urgence écologique universelle et la situation de l’égalité en France qui aurait fondu comme la banquise au soleil de la diversité. En outre, une telle « grand messe » ouvrira sur des manœuvres et effet de manches très politiques de la part des associations et intellectuels qui désavouent les partis pour acquérir plus d’influence.
À l’inverse, face aux thèses de Yazid Sabeg, le livre de Julien Lanfried, cofondateur et directeur de l’Observatoire du communautarisme, est un plaidoyer contre toute forme de développement de représentation politique de « communautés » autre que celle, unique, des citoyens.
Un modèle républicain français incompatible avec la représentation politique de « communautés »
Cet ouvrage est axé sur l’idée de la menace. Le chapitre introductif (10 pages) s’intitule : « Menaces sur la cohérence de la nation civique à la française ». Il défend l’idée que le « modèle républicain » français est aujourd’hui menacé par les choix politiques et sociétaux contemporains face à certains défis de la mondialisation. « La France se trouve à un carrefour » dans un contexte d’individualisation des aspirations qui n’aurait pas été suffisamment anticipé en définissant un avenir commun rassemblant les Français d’aujourd’hui.
Julien Landfried veut montrer que les sentiments identitaires individuels sont de plus en plus utilisés par des « professionnels de l’identité ». Nombre d’entre eux, écrit-il, agissent en disant qu’ils sont contre la politique, mais travaillent en fait ouvertement à « faire avancer de manière décisive les communautés comme sujets politiques ». Julien Landfried créé le concept « d’entrepreneur communautaire » pour désigner ceux qui se disent « porte-parole » de « communautés » aux contours très mal définis. Le livre décrit les dangers liés à la croissance de l’audience de tels mouvements qui, au lieu de créer un sentiment de responsabilité commune des Français, les divisent en clientèles concurrentes entre elles.
Le risque dénoncé est donc que cette « communautarisation » de la politique laisse le champ libre à des personnages qui se disent représentatifs, sans que le suffrage universel permette de le démontrer. « Nous faisons l’hypothèse que le communautarisme est porté avant tout par des organisations communautaires, numériquement faibles, ayant accaparé la représentation politique et médiatique de leur « communauté » et dirigées par des entrepreneurs communautaires » . Le communautarisme est qualifié de « filon », il serait une aubaine pour renforcer des mouvements qui théoriquement ne devraient pas pouvoir prospérer dans le modèle républicain français.
Dans l’esprit de Julien Landfried, nous sommes dans une période où l’idée communautaire a une force de séduction réelle et pourrait percer au plan électoral si l’on permettait, par exemple, l’existence de partis raciaux ou religieux. Toute mesure en ce sens aurait pour effet d’affaiblir le système actuel, théoriquement aveugle aux différences, et de créer les conditions mécaniques, avec une tribune électorale et une représentation atomisée, pour que leur audience augmente. L’objectif de son livre est donc de contribuer à arrêter une dynamique.
Cette dynamique est définie selon l’auteur par
– Un passage progressif de la société de classes à la société des victimes : « du méliorisme (améliorer la condition des plus humbles) au victimisme (organiser les conflits autour de minorités victimaires) » . « L’impératif de la connaissance historique passe derrière celui de la reconnaissance : l’important n’est pas tant de comprendre le crime que d’affirmer qu’il y a eu crime, et bourreaux et victimes » , et les entrepreneurs communautaires rivalisent pour tirer les bénéfices du statut de victime.
– Le fait que la notion de culpabilité, pour des crimes du passé comme l’esclavage ou les travaux forcés, soit appliquée à la nation dans sa globalité, et non à la classe politique ou économique d’une époque donnée.
– Une ethnicisation de la question sociale par le biais de la lutte anti-raciste et de ses dérives à partir de la lutte contre l’antisémitisme. « La croyance en des explications ethnicisantes pour témoigner des faits sociaux » et le développement d’une pensée manichéenne opposant systématiquement un « grand méchant blanc colonial et raciste » à ses victimes .
– Une image trompeuse de l’universalisme : le propre du discours communautariste est qu’il peut être porté par une multitude de groupes humains . Mais c’est une représentation de l’universalité qui diffère de l’universalisme républicain. Le premier, communautariste, inscrit chaque homme dans un groupe culturel qui définirait ce que l’on appelle son « identité » culturelle. Le second fait de chaque homme une parcelle indifférenciée d’un concept forcément abstrait : la nature humaine.
– La mise en place d’associations qui obtiennent des pouvoirs au nom de soi-disantes communautés alors qu’elles ne sont pas représentatives et excluent les voix discordantes qui fragilisent la représentation de la « communauté ». On finit par « penser la « communauté » telle que les organisations communautaristes la définissent ». Les exemples sont tirés des mouvements religieux ou du mouvement homosexuel car, d’après Julien Landfried, la pensée et l’action politique communautariste est un phénomène à large spectre. C‘est d’ailleurs l’une des originalités de L’observatoire du communautarisme de proposer à la réflexion des liens entre des phénomènes a priori éloigné les uns des autres.
Contre les discriminations positives
En novembre 2008, suite au lancement de l’appel de Yazid Sabeg, l’Observatoire du communautarisme a d’ailleurs publié un Manifeste républicain pour l’égalité des droits et contre les discriminations « positives » pour défendre « le principe d’égalité en droit de tous les Français » établi par la Révolution française contre la reconnaissance de communautés arbitrairement définies.
Ce manifeste déclare par exemple : Nous affirmons notre indéfectible attachement aux principes de la Révolution française, par laquelle nos ancêtres ont conquis le principe d’égalité en droit de tous les Français, indépendamment de leurs origines, de leur religion ou de leur race.
La définition de ces communautés elle-même est arbitraire. Les caractères ethniques ne reposent sur aucun critère scientifique reconnu. Les origines culturelles sont sujettes à discussions infinies. Chaque définition possible est arbitraire et lacunaire. Elle oublie des catégories, en crée d’autres de manière artificielle, de manière souvent intéressée, en fonction des modes intellectuelles du moment ou sous la pression de tel ou tel « lobby ». Elles doivent donc être condamnées sans appel.
La discrimination positive est donc décrite par J.Lanfried comme une « mauvaise réponse politique ». Cette « gestion sociale des populations par le prisme de l’appartenance communautaire » met « à bas le principe d’égalité de droit, considéré comme une simple convention juridique » pour lui « substituer le principe d’égalité de fait, non pour les individus mais pour des groupes dont la « visibilité » et « l’accès » aux sphères de pouvoirs politiques sont jugés insuffisants au regard de conventions purement statistiques » . Pour lui seul un bon fonctionnement du « système méritocratique aveugle en droit aux différences et particularismes » est égalitaire.
Le manifeste du mois de novembre 2008 réaffirme cette position : En aucun cas, la recherche de l’égalité réelle ne saurait, selon nous, autoriser l’introduction dans notre droit positif d’un régime de discriminations « positives ». Seule l’égalité des chances, qui consiste à introduire des discriminations dans les moyens mis en œuvre pour organiser un cursus scolaire, une formation, la préparation d’un concours ou d’une compétition quelconque, nous paraît recevable, et même souhaitable. Ce qu’on appelle aujourd’hui « discriminations positives » consiste à biaiser les résultats d’une sélection ou d’une compétition avec l’obligation pour les autorités d’atteindre des objectifs fixés par avance quant à la « représentation » de chacune des communautés préalablement définies.
C’est aussi l’avis élaboré à partir d’auditions par un groupe de travail présidé par Mme Jacqueline Costa-Lascoux, Directrice de l’Observatoire statistique de l’Immigration et de l’Intégration, examiné et approuvé par le collège du HCI, le 9 janvier 2007, et par le Conseil scientifique de l’OSII, le 17 janvier 2007. « Le débat sur l’intégration et la représentation démocratique mené au sein du Haut Conseil à l’Intégration a fait clairement apparaître la nécessité de favoriser la diversité dans toutes les instances sans entrer dans un comptage ethnique qui caractériserait des groupes par une couleur de peau, une origine raciale ou une appartenance religieuse. La question de la représentation de la diversité va bien au-delà d’un découpage ethnico-racial de catégories de populations. » (p.6)
La liberté des femmes est centrale
Ce sont les femmes qui risquent de payer le prix fort d’une évolution vers la mesure de « communautés » discriminées, surtout celles qui souhaitent vivre sans faire allégeance aux règles de la « communauté » qui leur serait associée. En effet, par l’éducation des enfants et la transmission au quotidien de « coutumes » ou façon de vivre, les femmes sont un élément fondamental de la reproduction des « communautés » dont on postule l’existence. Déjà dans les banlieues nombre de femmes vivent des situations de restriction de leurs libertés de mouvement au nom de « valeurs » présentées comme des fondements culturels et identitaires alors qu’elles sont seulement machistes. Le communiqué de Sihem HABCHI, Présidente de Ni Putes Ni Soumises, et membre du Collège de la HALDE, réagissant aux propos de Yazid Sabeg est très clair sur ce point :
« Yazid SABEG est le nouveau cheval de Troie des communautaristes. Pour nous aider à nous sortir de la galère, il nous propose de se définir « par rapport à une communauté ». Ces vieilles recettes, statistiques ethniques et autres politiques de reconnaissance, sont remises en cause dans les pays libéraux qui ont choisi le multiculturalisme au 20ème siècle, notamment du fait de la dégradation de la condition des femmes au sein des communautés. Il faut plutôt considérer la diversité comme une réalité incontournable et non comme un but qu’il faudrait concrétiser au moyen d’une politique d’Etat, comme le suggère Yazid Sabeg. La lutte contre les discriminations et la promotion des droits civiques, sous la bannière de l’égalité, n’a rien à voir avec le programme multiculturaliste, que nous propose Monsieur Sabeg, où les différences tiennent une place essentielle. Après l’assignation à résidence dans nos quartiers ghettos, les tests ADN, on continue à nous exclure de la communauté nationale, en nous demandant de nous définir par nos origines « communautaires ». Nous proposer de choisir entre identité nationale et identité communautaire, cela relève tout simplement de la schizophrénie ? » Il n’est donc pas anodin que les femmes n’apparaissent pas dans les revendications d’égalité défendues par Yazid Sabeg.
Géopolitique et discrimination dans le dictionnaire des banlieues
Comme annoncé plus haut, un « dictionnaire des banlieues » réalisé sous la direction Béatrice Giblin va prochainement être publié, aux éditions Larousse. Dans ce dictionnaire, le choix a été fait d’employer le mot ghetto pour désigner des quartiers dans lesquels des populations pauvres sont piégées, non seulement parce qu’elles ne peuvent financièrement avoir accès à un logement ailleurs, mais aussi parce que leur quartier est évité autant que faire se peut par les familles en recherche d’appartement. Les conditions de vie y sont difficiles qu’ailleurs du fait de problèmes économiques et sociaux, chômage, délinquance, violence. Ces problèmes sont décrits, mais on insiste également sur le fait que dans ces quartiers sont nés les mouvements sociaux des années 1980 (SOS racisme, Mouvement immigration et banlieues par exemple) réclamant la fin des discriminations à l’encontre des enfants de l’immigration post coloniale, et dénonçant la discrimination au faciès ou au nom de famille comme une injustice centrale et insupportable pour les Français noirs et arabes (ou définis comme tels). Ces territoires ne sont donc pas seulement présentés sous leur aspect de zones reléguées, mais également comme des laboratoires d’idées géopolitiques au sujet de la nation. La représentation d’une France plurielle intégrant les enfants de l’immigration post coloniale s’est construite dans ces quartiers pour contrer l’idéologie du Front National et a conduit à des débats contradictoires complexes au sujet de la nation française au sein de ces mouvements. On y analyse aussi combien la pression des événements internationaux (conflit israélo-palestinien, revendication de pouvoir des religieux en général et des islamistes en particulier), rend difficile la tâche de maintenir le cap de la définition universelle du citoyen français et a divisé les mouvements citoyens des banlieues sur les stratégies à utiliser à long terme pour l’intégration de ces Français. Le rôle et la place des femmes dans ces débats y sont particulièrement soulignés. Les choix politiques des enfants de cette immigration occupent un éventail presque aussi large que celui qui sépare les thèses de Julien Lanfried de celle de Yazid Sabeg. La diversité des opinions politiques transcende largement les origines familiales et la couleur de la peau.
L’égalité juridique des Français ne suffit pas à empêcher le développement des discriminations raciales en France. Le nier serait une simplification outrancière de la réalité. Divers articles du dictionnaire soulignent l’impact crucial du sentiment d’injustice sur la représentation négative de la nation parmi les habitants de ces quartiers. Mais Yazid Sabeg se fonde, lui aussi, sur des postulats simplifiés à l’extrême. Au sujet de l’interdiction du port d’insignes religieux dans les écoles, il écrit par exemple qu’ « il était sans doute plus facile et médiatiquement plus rentable de se focaliser sur quelques centaines de filles voilées que de traiter la situation de millions d’individus issus de l’immigration et relégués socialement, économiquement et géographiquement ». Outre que la mention des « millions » est une hyperbole problématique, le silence sur les développements et les acteurs du conflit traduit aussi une volonté de simplification. Dans les années qui ont suivi cette interdiction le nombre d’incidents à ce sujet a en effet considérablement diminué . Cela révèle que les conflits traduisent beaucoup plus que des sentiments : un conflit assez long (au-delà de l’émeute), se construit, s’organise, se médiatise, dans le but d’acquérir des espaces d’influence ou de pouvoir qui ont vocation à s’élargir en formant des réseaux. C’est pourquoi nous pensons que l’étude des acteurs des conflits, de leurs stratégies, des représentations qu’ils adoptent et qu’ils diffusent, est extrêmement importante pour penser ces questions géopolitiques. Les « Marches » des banlieues, les rivalités des mouvements de citoyens, les manifestations des femmes voilées, les manifestes pour que des « représentants » de « minorités visibles » aient accès à des postes de pouvoirs, et les mobilisations pour la défense du système actuel basé sur l’indifférenciation légale des citoyens entre eux, ont pour objet de consolider les différents réseaux politiques favorables à ces idées. Par exemple, il y a des gens de couleurs qui ne veulent pas du concept de minorités visibles et qui entreront dans les réseaux politiques ou intellectuels opposés à ceux qui portent le combat pour la reconnaissance des minorités « visibles ». D’autres, au contraire, s’investiront dans un réseau politique pour l’obtenir. Dans ce dictionnaire, les auteurs ont accordé beaucoup d’importance aux représentations adoptées par les différents acteurs des conflits ou débats en cours.
La question de la ségrégation spatiale est au cœur du projet du dictionnaire. Il ne traite pas de toute la banlieue mais de ces quartiers ségrégués, peuplés parfois majoritairement par des Français dont les problèmes économiques sont aggravés par la couleur de leur peau ou le fait qu’ils sont perçus comme des « Arabes ». Cette forme de discrimination est une source de représentation d’injustice géopolitique. Elle se différencie de celle des handicapés, discriminés quand les communes n’investissent pas suffisamment pour leur faciliter la vie, ou que leur handicap leur interdit a priori d’obtenir un emploi, mais cette incurie, cette absence de sentiment de fraternité, apparaît comme un problème de société ou d’humanité. Il n’y a pas de représentation géopolitique associant le devenir de la nation à la lutte pour une vie meilleure des handicapés. C’est pourquoi le dictionnaire des banlieues a porté l’accent sur les discriminations qui ont un impact géopolitique.
Lutter contre les discriminations ou contre la symbolique républicaine actuelle ?
Prendre la mesure des discriminations est nécessaire pour renforcer la cohésion sociale et nationale, mais il n’y a pas besoin de loi pour cela. Il existe déjà en France des enquêtes statistiques qui ont, entre autres, cet objectif. L’enquête Trajectoire et Origine (TeO) sur la diversité de la population en France , réalisée conjointement par l’INED et l’INSEE pose, par exemple, déjà beaucoup de jalons pour étudier le sentiment d’être exclu. Cette enquête se propose d’étudier l’impact des origines sur les conditions de vie et les trajectoires sociales, tout en prenant en considération les autres caractéristiques socio démographiques que sont le milieu social, le quartier, l’âge, la génération, le sexe, le niveau d’études. Elle s’intéresse à toutes les populations vivant en France métropolitaine mais porte cependant un intérêt particulier aux populations qui peuvent rencontrer des obstacles dans leur parcours du fait de leur origine ou de leur apparence physique (immigrés, descendants d’immigrés, personne originaires des DOM et leur descendants). On y trouve des questions sur le pays de naissance de l’enquêté, sa situation vis-à-vis de l’emploi, les langues parlées avec les enfants, l’image de soi et le regard des autres, la trajectoire scolaire à l’étranger, en France (partie assez développée), le bilan à la fin des études, la mobilisation de la famille, la formation continue, les expérience(s) des discriminations, la situation vis-à-vis du travail au moment de l’enquête, les modalité d’obtention de l’emploi actuel, les horaires de travail, les relations professionnelles, les conditions de travail, la rémunération, les promotions et carrières, la trajectoire professionnelle (grille biographique), l’activité professionnelle avant la migration, les expérience(s) des discriminations, les recherches d’emploi. Il y a des questions sur la religion des deux parents, celle de l’enquêté, sur la pratique du culte, le souhait sur le lieu d’enterrement/d’incinération, sur la vie matrimoniale (pays de naissance et nationalité du conjoint, diplôme et activité professionnelle du conjoint, lieu de vie du conjoint, histoire du couple (lieu de rencontre, pays du mariage, pression au mariage), vie en couple, première union si elle est différente de l’actuelle, désir d’enfant(s) et contraception. Il y a aussi des questions sur le logement et le cadre de vie (le logement à 15 ans, le premier logement autonome, les premiers logements en France métropolitaine pour les immigrés et les Domiens, le logement actuel, la mobilité récente, l’expérience(s) des discriminations. Il y a enfin des questions sur la vie citoyenne : vie associative et politique, confiance à l’égard des institutions, d’autres sur la santé : l’autoévaluation de l’état de santé, l’accès et recours au soin, le renoncement(s) aux soins, l’expérience(s) des discriminations. Il y a enfin un chapitre particulier sur les discriminations et les relations sociales. Cette enquête a été examinée par les différentes instances qui encadrent la statistique publique (comité du label, CNIS, CNIL). Elle a été autorisée car la loi informatique et libertés de 1978, modifiée en 2004, autorise la statistique publique à poser des questions dites « sensibles » comme la race, la religion ou la couleur de peau. De même les questions sur la nationalité au moment de l’enquête, à la naissance et le pays de naissance de l’enquêté et de ses parents se fondent sur des critères factuels et ne peuvent être assimilées à des statistiques ethniques. Celles-ci sont d’ailleurs invalidées par le Conseil constitutionnel sur la base de l’article 1 de la Constitution La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les ciotyens sans distinction d’origine, de race ou de religion
Dans le même ordre d’idée, l’appel à proposition pour financer les recherches doctorales de la région Île de France, porte en 2009 sur le thème « Territoires et inégalités, politiques de prévention et de lutte contre les Discriminations » sociales, économiques, fondées sur le sexe, l’âge, la religion, l’origine culturelle ou ethnique, ou encore sur l’orientation sexuelle. « Seront soutenus les travaux qui s’attacheront à explorer ces inégalités, à interroger les sentiments d’appartenance réels, vécus ou exprimés des populations concernées ou encore à étudier de façon comparative les politiques territoriales mises en œuvre pour prévenir et lutter contre les discriminations. Une attention particulière sera portée aux projets traitant de la pauvreté, de l’exclusion et de la précarité. Un deuxième thème en sciences humaines est « Peuples et migrations : l’Ile-de-France dans la mondialisation » visent à comprendre des phénomènes tels que les interactions des différents groupes culturels, ethniques, et socio-économiques franciliens avec le reste de l’Europe et du monde face à la dynamique réelle ou supposée d’uniformisation des structures sociales ; les mécanismes contribuant chez les (im)migrants à forger – ou pas – un sentiment d’appartenance à l’Ile-de-France en faisant leurs les socles linguistique, anthropologique, éducatif… de la région ; les dynamiques migratoires observables au niveau infra-régional : regroupements communautaires, phénomènes de ghettoïsation spontanés ou induits, etc .
Si, comme le dit Yazid Sabeg dans Le Monde, “il s’agit de demander aux personnes comment elles se définissent, ce qu’elles ressentent” et de « mesurer les facteurs discriminants autres que sociaux”, cette préoccupation fait partie des recherches scientifiques françaises depuis une quinzaine d’années (si l’on prend comme point de départ la publication par Michèle Tribalat en 1995 des résultats de l’enquête statistique de 1992 intitulé « Mobilité géographique et insertion sociale »). Le livre de Michèle Tribalat « Faire France » est à l’origine du débat récurrent sur la portée politique des recensements des différences.
Le développement d’enquêtes posant la question du ressenti de la discrimination dans des situations particulières est sans doute une bonne chose à condition que les Français ne soient pas divisés en sous catégories. Il serait nécessaire de savoir par exemple, autrement que sur la base d’intuitions ou d’affirmations imprécises, dans quelle mesure la justice condamne plus lourdement les hommes, jeunes, à la peau foncée, habitant ces quartiers de banlieue réputés difficiles. Je ne crois pas que Rachida Dati ait pensé à faire cela, malgré sa condition de minorité visible. De même, pour aider nombre de femmes de ces banlieues à surmonter les difficultés qu’elles rencontrent il vaudrait mieux valoriser leur potentiel d’influence politique en les aidant à jouer un rôle citoyen (garde d’enfant, alphabétisation) quelle que soit la couleur de leur peau.
Légiférer en France sur la discrimination positive a une portée plus symbolique que pratique. En accordant une telle place à la période coloniale, assujettissement, esclavage et travail forcé, Yazid Sabeg, met l’accent sur le rapport au passé. L’esprit de la loi serait alors destiné aux Français issus de l’immigration post coloniale plutôt qu’aux immigrés en général. La confusion entre ces Français et les immigrés (l’immigré est défini comme « personne née étrangère, à l’étranger, et qui s’est installée en France ». Il a pu, au cours de sa vie, acquérir la nationalité française) est un problème. Les outils actuels devraient être suffisants pour réfléchir sur l’intégration des Français issus de l’immigration post coloniale, qui posent des questions géopolitiques singulières, différentes des problèmes de racisme en général même si les deux se recoupent. Il faut distinguer les enquêtes statistiques, qui portent sur un problème particulier, à un moment particulier et les recensements qui donnent une image de la population française. La division officielle des Français en sous-catégories est dangereuse pour la cohésion nationale et sociale de la France.
Conclusion
Je pense qu’il faut refuser le principe d’une loi sur la discrimination positive et les minorités visibles qui fixerait les gens dans des catégories imparfaites. En reviendra-t-on aux classifications qui furent en vigueur aux Antilles pour distinguer les personnes selon le degré de noirceur de leur peau ? Ce serait un singulier paradoxe. En outre, le fait de fusionner quasiment le problème du racisme et de l’histoire coloniale entraîne la reconnaissance quasi dogmatique de vérités trop approximatives pour permettre une réflexion profonde sur la citoyenneté. Certes, les Algériens ont été des sujets de l’empire, ce qui fut une entorse gravissime aux principes républicains, mais ce ne fut pas le cas des Marocains et des Tunisiens (le statut de l’indigénat ne s’est pas appliqué aux protectorats). La distinction ne doit pas servir à minorer les errements des gouvernements français du passé, elle doit permettre de distinguer des peuples qui, quoiqu’ils aient la même couleur de peau et qu’on puisse les confondre lorsqu’ils sont en France, ont des histoires et des référents historiques différents. L’affiche du mouvement des « Indigènes de la République », montrant une colonne d’esclaves au pied de tours d’une banlieue française, est à cet égard très frappante : les victimes sont représentées comme des clones, des humanoïdes sans personnalité. C’est une vision qui rejette hors de l’histoire les peuples dont on dénonce l’asservissement, c’est une négation de l’aboutissement de leur combat en la création d’Etats indépendants, de leurs victoires. Si Yazid Sabeg pense qu’il faut faire référence aux opprimés du passé pour vaincre les oppressions du présent, il faut que ce passé soit aussi complexe que le présent. Seule la complexité des faits permet aux citoyens de penser par eux-mêmes et d’articuler leurs expériences personnelles avec l’histoire écrite dans les livres qui sont nombreux et défendent des thèses contradictoires. Il faut sans doute faire un effort pour vulgariser, rendre plus accessible, cette complexité. Comme l’a écrit Julien Landfried, il est très problématique que « l’impératif de la connaissance historique passe derrière celui de la reconnaissance : l’important n’est pas tant de comprendre le crime que d’affirmer qu’il y a eu crime, et bourreaux et victimes ». Contrairement à ce qu’écrit Yazid Sabeg s’opposer au comptage ethnique ce n’est pas refuser de combattre les inégalités dont on feindrait « d’ignorer les effets pervers ». C’est croire au contraire que le principe de l’égalité indifférenciée n’est pas, comme il l’écrit, un « dogme dénaturé », et penser que les vertus de la philosophie du système actuel peuvent être défendues par des Français de couleur, issus de toutes les immigrations. Travailler contre les discriminations n’est pas incompatible avec cette conviction.