Grippe A, Sida, paludisme, Sras : quand la santé devient géopolitique
au « Snax Kfé » 182 rue Saint-Martin – 75 003 Paris
M° Châtelet-les Halles / Rambuteau
Lundi 10 mai de 19h00 à 21h00
Paul Benkimoun, médecin et journaliste au quotidien Le Monde
Rony Brauman, médecin (spécialisé en pathologie tropicale) ex-Président de Médecins sans frontières
Compte-rendu
Paul Benkimoun, médecin et journaliste au quotidien Le Monde, auteur de “Objectif 2035, ces innovations qui vont changer notre vie”, L”Archipel, 2008, “Mort sans ordonnance”, Hachette, 2001.
Rony Brauman, médecin (spécialisé en pathologie tropicale), ex-président de Médecins sans frontières, auteur de “penser dans l”urgence”,Seuil, 2006
Les Cafés géopolitiques ont choisi d’aborder le thème de la santé à la demande de ses auditeurs au moment de la Grippe A, mais il a fallu attendre d’avoir le recul nécessaire pour analyser cette question d’un point de vue géopolitique. L’idée que la géopolitique s’occupe de la santé paraît évidente si, comme quelques privilégiés présents, on a assisté au cours d’Yves Lacoste, « Géopolitique et santé » dans lequel il met en évidence le rôle du médecin dans l’appréhension de l’espace et la compréhension de divers phénomènes notamment en Haute-Volta. La santé des populations reflète les grandes mutations des sociétés et dans le même temps l’organisation du monde. Les disparités spatiales de santé à l’échelle mondiale, comme à l’échelle du quartier, reflètent les disparités de niveau de développement. Au Royaume-Uni, la santé est l’un des principaux critères utilisés pour mesurer le niveau d’intégration des minorités ethniques.
Pour les Cafés géopolitiques, Paul Benkimoun, médecin et journaliste au Monde, revient sur le cas du paludisme, maladie infectieuse dont on enregistre entre 350 et 500 millions nouveaux cas chaque année. L’histoire de cette maladie relativement localisée nous renseigne sur les rapports Nord-Sud en termes de santé. Le paludisme est classé dans la catégorie des « maladies tropicales négligées », alors qu’elle touche un milliard de personnes à l’échelon planétaire, sans doute parce que le mot « tropical » renvoie à une géographie trop lointaine qui n’incite pas à une préoccupation majeure. A travers le cas du paludisme, Paul Benkimoun nous décrira comment la santé est devenue mondialisée et quel est l’impact de la mondialisation sur la santé. La santé, c’est également la question des brevets et des médicaments avec en arrière-plan les nouveaux rapports de force entre pays émergents et multinationales sous arbitrage de l’OMS. Rony Brauman, médecin et ex-président de Médecins sans frontières, nous expliquera en quoi la santé est devenue un levier diplomatique et comment le sida a joué un rôle géopolitique majeure.
Selon Paul Benkimoun, il y a une certaine forme de réciprocité dans la manière d’aborder les liens entre géopolitique et santé.
Tout d’abord, la santé est devenue mondialisée et c’est le cas en particulier pour les maladies infectieuses. Le paludisme est connu depuis l’Antiquité. Les territoires concernés par la maladie ont évolué à mesure des progrès. Les guerres, la présence coloniale, le tourisme, l’essor des moyens de transport ont fait de cette maladie une préoccupation mondiale. Le paludisme, présent dans les pays tropicaux, sévissait il y a trois ou quatre siècles en Finlande. On a constaté une géographie évolutive des maladies, qui peut tenir au climat, mais pas seulement, la pauvreté étant également liée. Il y a eu du paludisme en Corse et dans le Sud de la France à la fin du 19° et au début du 20° siècle. Dans le Sud-Est de la Turquie, subsistent encore des poches où la maladie se développe. Autre exemple, le chikungunya, maladie infectieuse tropicale, est transmis par un moustique évoluant dans cette zone. Ce dernier se retrouve pourtant maintenant en zone tempérée. La responsabilité incombe notamment au commerce de pneus d’occasion dans lequel, après la pluie, le moustique a trouve un environnement parfait pour survivre. L’idée d’une géographie des maladies avec la représentation de maladies limitées aux zones tropicales, est battue en brèche. A l’époque de la colonisation, les populations déplacées par le colonisateur ou celles qui ont fui, se sont trouvées confrontées à des agents infectieux pires ou différents d’auparavant. Les épidémies, pérennes ou sporadiques, montrent bien que les agents infectieux ne connaissent pas les frontières.
Ensuite, si la santé subit l’impact de la mondialisation, elle produit également des effets en termes géopolitique. Prenons l’exemple du Sras découvert en février 2003. On connaît exactement l’identité de la personne à l’origine de la propagation. Un médecin, venu de la province chinoise du Guangdong à Hong-Kong et résidant à l’hôtel Métropole, a transmis le virus à des personnes qui sont ensuite reparties vers le Canada ou le Viet Nam ; la maladie s’est notamment répandue via les hôpitaux. Quand l’OMS a émis une alerte sur les cas de pneumonies non habituelles en Asie du Sud-Est, elle ignorait que l’épidémie sévissait depuis novembre 2002 dans la province du Guangdong. La Chine a donc fait l’objet de pression politique internationale forte afin qu’elle fasse preuve de plus de transparence en matière de santé. En 2005, un nouveau Règlement sanitaire international permet à l’OMS de renforcer ses pouvoirs vis-à-vis des Etats en matière de maladies infectieuses. L’épidémie de Sras et l’OMS ont bien joué un rôle géopolitique majeur. L’épidémie a été qualifiée de première maladie de la mondialisation et a servi, a posteriori, de répétition générale à la grippe aviaire.
Enfin, la santé reflète aussi l’évolution des rapports de forces internationaux. Les pays émergents comme la Chine, l’Inde ou le Brésil sont aussi ceux dont le rôle devient de plus en plus important dans le secteur de l’industrie pharmaceutique grâce au marché des génériques. Leur dynamisme leur permet de conquérir des parts de marché. Cela se fait au prix de négociations internationales, dans le cadre de l’OMC ou d’accords bilatéraux de libre-échange, qui font l’objet de tractations de grande ampleur, en particulier sur la question de l’accès aux traitements et de la protection de la propriété intellectuelle. La santé pèse également sur le marché international du travail et sur la « fuite des cerveaux ». Il y a des pays comme le Malawi qui forment des personnels de santé compétents grâce à la mise en place de formations locales satisfaisantes, et qui voient leurs personnels « pompés » par certains pays occidentaux comme les États-Unis ou la France.
Rony Brauman nous montre en quoi la santé est un ressort des relations internationales par des faits historiques. Une des premières conférences diplomatiques internationales a eu lieu à Paris en 1851 dans l’objectif de lutter contre le choléra. Le rassemblement s’est conclu par un échec, les informations sur la diffusion de la maladie étant contradictoires. La conférence s’est tenue à Paris en raison de sa qualité de grande métropole coloniale. A l’époque, la France qui se considérait jusqu’alors comme indemne de toute menace infectieuse redoutait d’éventuels retours infectieux. Ce regroupement interétatique a donc été pensé afin de contenir une menace infectieuse en retour. Pendant une partie de son histoire, la colonisation s’est maintenue sur les côtes, l’intérieur des terres étant redouté pour son risque accru notamment en matière de paludisme ou de fièvre jaune. Les techniques médicales à disposition des arrivants ont du évoluer rapidement pour permettre la colonisation. D’un autre côté, les transformations écologiques énormes provoquées par la colonisation ont entraîné des catastrophes épidémiques. L’évaluation des situations épidémiologiques a été centrale dans l’expansion coloniale.
Jusqu’à la Guerre de 14, les guerres tuaient davantage par les maladies qu’elles provoquaient que par les combats. Le typhus et d’autres maladies infectieuses et parasitaires foudroyaient les troupes. Le passé ne manque pas d’exemples pour nourrir les réflexions contemporaines sur les rapports entre santé et relations internationales.
Le sida a joué un rôle majeur. L’apparition en 1996 des trithérapies antirétrovirales a permis de considérer le sida autrement que par un accompagnement jusqu’à la mort. Ces nouveaux traitements amélioraient l’espérance de vie des malades mais surtout la qualité de vie. Cependant, ils étaient protégés par des brevets et inaccessibles aux populations des pays pauvres alors même que s’y trouvait la majeure partie des nouveaux cas. Des acteurs privés comme Act-Up ont engagé des moyens pour porter cette ressource de traitement à l’ensemble des patients et plus seulement aux Nord-Occidentaux. Les préoccupations sécuritaires ont également permis un tournant dans la prise en compte de la maladie. Un rapport de la CIA de janvier 2000 retient, parmi trois scénarios possibles pour les vingt années à venir, le scénario le plus pessimiste. Il conclut que le sida est une menace générale et croissante sur la santé et la sécurité américaine. Le sida devient alors une préoccupation politique du fait de la conjonction de trois facteurs : une mobilisation sociale, un progrès scientifique et une volonté politique. Ces trois facteurs constituent l’espace politique de santé. C’est la situation décrite par Didier Fassin à propos de la mortalité infantile : « L’œuvre de la goutte de lait ». C’est une conjonction en France qui en a fait un enjeu politique. Des philanthropes et médecins se sont mobilisés pour améliorer le sort des enfants en bas-âge et diminuer la mortalité de cette tranche d’âge, situation qui auparavant n’était pas inscrite à l’agenda politique. La pasteurisation, progrès scientifique, a permis la distribution de lait pasteurisé à ces enfants. D’abord l’œuvre d’un médecin, le Dr Dufour, l’initiative a été soutenue par les pouvoirs publics pour répondre à l’obsession nataliste après la défaite de Sedan en 1870. Parmi les préoccupations de la défaite, il y avait celle de la démographie active. Cette situation est analogue à celle du sida : un problème de santé devient une préoccupation mondiale quand il requiert argent, moyens, initiatives internationales, publiques et privées.
Le Fonds global créé par les Nations Unis en en 2001 pour financer la lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, a également permis l’accès des patients aux trithérapies antirétrovirales. Si l’on ne peut écarter la dimension compassionnelle, la notion de stabilité de l’ordre public ne peut être écartée.
Paul Benkimoun ajoute alors qu’environ cinq millions de personnes seraient mortes si le Fonds mondial n’avait pas agi en cinq ans. Le rapport américain qualifiant le sida de menace pour la sécurité a eu un impact majeur. Il a été un tournant crucial dans la prise en compte du sida, tout comme le procès de Pretoria. Pour faciliter l’accès aux traitements des populations les plus démunies, le Parlement sud-africain a adopté une loi en 1997 sur le contrôle des médicaments. Trente-neuf firmes pharmaceutiques internationales ont alors intenté un procès à Nelson Mandela et à neuf autres responsables gouvernementaux et administratifs sud-africains. Le procès s’ouvre à Pretoria en 2001 et enfin l’opinion publique internationale prend conscience de l’enjeu. Comment les laboratoires n’ont-ils pas vu l’ampleur des dégâts que leur démarche pouvait avoir sur leur image? Les laboratoires engagés dans la bataille juridique voulaient faire respecter, par principe, le droit sur les brevets, soutenus par des Etats comme les Etats-Unis ou la France, alors qu’en toile de fond sévissait la pandémie de sida. Dès juin 2002, les Nations unis mettent en place le Fonds mondial. Ce changement de donne va au-delà de la compassion. On voit se mettre en place une dynamique qui dépasse les industriels.
Débat
Après ces deux interventions, Delphine Papin ouvre le débat aux interrogations éventuelles de la salle.
Au sujet de la qualité et du rôle joué par l’OMS, Rony Brauman qualifie l’organisme de conseiller en santé publique qui traite les informations collectées par les Etats et participe à la fabrication des dispositifs de recueil de l’information. Au fil du temps, l’OMS s’est transformée. A l’occasion de la Grippe A, on a pu s’interroger sur le poids de l’industrie du médicament sur les décisions prises par l’OMS. L’Organisation la qualifiait de pandémie mondiale sur des critères juridiques et géographiques en écartant la question de la dangerosité. Ce qui l’a emporté est que le virus soit nouveau et qu’il se répande rapidement. La mission de recommandation de l’OMS, incitant à la vaccination, a fait planer sur la structure des doutes relatifs à de sérieux conflits d’intérêt.
A propos du personnage de Margaret Chan, médecin chinois, directrice de l’OMS, Rony Brauman confirme que l’accession pour la première fois d’une ressortissante chinoise à une telle place dans une telle organisation internationale confirme, aux yeux de la Chine, l’émergence de la Chine sur le plan international. Margaret Chan s’est distingué pour avoir pris des mesures catégoriques lors de l’épidémie de Grippe A à Hong-Kong en tant que membre du gouvernement à la tête du département de la santé à Hong-Kong.
Concernant le principe de précaution inscrit dans la Constitution, Rony Brauman y est hostile car il le juge hors des réalités politiques. Dans la pratique, son rôle est paralysant. Selon lui, constitutionnaliser le principe de précaution a discrédité toutes les mesures prises auparavant. La Pologne a ouvertement défié l’OMS en n’engageant aucune dépense contre la grippe aviaire. Si le principe avait été invoqué, les mêmes dispositifs qu’ailleurs auraient été mis en place.
Paul Benkimoun relève la frénésie de communication qui fausse totalement la donne. Par exemple, après l’été 2003 et les 15000 morts de la canicule, il se souvient d’une conférence de presse au ministère de la Santé où les autorités sanitaires décrit avec un luxe de détails le dispositif médical et hospitalier face aux maladies classiques de l’hiver dans le but de prouver que était fin prêt. Néanmoins, le principe de précaution établit aussi que les pouvoirs publics ne sont pas obligés d’attendre d’avoir des certitudes pour agir, or il y parfois de telles zones d’incertitude qui peuvent planer, au cas de l’amiante où les certitudes ont été dissimulées, qu’il est important de ne pas attendre. L’idéal serait d’être dans une logique de cas par cas, de prendre en compte les résultats scientifiques et d’agir en conséquence.
Une personne s’interroge sur l’absence de vaccination contre le paludisme et sur la réelle volonté des firmes pharmaceutiques d’engager les moyens nécessaires à sa recherche.
Selon Rony Brauman, c’est la réelle difficulté scientifique qui empêche de mettre au point un tel vaccin.
Les deux intervenants conseillent le film « Un dollar pour une vie » de Frédéric Laffont qui raconte le combat de chercheurs et de médecins de la fondation Drugs for Neglected Diseases initiative (DNDi) afin de développer des médicaments contre les maladies négligées comme le paludisme, la tuberculose ou la maladie du sommeil… On y voit la mobilisation de chercheurs et d’industriels qui établissent un pont entre eux et l’exemple du partenariat conclu avec Sanofi pour le traitement du paludisme. Un médicament non protégé par un brevet est commercialisé à son coût de production.
Sur les rapports entre le droit à la santé et le droit à la propriété intellectuelle, Rony Brauman relève que le procès perdu par les 39 compagnies pharmaceutiques a permis de réactiver la clause de l’OMC selon laquelle la vigilance sanitaire prévaut sur la propriété intellectuelle. Ce principe existait auparavant mais était de fait contourné par les laboratoires pour éviter de le mettre en application. L’enjeu est de savoir quelle est la politique de santé des entreprises pharmaceutiques, les priorités de la recherche étant celles des blockbusters. Rony Brauman illustre son propos avec le cas du diabète : du jour au lendemain, les seuils qui définissent un malade du diabète ont été abaissés. Un million de Français s’est alors retrouvé malade sans que l’on sache quels experts avaient formulé les nouvelles recommandations.
Actuellement, l’industrie cosmétique et ce qu’on appelle « l’industrie qui améliore la vie » ont le vent en poupe alors que des médicaments potentiels demeurent à l’état de molécules non testées faute de marché solvable. L’accélération de la course aux profits désoriente complètement la recherche. L’industrie pharmaceutique a pris le pas sur la recherche. Les laboratoires qui conduisent les essais cliniques sont financés par l’industrie, or on le sait : le bailleur de fonds oriente les résultats d’une recherche. Même la rédaction des articles médicaux est confiée à des rédacteurs médicaux recrutés directement par l’industrie pharmaceutique. Les résultats sont ensuite confiés à des universitaires ou des praticiens qui signent les articles sans avoir mené les essais. Le poids du privé et du profit pèse sur la santé. Les directives de la commission européenne vont d’ailleurs dans ce sens ; une d’entre elle préconise de confier la pharmacovigilance aux laboratoires plutôt qu’à des experts indépendants.
Paul Benkimoun ajoute qu’après le procès de Pretoria, l’élan qui prônait que la santé devait avoir la priorité s’est épuisé. Actuellement les clauses mises en place par les accords bilatéraux de libre-échange rendent difficile les échanges de médicaments. L’esprit de Doha est étiolé.
Ainsi s’achève le Café géopolitique du 10 mai consacré à la santé comme acteur géopolitique. Nous remercions Paul Benkimoun et Rony Brauman de nous avoir apporté leur expérience et leur analyse sur la question.
Flavie Holzinger
au « Snax Kfé » 182 rue Saint-Martin – 75 003 Paris M° Châtelet-les Halles / Rambuteau