“Faut-il pratiquer la discrimination positive ? Le cas des Etats-Unis et de la France.”
Présenté par :
Frédérick Douzet
Daniel Sabbagh, politologue, chercheur au CERI
Gwénaële Calvès, juriste, Professeur des universités à Cergy-Pontoise
Un préfet musulman désigné par le ministre de l’Intérieur, un Recteur d’académie d’origine maghrébine dont la nomination est avalisée par le Président de la République, ceci intervenant dans le contexte de la commission Stasi qui a statué sur le renforcement du principe de la laïcité et de l’égalité : la France serait-elle tentée par le modèle multiculturaliste, au détriment de l’universalisme dont elle se réclame ? En d’autres termes, serait-il « convenable » – pour reprendre la formule de Jacques Chirac – de pratiquer dans notre pays la discrimination positive ?
Au-dessus des bruits de verres entrechoqués et du brouhaha des conversations animées, Frédérick Douzet doit d’abord un peu forcer la voix pour présenter le sujet de ce soir, dans une discipline nouvelle à laquelle le Café des Phares, célèbre pour ses débats philosophiques, n’est pas habitué. Nadia, la responsable de l’établissement, son plateau chargé de verres haut levé, veille avec dextérité à étancher la soif de ses clients, redevenus pour l’heure des élèves attentifs aux propos des deux intervenants : Gwénaële Calvès (juriste, Professeur des universités à Cergy-Pontoise) etDaniel Sabbagh (politologue, chercheur au CERI).
Qu’est-ce que la “discrimination positive” ?
Avant de passer la parole aux invités, Frédérick Douzet rappelle rapidement ce que l’on entend par discrimination positive, en précisant que cette définition sommaire et forcément incomplète fait référence à des politiques qui ont cours aux Etats-Unis et font l’objet de débats en France. La discrimination positive est la prise en compte de l’appartenance ethnique, raciale (ou ethno-raciale) ou encore sexuelle des individus lors du recrutement à des postes de la fonction publique, du secteur privé ou lors de l’admission aux grandes universités américaines (ou aux grandes écoles françaises). L’idée est d’octroyer un traitement préférentiel aux membres d’un groupe dont on juge qu’ils ont pu être ou qu’ils sont susceptibles d’être victimes de discrimination en raison de leur appartenance ethno-raciale. La discrimination positive est à la fois le désir de réparer un préjudice subi et de se servir d’un moyen inégalitaire pour atteindre des objectifs d’égalité.
Ce genre de pratique pose un véritable problème en France laquelle, conformément à sa Constitution, s’interdit, selon le principe républicain d’égalité, de distinguer les citoyens d’après leur race, leur origine ou leur religion. La discrimination positive touche donc au principe même d’égalité républicaine.
Daniel Sabbagh : L’Affirmative Action, mise en œuvre à la fin des années 1960 aux Etats-Unis sous l’impulsion du gouvernement républicain de Richard Nixon, vise à favoriser, par des politiques de traitement préférentiel, l’accès à l’emploi, l’attribution de marchés publics ou encore l’admission dans les Universités des membres de certains groupes ayant fait l’objet dans le passé, à des degrés divers, de pratiques discriminatoires juridiquement sanctionnées : les Noirs, les « Hispaniques », les descendants de populations autochtones (Native Americans), parfois les Asiatiques et les femmes. Aussi hétérogènes que puissent être ces groupes, ils ont tous en commun d’avoir été victimes de discrimination officielle, avalisée et sanctionnée.
En quoi consiste ce traitement préférentiel ? Si, par exemple, un candidat noir postule à un emploi alors qu’il existe au moins un candidat blanc dont le niveau de qualification est supérieur, en dépit de ses meilleures qualifications, c’est le candidat noir que l’on retiendra. C’est donc ici l’identification raciale qui constitue le facteur déterminant à l’obtention d’un poste. Cette pratique est pourtant contraire à deux grands principes, le principe méritocratique et celui de la color-blindness (cécité à la couleur de peau).
L’évolution de l’usage de l’affirmative action
L’usage de l’affirmative action dans le débat public américain a largement évolué depuis la fin des années 1960. En effet, à cette époque, l’affirmative action désignait essentiellement l’ensemble des dispositions spécifiques destinées à susciter une augmentation du nombre de candidats noirs à certains postes : la diffusion d’offres d’emploi dans certains journaux dont on savait qu’ils étaient particulièrement lus par la population noire, la mise en place de formations à leur intention ou encore de notables efforts de recrutement dans les zones géographiques où ils étaient fortement concentrés. On voit que la prise en compte du phénomène racial ne jouait pas au moment du recrutement mais était bel et bien effective en amont de celui-ci.
A partir des années 1970, l’affirmative action ne s’exerce plus seulement en amont mais également au moment de la sélection proprement dite. C’est d’ailleurs cette seconde forme d’affirmative action qui fait encore aujourd’hui l’objet de controverses. Si pour les observateurs français, cette pratique est caractéristique du modèle américain d’intégration, sa mise en place marque une rupture paradoxale avec les lois anti-discriminatoires adoptées quelques années plus tôt aux États-Unis. En effet, en 1964, le Civil Rights Act interdit toute discrimination selon la race, la couleur, la religion, le sexe ou encore l’origine nationale (cette loi était d’ailleurs essentiellement destinée à protéger les Noirs). L’universalité de la formule, nécessaire à la promulgation de la loi n’a, par la suite, pas empêché la mise en place d’une politique d’affirmative action.
Le contexte de la mise en place de la politique d’affirmative action
Cette politique naît dans un contexte de crise majeure, le déclenchement d’une série de vagues d’émeutes raciales entre juin 1964 et l’automne 1968 qui feront plus de 170 morts, 7 000 blessés et près de 40.000 arrestations. Le gouvernement fédéral prend alors conscience du risque que la marginalité socio-économique d’une partie de la jeunesse noire peut constituer pour l’ordre public. Face à ces incidents dramatiques, il prend des mesures immédiates et radicales qui ne feront pas l’objet de débats, mais auront pour principal objectif d’arrêter ces émeutes afin de rétablir l’ordre public.
Il ne faudrait toutefois pas interpréter ces émeutes comme le fait de revendications des grandes organisations noires. Si les émeutes ont sans aucun doute permis d’accroître l’audience de certains dirigeants de lobbies noirs auprès des instances gouvernementales, il est bien vite apparu que les leaders de ces mouvements noirs n’avaient que peu d’influence sur les émeutiers. Le gouvernement Johnson n’a d’ailleurs pas fait appel à eux pour régler le problème, pas plus que les politiques d’affirmative action mises en place n’ont fait l’objet de revendications de la part des leaders noirs. La création de politiques de discrimination positive n’est donc pas une concession faite par les pouvoirs publics à des mouvements noirs. Par contre, ces lobbies ont sans aucun doute joué un rôle déterminant dans la pérennisation du dispositif.
Du coté français : “c’est dans l’air”
Gwénaële Calvès prend alors la parole, non pour formuler un exposé recadrant l’évolution des politiques de discrimination positive du côté français (ce qui serait bien évidemment un non-sens puisqu’il n’existe pas de politiques similaires en France), mais pour susciter le débat, débat qui n’avait pu avoir lieu aux Etats-Unis dans le contexte explosif du début des années 1970. La France, qui ne se trouve pas dans cette situation, a l’avantage de pouvoir s’interroger sur la pertinence de la mise en place d’une loi de discrimination positive.
Ainsi, Gwénaële Calvès va, avec la vivacité et le mordant qui la caractérisent, rappeler quelques d’anecdotes significatives qui mettent en lumière que s’il n’existe pas de législation en la matière, le vent de « discrimination positive » souffle bien sur la France. Des politiques de « coup de pouce » aux politiques préférentielles, « c’est dans l’air » dit Gwénaële Calvès : pour preuve les déclarations récentes de Nicolas Sarkozy au sujet de la nomination d’un préfet musulman qui annoncent de fortes zones de perturbations.
L’exemple de France Télévision
En dehors des déclarations du ministre de l’Intérieur, l’exemple de France Télévision est sans doute le plus marquant. En effet France Télévision, avec le soutien du Haut Conseil pour l’Intégration (HCI) et du CSA, a présenté un plan pour favoriser la représentation des minorités à l’antenne. Dans un pays qui ne reconnaît pas les « minorités », il est intéressant de remarquer que le mot est entré dans le langage courant. Pour compenser cette sous-représentation, France télévision souhaite introduire une plus grande diversité culturelle à l’antenne. Son plan d’action prévoit donc un Audit sur la place des minorités visibles à l’écran. D’après l’étude entreprise, une personne sur dix serait issue de l’immigration hors Union européenne, chiffre qui selon Gwénaële Calvès n’a absolument aucun fondement. Selon ces « statistiques », France Télévision imposerait à ses chaînes qu’une personne sur dix apparaissant à l’écran fasse partie d’une minorité visible. Reste à savoir comment s’établira cette comptabilité : Arnaud Montebourg, par exemple, qui a une ascendance algérienne et une ascendance française, apporte-t-il une demi voix au chapitre ? Par ailleurs, comment ce système d’Audit tiendra-t-il compte des origines selon qu’il s’agira d’une fiction ou d’un personnage public, de « Fatou, la Malienne » ou de Zinedine Zidane ? Sans parler des jeux télévisés ou des talk shows.
D’un point de vue juridique, ce plan d’action de France Télévision viole tout bonnement la loi et cela avec la complicité du ministère de la culture et du HCI. Si l’on souhaite mettre en place ce type de politique, il est nécessaire d’ouvrir un véritable débat.
Celui-ci s’est amorcé à la fin des deux interventions, entre le public et les intervenants. Et très rapidement, le discours sur la pertinence du critère d’appartenance ethnique a glissé vers un discours plus familier en France sur les classes sociales. Il en est globalement ressorti que s’il était urgent et important de lutter contre les discriminations ethno-raciales, le problème majeur restait, pour la majorité des intervenants, les biens piètres performances de l’ascenseur social républicain.
Compte rendu rédigé par Delphine Papin
Bibliographie (non-exhaustive) des auteurs
Daniel Sabbagh
Si loin, si proche : Les États-Unis et la Chine depuis la fin de la guerre froide, avec Stéphanie Balme, Paris, Autrement, 2004 (à paraître)
L’Égalité par le droit : les paradoxes de la discrimination positive aux États-Unis, Paris, Economica, collection Études politiques, 2003.
Gwénaële Calvès
« Les politiques de discrimination positive », Problèmes politiques et sociaux, n°822, La Documentation française, Paris, juin 1999
L’affirmative action dans la jurisprudence de la Cour Suprême des Etats-Unis. Le problème de la discrimination positive, LGDJ, Paris, 1998
***