“Israël, géopolitique d’une démocratie en guerre”
Avec
Frédéric ENCEL, Institut français de Géopolitique
En collaboration avec la revue Hérodote et les café-geo de Paris
En collaboration avec le Dessous des Cartes (Arte)
Compte-rendu
Ce Café géopolitique organisé en partenariat avec les éditions Autrement et Questions internationales revient sur les 60 ans de l’Etat d’Israël. A cette occasion, les Cafés géopolitiques ont invité Frédéric Encel pour la sortie de son « Atlas géopolitique d’Israël ». Frédéric Encel a participé à son premier Café géopolitique en 2003, il insiste sur son appartenance au courant de pensée d’Yves Lacoste et à l’importance de la logique géopolitique : ce cadre s’avère extrêmement efficient pour saisir et comprendre la plupart des conflits contemporains.
Pour les Cafés géopolitiques, Frédéric Encel construit la présentation de son ouvrage autour de trois axes. Il reviendra d’abord sur la pertinence d’un atlas pour traiter la question israélienne, puis sur son sous-titre « Aspects d’une démocratie en guerre », et enfin, sur son axe central, à savoir les frontières, question primordiale en géopolitique. Yves Lacoste a été combattu pour l’importance qu’il a accordé à l’idée de frontière tandis que d’autres célébraient sa perte d’influence. Frédéric Encel insiste alors sur le postulat selon lequel jamais autant d’Etats – nations ont été créés depuis la chute du Mur de Berlin.
Travailler sur un Etat aussi petit, aux frontières aussi fluctuantes, à la capitale aussi contestée justifie-t-il l’élaboration d’un atlas ?
C’est justement parce qu’il s’agit d’une micro-géographie, qu’il est très important d’appuyer sa réflexion sur un atlas. La plus faible largeur du territoire d’Israël est de 14 km, ce qui équivaut à sept fois la longueur des Champs-Élysées. L’Etat d’Israël est sujet à une sur-médiatisation, mais est « sous-analysé ». Le conflit israélo-palestinien a vraisemblablement fait plusieurs milliers de victimes mais si l’on met les choses en perspective, on peut rappeler les 5 millions de victimes de l’Afrique des grands Lacs. Il semble que les médias s’intéressent beaucoup au conflit entre Israël et les Palestiniens. Beaucoup d’ouvrages ont été publiés, mais aucun atlas n’a récemment été consacré à Israël.
Pourtant, on constate un manque de lisibilité. Beaucoup de fantasmes “polluent” la réflexion. Selon Frédéric Encel, les cartes sont indispensables pour comprendre la localisation des implantations. De même, ce n’est qu’avec des visuels que l’on peut saisir les difficultés, voir même l’impossibilité d’un éventuel partage de la ville de Jérusalem.
S’intéresser à l’Etat d’Israël nécessite de prendre en compte différents niveaux d’analyse. Pour faire simple et court, Frédéric Encel évoque les deux principaux. L’étage international se justifie par la politique d’Israël. En tant que petit Etat, entouré de régimes instables et hostiles, Israël a du aller chercher plus loin. Les Israéliens ont été obligés de penser une géographie planétaire. Ensuite, il faut considérer le niveau communautaire. Plusieurs lignes de clivages et de fractures séparent les Israéliens. Nous sommes face à une géographie qui est communautaire et religieuse. Frédéric Encel illustre ses propos par la carte des villes, points de développement des ultra-orthodoxes qui sont un peu plus de 400 000 aujourd’hui en Israël (cf. carte dans l’Atlas).
Revenons sur le sous-titre de l’Atlas, « Géopolitique d’une démocratie en guerre ».
Frédéric Encel insiste sur le caractère démocratique de l’Etat israélien. Aujourd’hui la coalition est en ballottage. En moyenne, depuis 1949, un gouvernement ne peut se maintenir plus de deux ans. Il faut impérativement tenir compte de ce paramètre dans la mesure où il représente un blocage qui a une implication géopolitique et géostratégique. En effet, si aujourd’hui Ehud Olmert fait des concessions dans les discussions avec les Palestiniens, mathématiquement, il “tombe”. Les conséquences du régime israélien sont extrêmement fortes dans la nature des relations avec les Palestiniens.
Pour mieux mesurer encore l’importance du caractère démocratique d’Israël, Frédéric Encel prend l’exemple du tracé du Mur. Si la Cour suprême est saisie par des Palestiniens sur la construction d’un pan du Mur, les conséquences peuvent s’avérer fortes. Des tronçons de murs peuvent être amenés à être déplacés, comme cela a déjà été le cas.
Israël est considéré comme un Etat en guerre mais face à quel Etat souverain : faut-il considérer le Hamas ? le Hezbollah ? L’important est le fait qu’Israël se représente comme une nation en guerre. Est-ce une guerre de défense, une guerre sacrée, une guerre offensive ? C’est une guerre qui se trouve plus ou moins sanctifiée. On aura beau prouver aux Israéliens qu’ils sont actuellement militairement supérieurs, le syndrome de Massada et le complexe d’Auschwitz dominent la mémoire collective. Vraisemblablement, les roquettes palestiniennes ne détruiront pas même un village israélien pourtant des représentations contraires perdurent dans l’imagination collective. Si l’on ajoute à cela les discours permanents des représentants du Hamas et du Président iranien Mahmoud Ahmadinejad contre Israël, le problème réside bien dans l’amalgame entre les menaces et la réalité.
Concernant la problématique géopolitique des représentations, Frédéric Encel s’appuie sur une des cartes publiées dans l’Atlas, celle des lieux de mémoire, qui met en exergue ceux d’ordre politiques, ceux liés à la Shoah, à la Guerre d’indépendance, ceux d’ordre religieux et ceux d’ordre militaires (comme ceux sur le plateau du Golan).
Frédéric Encel revient alors sur l’idée de frontière.
La tradition est d’en faire quelque chose de fermé et d’hostile. On a tous à l’esprit le mythe de la frontière née dans le sang. Pour Frédéric Encel, la frontière est avant tout motif d’espérance dans la mesure où elle procure de la souveraineté, matière politique précieuse, et du prestige. La frontière est, en effet, un préalable à la paix entre Israël et les Palestiniens. Elle doit permettre des discussions entre deux Etats souverains. La frontière doit être négociée en amont du règlement des autres problèmes, à l’inverse de ce qui a été fait à Oslo, où on a commencé à discuter des choses qui ne fâchaient pas. Il ne s’agissait pas de l’essentiel, ce n’était pas rattaché à la question identitaire.
Frédéric Encel appelle alors à contredire les paroles de David Ben Gourion qui en réponse à la question « Quel est, selon vous, la solution au problème israélo-palestinien ? », avait lancé « Monsieur, si vous croyez qu’il y a une solution à ce problème, c’est que vous n’avez pas compris le problème » …
Débat
Alors que Frédéric Encel achève son exposé, Frank Tétart invite la salle à intervenir pour débattre avec lui. Voici quelques unes des questions qui lui ont été posées :
– Quelles sont les conséquences de l’effort de guerre sur la société israélienne ? La guerre est-elle responsable de la paupérisation de la société ?
Frédéric Encel remarque que la paupérisation diminue en Israël. Le taux de croissance est de 5 à 6 %, ce qui ne veut cependant pas dire qu’il n’ait pas d’importants écarts de niveaux de vie. En effet, le secteur des High Tech ne profite pas à toute la population.
En 1974, 34 % du budget de l’Etat était consacré à la défense. Ce pourcentage est actuellement tombé à 12 ou 10 %. La balance commerciale israélienne lui permet cette proportion.
Si on cartographie le tissu social, on s’aperçoit que c’est surtout le Sud, les religieux, les arabes israéliens et parmi eux les Bédouins qui profitent le moins de cette croissance.
– Si comme vous l’avez montré, la frontière peut-être bonne, cela ne veut pas dire que toute frontière est bonne. Le Mur, par exemple, peut empêcher le dialogue. Ce n’est pas le tracé du 4 janvier 1967. Il coupe des agglomérations palestiniennes et a pour conséquence de définir un Etat palestinien non viable.
Frédéric Encel rappelle qu’il s’agit d’un Mur en zone urbaine et d’une clôture ailleurs. Ce tracé englobe effectivement trois blocs d’implantations qui seront annexés par Israël ; il y a consensus autour de cette question. Néanmoins, les implantations peuvent avoir vocation à être déplacées comme celles de la Bande de Gaza qui l’ont été en deux semaines par Ariel Sharon. La jonction territoriale doit être assurée, le reste s’établira au fur et à mesure des négociations. La Colonie d’Ariel par exemple n’est pas viable dans le cadre d’un futur Etat palestinien.
– Quelles sont les conséquences pour le conflit israélo-palestinien des clivages intra-nationaux qui tendent à devenir plus forts au sein de la société israélienne ?
Selon Frédéric Encel, les tensions au sein de la population israélienne sont effectivement importantes et notamment entre laïcs et religieux. Il note l’exaspération de bon nombre d’Israéliens envers les “haredim” (c’est-à-dire les juifs orthodoxes) qui ne font pas leur devoir militaire en combattant pour Tsahal. On est face à deux populations qui ne communiquent pas, ce qui peut paraître problématique pour l’unité nationale. De plus, comme on l’a vu précédemment, le paysage politique israélien est divers et instable. La Knesset est élue au scrutin proportionnel intégral. 19 partis se répartissent 120 sièges. Les petits partis peuvent faire basculer la majorité (cf. carte de l’Atlas sur les coalitions à la Knesset).
Mais à l’heure où le Hamas joue la politique du pire dans la Bande de Gaza (ce qui apparaît comme problématique non seulement pour Israël, mais également pour Mahmoud Abbas, pour l’Autorité palestinienne et pour la cause palestinienne toute entière) les clivages intra-nationaux de la société israélienne ne semblent pas aussi considérables que les clivages israélo-palestiniens.
D’autre part, Frédéric Encel note que l’Autorité palestinienne ne possède pas de prérogatives en matière de politique étrangère et de sécurité, questions qui s’avèrent centrales dans les relations avec Israël.
– Y a-t-il eu des évolutions dans la représentation que les Israéliens ont d’eux-mêmes ?
Selon Frédéric Encel, 1967 a définitivement changé la donne, car beaucoup d’Israéliens ont perçu la victoire de 1967 comme confirmation divine. Cela a été synonyme pour Israël de perte de réflexion stratégique et de dépréciation de l’ennemi. 1973 marque la fin du dogme de l’invincibilité de l’armée israélienne (Tsahal) en tout lieu et contre tout adversaire arabe.
– Comment expliquez-vous le manque de considération des responsables politiques ashkénazes pour les citoyens Séfarades ?
Frédéric Encel : Les Séfarades sont arrivés en Israël dans les années 1950/1960. Ils n’étaient pas sionistes. Ils ont effectivement été victimes d’un manque de considération de la part de l’establishment ashkénaze auquel ils ont par ailleurs répondu par un mouvement de révolte en 1972. Ce clivage social perdure aujourd’hui encore. Pourtant les Séfarades ont participé au combat militaire et politique. Ils votent de manière générale pour le Parti Shass et le Likoud, alors même qu’il s’agit majoritairement de populations déshéritées ayant subi les conséquences de la politique libérale du Likoud. Ce qui revient à dire qu’ils font passer ce clivage bien après les enjeux relatifs à la question israélo-palestinienne.
– Quelles sont les conséquences de la montée de l’islamisme religieux pour Israël, notamment à Gaza ?
Frédéric Encel rétorque qu’actuellement l’intégrisme est une menace pour l’ensemble des démocraties.
Ainsi s’achève le Café géopolitique du mois de mai consacré à Israël. Il ne reste plus à Frank Tétart qu’à clore le débat, remercier Frédéric Encel de nous avoir présenté son ouvrage, Atlas géopolitique d’Israël et donner rendez-vous au public le mois prochain pour un café géopolitique consacré à l’Iran en présence de Bruno Tertrais.
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