Insécurité, la carte négligée
Bernard Alidières est docteur en géographie-géopolitique à l’lnstitut français de géopolitique, université Paris-VIII.
Auteur de Géopolitique de l’insécurité et Front national, Armand Colin, 2006, 343 p.
L’article sur le site de Libération
Peu exploité pendant la campagne, ce thème a joué un rôle déterminant dans l’élection.
Devant le nouvel échec de la gauche à l’élection présidentielle, peut-on éclairer, à l’aide de cartes, la forte avance de Sarkozy au sortir du premier tour, avance qui a créé une dynamique difficile à contrecarrer ? Constatant l’opposition Ouest-Est des votes Royal et Sarkozy, et le bouleversement géographique du vote Sarkozy par rapport au vote Chirac de 2002, on a le plus souvent confronté la progression de la droite à la carte du recul du vote lepéniste et parfois à celle de l’immigration d’origine maghrébine, suggérant ainsi l’effet d’un choix xénophobe d’anciens électeurs lepénistes. Certains commentaires n’ont pas hésité à y voir la traduction géo-électorale de la « lepénisation » du candidat de droite. La réalité géopolitique me semble plus complexe. D’une part, il me paraît plus pertinent d’envisager une mise en relation de cette nouvelle géographie électorale avec les cartes de la répartition de la délinquance constatée par département et notamment les « atteintes contre les personnes ». D’autre part, alors que l’on s’est réjoui du haut niveau de participation, il n’en a pas été tenu compte pour confronter les scores de 2007 à ceux de 2002. C’est pourquoi, si l’on considère que 8 millions d’électeurs supplémentaires se sont exprimés, il est nécessaire de recalculer les résultats en fonction des électeurs inscrits afin de pouvoir mieux rendre compte de l’évolution entre les deux scrutins.
En cartographiant de la sorte le recul de l’abstention, les pertes de l’extrême droite et la progression de la droite, on s’aperçoit qu’une part importante des gains de Sarkozy provient très probablement d’électeurs qui ne s’étaient pas exprimés en 2002. Ainsi, on a rarement souligné que les transferts probables du vote d’un million d’électeurs lepénistes ne pouvaient suffire à rendre compte des gains électoraux de Sarkozy. Il y a un surplus de 4 millions de suffrages dont la répartition spatiale correspond pour une large part aux départements situés à l’est de la ligne Le Havre-Valence-Perpignan. En appliquant la même méthode de calcul pour l’ensemble des gauches (PS, PCF, extrême gauche, Verts), on observe que son score total n’a que très peu progressé. La carte d’une telle évolution en fonction des inscrits fait même apparaître que ce « total gauche » a régressé dans 33 départements, presque tous situés à l’est de cette ligne (ce que masque une carte d’évolution réalisée sur la base des suffrages exprimés).
Que les gains électoraux de Sarkozy proviennent d’anciens lepénistes, d’abstentionnistes en 2002, de nouveaux inscrits, voire d’anciens électeurs de gauche, c’est à peu près un même ensemble spatial que l’on retrouve. Cela ne représente pourtant pas un groupe d’électeurs ayant fait le même choix électoral en 2002, même si les caractéristiques socio-économiques peuvent être assez proches (classes populaires, petites classes moyennes). Ce que ces territoires ont en commun, c’est d’être affectés par un niveau plus élevé de délits que les départements situés à l’Ouest.
Cette corrélation spatiale entre délinquance constatée et certains comportements électoraux n’est pourtant pas récente. Les faiblesses persistantes de la gauche face à la question de l’insécurité expliquent, pour une part sans doute décisive, son échec du 21 avril 2002. Alors que la qualification de Le Pen avait résulté d’un survote en sa faveur mais aussi d’une surabstention dans les départements les plus touchés par la délinquance, les scores élevés de Sarkozy en 2007 dans cette même partie de la France s’expliquent par sa capacité à capter, dès le premier tour, une part des électeurs lepénistes, mais sans doute plus encore par le fait qu’il a su remobiliser une fraction des abstentionnistes des milieux populaires dont la proportion est plus forte dans cette France de l’Est que dans celle de l’Ouest, où Royal a réalisé ses meilleurs scores.
En effet, la progression électorale de Sarkozy a été obtenue dans des territoires qui ne correspondent pas seulement à la « droite sociologique », ni même essentiellement à un électorat de petits commerçants et artisans comme certains commentaires ont cru pouvoir l’affirmer. C’est aussi une partie des habitants de quartiers populaires qui forme désormais l’électorat du candidat de droite. Dès le premier tour, à l’exception de la Seine-Maritime et de la Seine-Saint-Denis, Royal et les autres candidats de « la gauche de la gauche » n’ont pas réussi à attirer en forte proportion le surplus de suffrages exprimés, aussi bien dans les communes urbaines du Grand Nord-Est que dans les zones périurbaines des agglomérations parisienne et lyonnaise, ou de l’ancien « Midi rouge » . Il s’agit de la traduction électorale sur le plan spatial de ce que tous les sondages signalaient, à savoir qu’en matière de lutte contre l’insécurité, Sarkozy apparaît comme « le plus convaincant » par rapport à ses concurrents (Royal ou Bayrou) et ce bien au-delà du seul électorat de Le Pen.
Au second tour, comme l’illustre le cas du Nord, où on a voté majoritairement pour le candidat de la droite républicaine, ce n’est pas seulement parce que les électeurs ruraux et les habitants des communes aisées se sont mobilisés, c’est aussi parce qu’à Tourcoing, Wattrelos, ou Halluin « la rouge », une partie de l’électorat populaire a fait le choix de voter pour celui qui semblait le plus susceptible d’agir afin d’améliorer la « sûreté pour tous ».