La carte : outil d’analyse ou de manipulation ?
Avec
Yves Lacoste, Fondateur de la revue Hérodote, auteur de « Géopolitique : la longue histoire d’aujourd’hui », Larousse
Jean Radvanyi, Professeur de géographie à l’INALCO et Dominique Vidal, co-auteurs de « L’atlas du Monde diplomatique », Armand Colin
Dominique Vidal, Journaliste au Monde diplomatique, co-auteur de L’Atlas du Monde diplomatique, édition Armand Colin.
Frank Tétart, co-auteur des émissions et de l’Atlas du « Dessous des Cartes », ARTE
En collaboration avec la revue Hérodote et les café-geo de Paris
Compte-rendu
Sonia Jedidi ouvre ce Café géopolitique particulier au sein de la Société de Géographie afin de débattre du sujet de la carte. La carte constitue l’outil de référence pour la représentation en géographie : c’est une représentation construite de surfaces terrestres. Mais par le biais de la carte, le cartographe peut également faire passer un message et donner ainsi une interprétation orientée selon les idées qu’il veut illustrer. La carte a l’avantage d’être une image qui frappe l’esprit. Elle détient une force particulière et peut révéler un intérêt stratégique ; les choix opérés pour les réaliser ne sont pas toujours neutres. Dès lors, est-elle simplement un outil de représentation et d’analyse ou peut-elle également être perçue comme un outil de manipulation ?
Dominique Vidal ouvre le débat sur la question du succès des atlas en général, des chiffres éloquents à l’appui : 90 000 exemplaires vendus de l’Atlas du dessous des cartes dans sa première version, 110 000 exemplaires dans sa version petit format, 130 000 exemplaires des différents Atlas des peuples à La Découverte et 450 000 exemplaires pour les Atlas Autrementcumulés. Le premier Atlas du Monde diplomatique, paru en janvier 2003, s’est écoulé à 100 000 numéros pour son édition française et 250 000 dans les 6 autres éditions en langues étrangères. Trois ans plus tard, en février 2006, la seconde version de cet atlas s’est vendue à près de 100 000 exemplaires et sera traduite en 10 autres éditions étrangères pour atteindre entre 300 000 et 400 000 exemplaires vendus. Dominique Vidal rappelle à ce propos que Le Monde diplomatique est actuellement diffusé en 67 éditions étrangères. Il propose quatre clés d’explication à ce phénomène à succès :
Tout d’abord, le 9 novembre 1989, chute du Mur de Berlin, puis le 11 septembre 2001, date des attentats de New York et Washington, ont bousculé les réalités mondiales. Le public est donc à la recherche de nouvelles grilles de lecture, les anciennes étant considérées comme obsolètes. La recherche du citoyen est à la recherche d’une nouvelle vision globale du monde, que la formule de l’Atlas lui semble proposer.
Ensuite les citoyens se sentent un peu perdus face à un phénomène de surinformation amplifié par les nouvelles technologies. Ils recherchent des synthèses privilégiant l’essentiel plutôt que le détail. C’est le cas de nombreux Atlas. Celui du Monde diplomatique, par exemple, propose, sur les principaux problèmes du monde contemporain, 88 doubles pages, dont les textes ne dépassent jamais 3 feuillets.
Troisième élément : l’image est omniprésente dans la civilisation actuelle et joue un rôle décisif et essentiel dans notre appréhension du monde. Or les Atlas, et notamment celui du Monde diplomatique, combinent avec les textes un grand nombre des carte, mais aussi toutes sortes de graphiques, donnant ainsi à l’image une place centrale dans la représentation du monde.
Enfin, L’Atlas du Monde diplomatique est le résultat d’une étroite collaboration entre géographes /cartographes et auteurs des textes. Il s’agit donc d’un travail collectif de réflexion riche et poussée entre spécialistes de tous les domaines et professionnels de la représentation cartographique. D’où une fiabilité exceptionnelle.
Dominique Vidal souligne, en conclusion, que « la force de l’image va de pair avec la force de la polémique ». En effet, dans un texte, on peut enrober les questions difficiles par des figures de style, des effets…En revanche, dans les cartes, l’image est sans équivoque, plus radicale. Le cartographe doit prendre des décisions qui détermineront l’interprétation choisie par la carte. Par exemple, il devra choisir s’il fera apparaître des pointillés – et quels types de pointillés – entre le Sahara occidental et le Maroc, s’il rattachera ou non le Haut-Karabakh à l’Arménie, si Taïwan figurera ou non comme Etat, par quel tracé il représentera tracé la frontière entre le Cachemire et l’Inde… De même, il devra décider quelle appellation sera choisie : Golfe Persique, Arabique ou Arabo – Persique ? Mer du Japon ou mer de l’Est ?… Les choix du cartographe auront donc des conséquences politiques, mais aussi… en termes de vente : certaines options peuvent entraîner une baisse des ventes, voire une interdiction.
Dominique Vidal termine son intervention par une citation du cartographe du Monde diplomatique, Philippe Rekacewicz, extraite de son article « La cartographie, entre science, art et manipulation » :« La carte géographique n’est pas le territoire. Elle en est tout au plus une représentation ou une « perception ». La carte n’offre aux yeux du public que ce que le cartographe (ou ses commanditaires) veut montrer. Elle ne donne qu’une image tronquée, incomplète, partiale, voire trafiquée de la réalité. Voilà de quoi sonner le glas des illusions de cette partie du public qui lit la carte comme un fidèle reflet de ce qui se passe sur le terrain. » (http://www.monde-diplomatique.fr/20…)
Yves Lacoste débute son intervention en faisant référence à Philippe Rekacewiz pour qui la carte pourrait représenter un outil de manipulation. Dans son article, le cartographe du Monde diplomatique énumère des cas courants d’embarras diplomatiques mais, selon Yves Lacoste, parler de manipulation reste excessif. Le géographe fait référence aux esquisses publiées dans leMonde diplomatique (« Le monde vu de … ») qu’il qualifie « d’œuvres d’art spontanées ». Il déplore cependant beaucoup que les Etats-Unis, qui jouent pourtant un rôle fondamental dans le monde actuel, soient si peu traités dans l’Atlas du Monde diplomatique.
Dans la confection d’un atlas, il est primordial de garder à l’esprit que les situations géopolitiques et les rivalités contemporaines de pouvoir sur un territoire doivent être expliquées par l’histoire. A travers certains atlas, on a l’impression que le citoyen est placé devant une situation métaphysique, livré à lui-même, sans explications sur les pourquoi du comment. Cette attitude est dangereuse. C’est pourquoi Yves Lacoste exhorte à aller bien au-delà de la figuration. Il est en effet primordial d’expliquer la genèse de la formation des Etats qui résulte de rapports de force plus ou moins anciens. Un atlas requiert un raisonnement d’historien. Il faut donc habituer les lecteurs à ce que les rivalités de pouvoir actuelles résultent de situations différentes, d’évolutions, de différents facteurs dans diverses domaines. Le tracé d’une simple frontière sur une carte est le résultat d’une longue histoire. Sur l’importance de la référence à l’histoire, par exemple, la place importante de la colonisation/décolonisation et de la guerre d’Algérie dans les médias et le débat public actuel laissent peu de place à l’histoire à proprement parlé, aux événements et aux circonstances de l’époque. Le rôle de certaines populations autochtones se trouve même parfois complètement ignoré, tronquant ainsi la réflexion et l’analyse. C’est pourquoi Yves Lacoste s’est efforcé d’avoir souvent recours à la démarche historique dans son dernier ouvrage.
Sur la couverture, on peut découvrir des « diatopes » (type de représentation formé par la superposition schématique de différents plans du plus vaste au plus restreint), du conflit israélo-palestinien. Ce terme est forgé à partir du mot grec topos qui signifie « le lieu » et dia qui veut dire « séparation/distinction » et « à travers ». Les diatopes en géographie sont comparables aux diachronies en histoire et constituent une démarche qui cumule temps courts, moyens et longs dans une seule et même analyse. Les diatopes sont essentiels pour illustrer la complexité d’une situation, les répercussions d’une situation sur une autre et l’enchevêtrement des enjeux. Yves Lacoste nous offre alors plusieurs exemples de diatopes de son ouvrage : « Les zones d’influence de la France », « Les pays de l’isthme « syrien » et la péninsule arabique », « de l’Empire Ottoman à la guerre du Kosovo ». La méthode du diatope ne récuse cependant pas une cartographie plus classique mais amène les relations de cause à effets avec ses contradictions. Il a pu réaliser ces diatopes et les publier dans son ouvrage grâce aux grandes libertés que lui a laissées son éditeur. Pour son tout dernier ouvrage Géopolitique de la Méditerranée, il n’a pas fait appel aux mêmes outils cartographiques (éditeur différent) : la méthode reste la même mais la mise en place cartographique est différente. L’analyse géopolitique est complexe et évolutive. Dans son dernier ouvrage, il a voulu montrer les jeux d’interaction de part et d’autres de la Méditerranée entre forces politiques opposées. Les conflits entre forces politiques, voisines territorialement, ne manquent pas. Ces dernières peuvent d’ailleurs avoir des incidences très loin : ce qui se passe aux Etats-Unis se répercutent en Irak puis en Europe occidentale en raison des questions géopolitiques locales.
Dans l’intervention qui suit, Jean Radvanyi souligne la différence qui existe entre un atlas et une carte. Les atlas dont il est ici question ne constituent plus de simples moyens de localisation mais sont devenus thématiques dans la mesure où ils privilégient certains angles et axes particuliers. Jean Radvanyi s’accorde avec Yves Lacoste sur le fait qu’il aurait fallu que les Etats-Unis mais également l’Afrique soient davantage représentés. Cependant, le format magazine a ses contraintes et il faut savoir faire des choix. Pour cet ouvrage, par exemple, le choix s’est porté sur l’Asie qui a et qui va bouleverser le monde. Jean Radvanyi rejoint également Yves Lacoste sur la question de l’importance de l’histoire en soulignant que l’on ne peut traiter les conflits dans le seul axe contemporain. Néanmoins, en ce qui concerne la manipulation, les deux intervenants ne partagent pas la même vision. En effet, dans la mesure où la carte est le résultat du choix du cartographe, il y a manipulation. Cependant, il ne s’agit pas de considérer la manipulation comme synonyme de mensonge. Jean Radvanyi prend alors des exemples de cartes : la pieuvre symbolisant la menace russe vue par les Asiatiques, également choisie sur une autre carte pour imager la Russie eltsinienne. Aussi, en choisissant des modes de représentation particuliers, le cartographe impose sa propre façon de représenter et par là même le lecteur se trouve manipulé. Jean Radvanyi projette alors une carte publiée dans l’Atlas du Monde diplomatique : « Les résistances à l’hégémonie américaine ». Cette carte illustre bien le fait que la représentation qu’elle propose résulte de choix non neutres. En effet, cette seule carte représente les diverses formes de résistance à la puissance américaine : représentation des opinions publiques défavorables aux Etats-Unis associée à la représentation des pays membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, à celle des victoires électorales des gauches en Amérique latine, à celle, enfin, des défections de membres de la coalition américaine en Irak. La complexité de cette carte découle des choix du cartographe et des rédacteurs très volontairement assumés. Jean Radvanyi précise que l’on a souvent une vision très « européocentrée » lors de la conception de nos cartes et qu’il est important d’en sortir pour voir comment le monde peut s’appréhender de différents points de vue. La carte est également un formidable outil de synthèse : elle permet de synthétiser, condenser. La cartographie permet d’illustrer par un concept graphique une façon de représenter le monde de diverses manières. Le choix des illustrés, des proportions, des figurés…font également l’objet de choix du cartographe et, selon ces choix, il ne représente ou n’insiste pas sur la même chose (cf les cartes par anamorphoses). Les proportions des figurés, le choix de l’échelle permettent de mettre en valeur une idée. Des exemples de mêmes cartes à l’échelle mondiale sur le thème des réfugiés démontrent à quel point le choix des indicateurs a une importance.
L’Atlas du Monde diplomatique compte également un nombre important de graphiques. Les choix du cartographe sont guidés par ce qu’il veut montrer et, en cela, guide le lecteur vers son analyse. « Les forteresse du monde riche », carte représentant les camps de réfugiés des migrants dans l’Union Européenne, a suscité, lors de la publication de l’atlas, la plus grande polémique.
Ainsi, pour conclure, il s’agit de souligner que les choix (émanant du cartographe) des textes, des cartes ou encore des graphiques particuliers, mais également les choix de traiter ou non de tels ou tels sujets, ou encore de préférer tels ou tels indicateurs sur la carte orientent l’analyse du lecteur. Le terme de « manipulation » est sans doute trop fort. Cependant, on ne peut pas parler d’objectivité dans la mesure où la carte représente et impose la façon dont son auteur voit et appréhende les évènements.
Frank Tétart revient sur le succès de l’émission Le dessous des cartes (Magazine hebdomadaire de pédagogie politique dont l’organisation repose sur l’utilisation de la carte de géographie), qui, depuis 15 ans sait mettre en scène le monde.
« La carte ce n’est pas le monde mais le regard que l’homme a un jour posé sur lui. »
Frank Tétart s’appuie alors sur plusieurs exemples de projections différentes. Par le biais de ces choix, les cartes influencent et induisent les impressions du spectateur. Les choix du cartographe commencent en effet par le choix de la projection.
Plusieurs exemples sont présentés comme des déformations de la projection de Mercator, qui montrent les importantes distorsions entre des Etats et des continents pourtant de superficie équivalente. Le choix de la projection illustre au fond la façon dont chaque peuple se représente alors que la projection de Mercator est européo-centrée, une représentation chinoise montre un monde sino-centré, et un monde vu d’Australie mettra le Sud en haut dominant, soulignant la place de l’Australie dans le monde et ses rapports à l’Asie si proche.
Une représentation cartographique allemande du Traité de Versailles dans les années 1930 tend à manipuler les personnes à qui elle est destinée, par son analyse orientée. En effet, elle offre l’image d’une Allemagne menacée de toute part (figuration des territoires rétrocédés, territoires occupés, territoires démilitarisés…) et renforce l’idée du Diktat imposé à la nation allemande. Nombreux sont les exemples de cartes qui, bien qu’elles illustrent le même terrain ou le même évènement, se trouvent pourtant être si différentes. En effet, les représentations d’un même élément peuvent varier du tout au tout selon l’origine de son auteur.
De même, le choix de l’échelle a toute son importance. Par exemple, en ce qui concerne le conflit au Proche-Orient : une représentation de Jérusalem en plein cœur du conflit, avec les lieux saints n’a pas la même incidence sur les lecteurs qu’à une échelle plus vaste (Moyen-Orient) où l’on peut entrevoir les grands fleuves, l’aménagement du territoire, autres enjeux du conflit… Il est également important de souligner que la carte permet de croiser les données mais aussi d’entrer dans une certaine logique (exemple de l’Iran encerclé par les Etats-Unis déployés dans plusieurs bases au Moyen Orient). Ainsi, en intégrant les représentations dont certains acteurs de la scène internationale sont empreints, on saisit mieux leurs logiques d’action. Il s’agit enfin de ne pas oublier que les cartes permettent la prospective (Carte d’une grande Europe incluant la Russie et allant de Brest à Vladivostok). Le dessous des cartes nous permet de comprendre la géopolitique. Pour parachever les différents enjeux que peut recouvrir une carte, Frank Tétart intervient pour illustrer l’enjeu de la toponymie et, pour ce faire, projette alors une carte osant l’appellation « Mer de l’Est/ Mer du Japon ». Le choix des termes peut être significatif de parti pris. Il faut donc constamment être vigilent à ce que l’on veut représenter et choisir en conséquence les outils cartographiques adéquats.
DEBAT
Après les quatre interventions, Sonia Jedidi donne alors la parole au public, venu en nombre pour l’occasion à la Société de géographie. Les questions fusent, les invités ont incontestablement su intéresser la salle et susciter les réactions.
Une jeune femme prend notamment la parole en qualité de cartographe pour faire part de son sentiment quant à l’hypothèse du jour : la carte comme outil de manipulation. Selon elle, l’objectif du géographe doit être de rechercher l’information la plus juste possible. Pour cela, il doit travailler en collaboration avec d’autres spécialistes comme les historiens. La formation du cartographe lui permet de faire les choix graphiques adaptés à la lisibilité de la carte. L’échelle, la projection, les symboles, les couleurs… sont autant d’éléments qui sont choisis pour leur pertinence et leur clarté et doivent être, par conséquent, les plus aptes à retranscrire la réalité. La cartographie est en cela LE métier pluridisciplinaire par excellence.
Une autre question s’intéresse à l’influence que peuvent avoir les éditeurs dans les choix, les partis pris que dissimulent les cartes. Dominique Vidal confirme l’indépendance dont dispose et qui caractérise Le Monde diplomatique (La société Le Monde diplomatique SA est détenu à 49% par la société Gunter Holzmann, qui regroupe les personnels, et l’association Les Amis du Monde diplomatique). En ce qui concerne les risques d’interdiction liés aux choix cartographiques (par exemple sur la question du Sahara), il indique que la rédaction du Monde diplomatique a choisi de considérer le droit international et les résolutions des Nations unies comme la « Bible », la base dans la représentation des conflits.
Frank Tétart remarque alors que sur la question du Sahara occidental, certains éditeurs préfèrent éviter la question, et ne pas représenter la frontière, tant elle est sensible, par crainte de ne pouvoir être diffusés au Maroc.
Jean Radvanyi ajoute que même si l’ONU essaye de faire avancer les choses dans la résolution des questions de territoire, même eux doivent parfois reculer devant les tensions en adoptant « le langage diplomatique » qui contourne les difficultés.
La carte à grande échelle est un outil de pouvoir, un moyen d’action qu’utilisent les différentes forces politiques. Dans certains Etats, les cartes précises sont strictement réservées aux cadres politiques et militaires. En effet, elles peuvent révéler des installations militaires, des aménagements et infrastructures, des réserves énergétiques relevant du secret d’Etat.
Une personne dans l’assistance remarque alors qu’une légende développée pourrait faire office de médiations en émettant des nuances sur des questions sensibles afin de satisfaire les différents partis. Jean Radvanyi insiste alors sur le fait que la légende doit être claire, compréhensive et significative par essence.
Dominique Vidal intervient également pour expliquer que si l’on attend de l’auteur d’une carte ou d’un texte qu’il mentionne des sources fiables et des références claires, gages de sérieux, pas qu’il soit « objectif ». Le journaliste exprime un doute sur la notion même d’objectivité, chacun ayant ses convictions. La sincérité consiste, non pas à nier ces dernières, mais à les afficher, sachant que ce qui importe, c’est l’honnêteté et le sérieux du travail du journaliste comme du cartographe.
Yves Lacoste ajoute alors que si l’objectivité absolue existait, il n’y aurait plus de conflit. Cependant, l’atlas est destiné à être lu par une population vaste et variée, qui ne sont pas forcément des spécialistes et qu’il faut donc, par conséquent, les sensibiliser aux différents points de vue existants ainsi qu’aux toponymies diverses. C’est en ce sens qu’Yves Lacoste rappelle l’importance de raconter l’Histoire de la formation de la puissance des Etats ou l’Histoire de dépendance qui en caractérise d’autres afin de ne pas mettre le lecteur devant des situations métaphysiques sans explication en le laissant croire « que c’est ainsi un point c’est tout ».
Le point soulevé ensuite par la salle concerne la technique formidable de la carte interactive comme outil pédagogique : cette avancée n’est-elle pas finalement une manière de manipuler davantage ? Yves Lacoste confirme une diffusion de plus en plus importante des cartes que les techniques actuelles de la cartographie permettent de produire et de réactualiser rapidement. La carte devient ainsi un outil du débat géopolitique.
Une personne se rappelle alors qu’Yves Lacoste aurait dit, lors d’une intervention publique, que le plus grand échec des géographes est de n’avoir pas réussi à faire en sorte que les décideurs regardent les cartes. Interpellé, Yves Lacoste étaye alors ce propos en précisant que dire que les décideurs sont ignorants et ne connaissent pas les situations, est foncièrement ridicule. Bien au contraire, il est important d’entrer dans les logiques des uns et des autres. Le fait de ne pas savoir, de prendre en compte certains éléments ou d’en ignorer d’autres est le résultat de représentations personnelles. Dans le cadre de la situation actuelle en Irak, par exemple, quoique l’on puisse penser de la politique du gouvernement américain dans la région, il faut bien reconnaître que personne n’aurait pu imaginer que Chiites et Sunnites s’affronteraient, ou encore, qu’au sein même du courant chiite, différents courants rivaliseraient entre eux.
Dominique Vidal raconte alors qu’il a découvert à Prague, au ministère des affaires étrangères, un dossier cartographique préparé par la délégation tchécoslovaque à la conférence de paix qui suivit la Première Guerre mondiale. Masaryk, pour justifier la création de la Tchécoslovaquie, avait choisi, plutôt que de grands discours, la mise au point d’un appareil de cartes représentant la cohérence et les atouts géographiques, démographiques, économiques, etc. du futur pays. Il y avait même des cartes destinées à « annexer » au nouveau pays une province de la Pologne. Cet exemple montre un atlas peut devenir un outil argumentaire en matière diplomatique.
Frank Tétart précise que les cartes font parfois peur aux Etats. En effet, un responsable du service cartographique de l’ONU lui a confié qu’à l’occasion de certaines rencontres, certains Etats mettaient leur veto pour éviter le recours aux cartes. Cela illustre bien le fait que les cartes peuvent parfois dévoiler une réalité souvent trop brutale ou intolérable et faire réellement peur.
La dernière intervention prend en considération le conflit qui a eu lieu en Yougoslavie. On l’a vu, à cette occasion, l’informatique a permis aux journaux de produire rapidement des cartes en masse et notamment sur la localisation des différentes communautés sur le terrain. Mais en tant qu’instrument de différenciation spatiale par nature, les cartes peuvent également se trouver dans l’impossibilité de rendre compte d’une réalité plus subtile dans certains cas, comme les mariages mixtes ou la présence dans un même immeuble, à différents étages, des communautés serbes, bosniaques et croates. Ce n’est pas en soi de la manipulation mais, dans ce cas précis, les cartes ne sont intrinsèquement pas compétentes pour représenter une réalité.
Malgré les nombreuses demandes de paroles, Sonia Jedidi est dans l’obligation, compte tenu de l’heure avancée, de clore ce Café géopolitique en invitant le public présent à se faire sa propre opinion concernant la question du jour : la carte comme éventuel outil de manipulation, en ayant recours à la consultation des atlas des auteurs intervenants à ce débat.
HOLZINGER Flavie, Doctorante à l’Institut Français de Géopolitique – Université Paris 8.
Yves Lacoste, Géopolitique, la longue histoire d’aujourd’hui. Larousse, 2006.
Sous la direction d’Alain Gresh, Jean Radvanyi, Philippe Rekacewicz, Claude Samary et Dominique Vidal, L’Atlas du Monde diplomatique, Armand Colin, 2006.
Jean-Christophe Victor, Virginie Raisson et Frank Tétart, Le Dessous des cartes. Atlas géopolitique. Editions Arte-Tallandier, 2005.
À la Société de Géographie (Amphithéâtre) 184, boulevard Saint-Germain – Paris 6e Métro Saint Germain des près 01 45 48 54 62