Gérer l’eau : un enjeu géopolitique de proximité
Introduction
En France, au fil des différentes lois de décentralisation et des politiques publiques en général, l’échelon local s’est construit une véritable aura. La proximité, désormais dotée de toutes les vertus, semble faire foi de légitimité. Ce succès social et politique de l’objet local génère des normes et des représentations et n’échappe pas à une forme d’instrumentalisation politique. Cette problématique concerne la gestion de l’eau, hautement territorialisée, qui joue un rôle notoire dans l’organisation et l’appropriation de l’espace. Les dynamiques territoriales ainsi produites sont conditionnées à des schémas d’acteurs qui procèdent selon des enjeux de rivalités de pouvoir. Nous nous appuierons sur des projets diversement conflictuels d’aménagements hydrauliques, dans deux espaces distincts : le barrage-retenue de la Trézence en Charente-Maritime et les projets d’aménagements hydrauliques destinés à l’alimentation en eau potable en Ille et Vilaine. Ces deux cas révèlent la coexistence dans des rapports complexes et parfois tendus des territoires de l’eau avec d’autres territoires politiques. Une approche géopolitique de ces conflits en termes de proximité s’efforcera d’apporter un éclairage sur les facteurs de développement des territoires.
Une proximité très revendiquée
Le cas du projet de barrage-réservoir de la Trézence en Charente-Maritime
Dans les années 1950, le conseil général de la Charente-Maritime s’engage dans une organisation départementale de l’eau par la création d’un Syndicat d’adduction, de distribution d’eau potable et d’assainissement. A la même époque, un regroupement des syndicats de marais est constitué qui devient un syndicat mixte sous le nom d’Union des marais de la Charente-Maritime (Unima). Peu à peu, l’Unima se révèle comme le bras armé du conseil général en matière d’aménagement hydraulique et se pense comme le seul acteur légitime de la gestion de l’eau sur son territoire au point de considérer toute forme de planification participative comme une forme d’ingérence. L’Unima se conçoit comme l’échelon de proximité privilégié pour résoudre les conflits d’usage de l’eau, agissant souvent au coup par coup par le biais de petits arrangements. Ce contexte contribue à politiser la problématique de l’eau dans cet espace. Le projet d’un barrage-réservoir sur la Trézence, affluent de la Boutonne, sous-bassin du fleuve Charente est un serpent de mer supposé dynamiser un espace rural en difficulté. Le conseil général de la Charente-Maritime en fera son grand projet pour résoudre ses problèmes d’eau : apports d’eau douce pour les ostréiculteurs du bassin de Marennes-Oléron et irrigation pour la maïsiculture. Ce projet fait partie d’un vaste programme d’aménagement du fleuve Charente (trois projets de barrages-réservoirs sur l’ensemble du bassin) décidé par le Comité de bassin de l’Agence de l’eau Adour-Garonne, et ne concerne donc pas le seul département de la Charente-Maritime. Pourtant, des dissensions d’ordre politique apparaissent qui révèlent des rivalités de pouvoirs entre le président du Conseil général de la Charente-Maritime, François Blaizot (UDF), et celui du Conseil général la Charente Pierre-Rémy Houssin (RPR), pour les maîtrises d’ouvrages mais également pour la présidence de l’Institution interdépartementale du fleuve Charente, un Etablissement public territorial de bassin (EPTB) dont la création est portée par le Comité de bassin. Finalement, la Charente-Maritime acquiert la maîtrise d’ouvrage du barrage de la Trézence, la Charente celle du barrage de Mas-Chaband et l’Institution Charente (présidée par le président du conseil général de la Charente) celle du barrage de Lavaud. De 1988 à 2004, ce projet Trézence connaîtra une évolution protéiforme, tant du point de vue de sa capacité que de sa finalité. Deux moutures parmi les plus abouties atteindront le stade de l’enquête publique. Le projet de 1989 avec une capacité de 65 millions de m3, doit réserver 47 millions de m3 afin d’irriguer 40 000 ha supplémentaires de cultures et doubler les surfaces irriguées du département. La part réservée à l’activité conchylicole ne dépasse pas les 10 millions de m3. Alors que l’influent syndicat des irrigants de Saintonge-Est réclamait la création de réserves et notamment ce barrage-réservoir sur la Trézence, les maires du canton concerné regrettent d’être tenus à l’écart du débat autour de ce projet. En 1990, l’étude d’impact, outre des risques d’eutrophisation des eaux, s’inquiète de l’absence d’une approche globale en terme économique, touristique et d’urbanisme. Simultanément, des associations environnementales dénoncent ce barrage qu’ils considèrent une aberration technique et économique que l’on chercherait à justifier par tous les moyens. Le Préfet ne signera pas la déclaration d’utilité publique, ce dossier sera soumis au Conseil d’Etat qui rendra en novembre 1991 un avis défavorable. Ce premier échec du conseil général dans la gestion de ce conflit met l’accent sur son embarras à concilier des intérêts contradictoires en répondant essentiellement à des opérations de lobbying des agriculteurs irrigants tout en négligeant la diversité des besoins des territoires qui constituent ce département. Il découvre également que la proximité ne se décrète pas. Pourtant, la leçon ne semble pas avoir été totalement entendue par nos édiles départementaux. En 1995, la présidence du conseil général change (Claude Belot/UDF) et un nouveau projet de barrage est lancé d’une capacité de 47,5 millions de m3 stockés dont 24,5 millions de m3 destinés à la sauvegarde des frayères du bassin de Marennes-Oléron, 12 millions de m3 pour le soutien de l’étiage de la Boutonne et 6 millions de m3 à la constitution d’un plan d’eau amont pour développer une activité touristique. Dans une nouvelle brochure de communication du conseil général, la retenue de la Trézence est déclarée « solution naturelle pour le développement durable ». L’enquête publique dévoilera cependant une certaine forme de supercherie dans cette nouvelle opération. A l’amont de la confluence de la Boutonne et de la Charente, ce projet prévoit de diviser par deux le débit objectif d’étiage afin de permettre aux irrigants charentais de prélever davantage d’eau dans la Charente. Ainsi, ce que l’eau du barrage apporterait d’un côté serait pompé de l’autre, décrédibilisant ces apports d’eau douce jusqu’aux zones ostréicoles. Les multiples objectifs affichés de ce projet, (irrigation du maïs, soutien d’étiage, création d’un lac artificiel pour développer le tourisme, réserve d’eau douce pour favoriser l’éclosion du naissain des huîtres), paraissent inconciliables. Les élus des communes riveraines émettent des discours contradictoires quant à l’utilité attendue de cette hypothétique nouvelle ressource en eau. Les irrigants, désormais davantage demandeurs de réserves individuelles dites de substitution sur leurs propres terres, ne s’approprient plus ce projet. Les tentatives d’habillage destinées à esquiver les vives oppositions à ce projet (avis défavorable de la Direction de l’eau et recours juridiques engagés par les associations locales de protection de l’environnement) ont précipité son affaiblissement politique. En octobre 2003, le Conseil d’Etat annulera la déclaration d’utilité publique et d’intérêt général pour des motifs en adéquation avec ceux invoqués par les associations écologistes requérantes. Ce cas conflictuel, où les rivalités de pouvoir pour le contrôle de la gestion de l’eau représentent ici un enjeu de contrôle politique d’un territoire départemental, marque la difficulté d’un échelon de proximité revendiquée à créer le consensus autour d’un projet de territoire sans réelle prise en compte des principes d’une gestion intégrée de l’eau.
La question de la préservation de la ressource en eau potable en Ille et Vilaine
Dès la fin du 19ème siècle, la ville de Rennes, confrontée à un manque d’eau crucial tant pour des raisons sanitaires que de développement économique, a déployé une logique d’approvisionnement en eau potable sur d’autres territoires, avec l’idée très porteuse selon laquelle aller chercher l’eau à sa source, c’était conquérir « l’eau pure ». Aujourd’hui, la ville de Rennes dispose de quatre ressources pour l’adduction d’eau potable qui desservent 54% de la population de l’Ille et Vilaine. La question de la gestion de l’eau sur le territoire départemental est longtemps restée sous-tendue par des implicites politiques entre ces deux ensembles rivaux que sont la métropole rennaise, à gauche, et le conseil général, à droite jusqu’en avril 2004. L’un et l’autre revendiquent une proximité organisationnelle qui se manifeste par des jeux stratégiques. La gestion de l’eau constitue un enjeu de proximité. La ville de Rennes est le producteur d’eau prépondérant avec l’influence territoriale que l’on sait lorsque en 1977, le premier syndicat mixte de production, le Syméval, (syndicat mixte des eaux de la Valière), est créé dans ce département. Il sera présidé par un homme de Pierre Méhaignerie (alors Ministre de l’agriculture, président du Conseil général et maire de Vitré). Suite à la mise en place par le conseil général, d’un vaste programme d’aménagement pour la Vilaine amont dans le canton de Vitré, la gestion de trois barrages destinés notamment à l’alimentation en eau potable sera confiée au Symeval, puis déléguée à la Compagnie générale des eaux. La logique du maître d’ouvrage est clairement exprimée : il s’agit d’assurer l’autonomisation de la production d’eau pour ce qui deviendra le pays de Vitré. L’une des idées qui sous-tend alors ces projets consiste à penser qu’en « possédant la quantité, on possède aussi la qualité », cependant le sursis à statuer délivré par le Conseil supérieur d’hygiène de France de potabiliser les eaux du barrage de la Cantache sera souvent interprété comme un refus marquant une forme de déconvenue pour le maître d’ouvrage. L’évolution démographique de la métropole rennaise conduit à un besoin supplémentaire de 5 à 7 millions de mètres cubes d’ici à l’horizon 2005/2010 dans un contexte très tendu où 70% de l’eau consommée est captée dans les cours d’eau et donc davantage soumise aux pollutions principalement agricoles et aux sécheresses. Si ce besoin en nouvelles ressources est partagé à différentes échelles décisionnelles, les élus rennais sont particulièrement engagés dans la recherche de solutions eu égard à la fonction territoriale exceptionnelle de leur territoire. Cet engagement les expose aussi particulièrement à la contestation de ces projets d’aménagements hydrauliques selon le modèle d’un conflit ville/campagne. Dans un premier temps l’analyse prospective est partagée par la Région qui préconise elle aussi dans un schéma régional d’alimentation en eau potable de développer de nouvelles ressources. Parmi les sites retenus : Gaël sur le Meu et Lassy sur le Canut (pour les sites choisis par le bassin rennais), mais aussi le site mythique de la forêt de Paimpont sur l’Aff (préconisé par la Région). Ces projets généreront des oppositions à la fois d’agriculteurs et de protecteurs de l’environnement, mais d’expertises en arbitrages, un long processus de négociation permettra la formalisation d’un programme d’aménagements hydrauliques reposant sur un projet d’interconnexion avec le barrage d’Arzal situé dans l’estuaire de la Vilaine. Ce schéma régional d’alimentation en eau potable aura pour impact de provoquer le regroupement par bassin, en 1992, des syndicats de production d’Ille et Vilaine au sein de six syndicats mixtes de production d’eau et la création du Syndicat mixte de gestion du fonds départemental pour le développement de la production d’eau potable en Ille et Vilaine (SMGD AEP 35), initié par le conseil général sous présidence de Pierre Méhaignerie (UDF). Cette organisation a pour objectif de mutualiser le financement des futurs moyens de production d’eau et d’en développer les infrastructures. Le Syndicat mixte de production du bassin rennais (SMPBR) s’est donc constitué pour répondre à cette dynamique du SMGD. La question de la représentativité de chaque syndicat dans les instances du SMGD a suscité des négociations : le SMPBR revendiquant un représentant par tranche de volume d’eau produit. Après les élections municipales en 2000, des changements politiques ont permis l’élection de Jean-Michel Héry, élu communiste en charge de la gestion de l’eau à la ville de Rennes, à la présidence du SMGD. Cette élection n’a pas profondément modifié les orientations du SMGD mais en manifestant une préférence ostensible pour les opérations de protection de la ressource en eau plutôt que l’interconnexion et les mélanges systématiques, elle permet de conforter la position de la Ville de Rennes qui en partenariat avec les agriculteurs, s’est engagée de façon très médiatique dans des programmes de reconquête de qualité de l’eau sur les bassins versants de ses quatre zones de production. La sensibilisation de l’ensemble de la société bretonne s’est considérablement développée et mobilise diversement, voire embarrasse les élus. Derrière les discours de circonstances, chacun se positionne en fonction de son électorat : urbain ou rural. L’influente association Eau et rivières de Bretagne gagne les procès qu’elle intente contre des élus qui ne seraient pas respectueux des normes de qualité de l’eau distribuée. Cette interpellation du monde politique a un impact fort sur les modalités de concertation qui renforcent le pouvoir des associations environnementales et de consommateurs. Protection de l’eau et participation du public sont désormais les chevaux de bataille de ces associations qui incarnent une ultime forme de proximité avec laquelle les élus sont acculés à composer.
Rivalités de pouvoir et stratégies territoriales : vers une nouvelle gouvernance ?
Dynamiques territoriales et enjeux de pouvoir
La montée en puissance de la question de la nature, reposant sur des politiques publiques, est source de controverses avec le monde agricole qui en redoute les conséquences sur l’évolution des espaces ruraux. Si les conflits autour du thème de la nature possèdent un fondement sociologique indéniable qui réside dans l’opposition entre ruraux et néo-ruraux, ces divergences dans la définition des usages du territoire dépassent les simples clivages politiques traditionnels et peuvent faire l’objet d’une exacerbation. Ainsi, le thème de la ruralité, apparaissant politiquement porteur eu égard aux scores conséquents réalisés par le parti Chasse pêche nature tradition, de nombreux élus charentais n’ont pas manqué de s’en draper au point qu’il constitue l’un des nouveaux atours de la proximité. Il faut souligner le rôle clef du président du conseil général de la Charente-Maritime, Claude Belot, dans la promotion inconditionnelle des Pays considérés habituellement comme dirigés contre l’échelon départemental. Souvent, une intercommunalité de simple gestion s’est mise en place, nécessaire pour drainer des financements, mais insuffisante pour fédérer les acteurs locaux. En créant une dépendance financière forte (dotation annuelle, prise en charge financière de projets intercommunaux), cette habile promotion de l’intercommunalité sur le territoire départemental a permis d’assurer un certain contrôle politique des pays. Mais parmi les neufs pays du département cette stratégie ne semble pas s’appliquer à celui des Vals de Saintonge où coule la Trézence. Le manque de leadership dont souffrirait ce pays expliquerait son manque de cohésion et la difficulté du conseil général d’y imposer son influence. Le maire d’une petite commune rurale, agriculteur céréalier et ancien président d’une association d’irrigants (ADISE), cofondateur du syndicat de la Coordination rurale, a ravit la présidence de ce pays à un autre maire, élu de la majorité du conseil général et président de la commission géographique du bassin de la Charente à l’Agence de l’eau Adour-Garonne. Il s’agit bien d’une rivalité de représentation dans l’usage du territoire puisque ce dernier souhaitait le barrage de la Trézence afin de développer des activités de loisirs près de sa commune de Tonnay-Boutonne et tendait par contre à minorer l’avenir de l’irrigation. Cette prise de pouvoir est le fruit d’une « fronde » des petites communes rurales qui traduirait une volonté à s’engager dans un projet de développement local qui ne leur échapperait plus et au sein duquel la gestion de l’eau joue un rôle essentiel. Le développement de l’emploi par celui de l’économie du territoire demeure l’enjeu défini par l’ensemble des acteurs engagés dans une démarche participative. Un questionnement s’est développé dans la société locale quant au caractère durable des orientations agricoles prises, sur leur capacité à ménager les équilibres des territoires ainsi que leur pertinence sociale et économique. Cette émergence d’un sentiment de territoire permet d’envisager un mode de développement global plutôt qu’une juxtaposition de développements individuels potentiellement rivaux. Ainsi, la monoculture du maïs apparaît de moins en moins en mesure de maintenir l’emploi agricole dans cet espace qui se voit confronté à la question de la multifonctionnalité de l’agriculture.
La proximité, un leitmotiv de la décentralisation de la gestion de l’eau
Dans son projet de décentralisation, Jean Pierre Raffarin, pourtant fervent défenseur du pouvoir régional, a dû se plier à la pression des conseils généraux (très liés au Sénat) et confier la prérogative de la gestion de l’eau aux départements désignés comme échelon approprié de proximité. En Bretagne, la question de l’eau a pris une ampleur qui s’est insinuée dans l’ensemble de la société bretonne. Cette préoccupation régionalisée, permet d’alimenter un discours très porteur sur le thème de la décentralisation. Toutes tendances politiques confondues, il est toujours de bon ton d’attribuer le moindre mal dont souffrirait la Bretagne aux méfaits d’un Etat français centralisateur qui imposerait son carcan politique et économique. La préservation de la ressource en eau n’échappe pas à ce modèle de représentation et même s’y prête opportunément dans cet espace où l’eau comme élément de la nature peut revêtir une dimension quasi mythique dans l’imaginaire collectif. Chaque échelon territorial se targue de vouloir gagner la bataille de « l’eau pure ». Ce consensus apparent ne signifie pas une disposition des élites politiques bretonnes à remettre en question le modèle agricole breton, identifié pourtant comme la source de ces maux. L’attitude favorite consiste à revendiquer une position de plus grande proximité, supposée garante d’efficacité, d’adaptabilité et d’autonomie. Josselin de Rohan, président UMP du conseil régional jusqu’en 2004, souhaita que la Bretagne soit candidate à une expérimentation de la décentralisation dans le domaine de l’eau et qu’un Schéma régional d’aménagement et de gestion de l’eau remplace le SDAGE de l’Agence Loire-Bretagne. Le principe : « Faisons le nous-mêmes au niveau où les problèmes se posent » qui figure en exergue sur le site internet du député d’Ille et Vilaine Pierre Méhaignerie est largement partagé et explique en partie cette gestion de l’eau territorialisée selon des configurations géopolitiques très particulières dans ce département. La territorialisation de la gestion de l’eau confère une proximité géographique et donc une possibilité d’influence politique. La lutte pour le contrôle des politiques de l’eau a pris un tournant remarquable lorsque d’autres formes de proximité se sont déployées à dessein de démontrer à la fois efficience opératoire et niveau d’expertise qui accorderaient une légitimité pour l’action, c’est à dire une conquête de pouvoir politique. La création des syndicats de production d’eau potable s’est révélée un enjeu de proximité organisationnelle entre le SMPBR du bassin rennais et le SMGD initié par le conseil général d’Ille et Vilaine pour le contrôle du département comme territoire de l’eau. Pourtant l’ultime bataille à gagner afin d’accéder à la mise en œuvre d’une politique publique réellement efficiente sur ce territoire reste à mener. Elle consisterait à développer un partage de normes et de représentations entre les acteurs concernés. Cette transformation des esprits nécessite du temps, le travail mis en place par la Ville de Rennes pour « préserver l’eau à sa source » participe de ce projet. Sur des territoires éloignés, ceux de sous bassins versants, des objectifs de résultats sont patiemment élaborés avec les agriculteurs via la mise en place de contrats. Cette politique d’accompagnement et de coopération augure d’une nouvelle forme de gouvernance. Le souci de « l’eau pure », objet de communication privilégié, se renforce et se diffuse du monde urbain vers le monde rural et agricole. Concurremment, le SAGE Vilaine dont la commission locale de l’eau est présidée par Pierre Méhaignerie, réalise une opération similaire de proximité organisationnelle et de mobilisation collective. Cette volonté de résolution des problèmes de qualité de la ressource pour l’AEP à l’échelle de l’ensemble du bassin versant de la Vilaine vise à reprendre l’initiative et à se repositionner en situation prépondérante. Si un SAGE prétend répondre par sa démarche participative à une nécessité de proximité, le périmètre du SAGE Vilaine qui couvre 11 190 km² laisse dubitatif quant à sa capacité à mobiliser l’ensemble des acteurs et des usagers, outre ceux des collectivités locales et de l’Etat déjà très impliqués. Quoiqu’il en soit, cette procédure préfigure un changement de logique territoriale de la gestion de l’eau dans cet espace. Le renforcement des solidarités entre syndicats mixtes est patent via de nouvelles interconnexions (du Symeval vers le SMPBR notamment) et la solution de l’utilisation de l’usine de Férel et des volumes d’eau considérables du barrage d’Arzal fait opportunément converger de nombreux intérêts. Le SAGE Vilaine est porté par un EPTB : l’Institut d’aménagement de la Vilaine (IAV) qui est gestionnaire du barrage d’Arzal. La montée en puissance de l’IAV, tant décrié par le passé, est manifeste. Le SAGE Vilaine a permis ce renforcement organisationnel développant comme une évidence le rôle de l’IAV sur l’ensemble du bassin de la Vilaine. Si le bassin versant est souvent présenté comme l’espace d’une proximité naturelle où se constituerait de manière endogène un projet de territoire transcendant les frontières politico-administratives, la formule consistant à faire porter un SAGE par un EPTB apparaît désormais comme le nouvel avatar d’une gestion de l’eau décentralisée. L’EPTB qui contrairement à une commission locale de l’eau n’est pas indépendant politiquement, se veut à la fois un moyen pour l’action politique (il prend les maîtrises d’ouvrages), un pôle d’expertise s’il se dote d’une capacité à mener des études, mais surtout, il tisse une proximité de normes et de représentations en prenant le contrôle de la communication sur les programmes qu’il développe. Cette nouvelle vision qui fait l’objet d’une action de lobbying de l’Association française des EPTB, profite principalement aux élus départementaux soucieux de desserrer l’étau des associations environnementales et d’usagers. Dans ce contexte de décentralisation, la montée en puissance des EPTB participe donc de celle des conseils généraux dont ils sont une émanation.
Conclusion
La problématique de l’eau joue en faveur d’un renforcement des pouvoirs locaux qui rivalisent d’habileté pour le contrôle de leurs territoires. La légitimité de l’Etat comme acteur de la gestion de l’eau apparaît de plus en plus mise à mal par des élus locaux en quête de nouvelles prérogatives qui réclament davantage de décentralisation. Pourtant, des projets d’aménagements hydrauliques initiés localement peuvent être sujets à caution lorsque perdure un jeu trouble d’élus tentés par la constitution d’un réseau de clientélisme afin de consolider leur assise politique. Le poids de l’histoire des relations des acteurs du local pèse sur l’application de la moindre politique d’aménagement et de développement territorial. Passer de la gestion des problèmes à la formulation de projets fédérateurs demeure un enjeu majeur de la proximité. Cette idée des limites naturelles du bassin versant au service d’une ambition politique trouve son expression dans le rôle désormais assigné aux EPTB. En vertu du principe de subsidiarité, ceux-ci entendent exercer leurs compétences via les politiques de l’eau dans les domaines convoités de l’hydraulique, de l’environnement et du développement local. Ils s’imposent comme les nouveaux experts de l’action publique en matière de gestion de l’eau quitte à minorer à dessein une demande sociétale pressante pour davantage de concertation et de démocratie participative.
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