« La Corse entre dérive sociétale et système mafieux » par Joseph Martinetti
L’assassinat de deux notables ajacciens à un mois seulement d’intervalle, place à nouveau la Corse à la une des médias nationaux. Le banditisme semble désormais gangréner tous les secteurs de la société insulaire et la fréquence des règlements de compte permet d’évoquer de manière désormais explicite l’existence d’un système mafieux sur l’île de Beauté. A la violence politique légitimée par les partis nationalistes, s’est substituée une criminalité de droit commun révélant les stratégies prédatrices de gangs qui visent dans une lutte armée sans merci, à contrôler les territoires littoraux. Le bilan humain est lourd pour cette île méditerranéenne de seulement 300 000 habitants et permet de confirmer son statut peu enviable de région la plus criminogène d’Europe. L’autre grande île de la criminalité, la Sicile, enregistre en moyenne un nombre équivalent d’assassinats pour une population vingt fois supérieure. Pour endiguer ce phénomène, l’Etat semble désemparé et son action est rendue peu lisible par les signaux contradictoires émanant de ses différents services, mais aussi par les ambiguïtés entretenues par une classe politique et médiatique locale prompte à instrumentaliser le sentiment identitaire régional pour masquer les dysfonctionnements réels de la société insulaire. Une réflexion géopolitique intégrant ces récents événements dans un contexte géohistorique plus ample, peut contribuer à clarifier cette situation.
Comprendre les événements de l’automne 2012
L’avocat pénaliste Antoine Sollacaro et le président de la Chambre de Commerce et d’Industrie de la Corse-du-Sud, Jacques Nacer sont les victimes principales des règlements de compte de l’année 2012. Notables influents dans la vie politique, économique et sociale de la Corse méridionale, ces deux personnalités sont liées à l’émergence depuis les années 1990 de l’ancien MPA (Mouvement pour l’autonomie) et étroitement associés à la personnalité charismatique, mais contestée d’Alain Orsoni. Leur proximité est mise en relief par leur action conjointe en faveur du club de football ajaccien ACA (Athlétic Club Ajaccien), dont Orsoni est devenu depuis 2008 le Président, à son retour d’Amérique Centrale. Sollacaro a toujours affiché son engagement politique en faveur des nationalistes. Il participe ainsi au procès des jeunes militants nationalistes radicaux devant la Cour de Sureté de l’Etat en 1979, au procès de Lyon en 1985 où il défend les nationalistes impliqués dans l’assaut de la prison d’Ajaccio, puis plus récemment dans le procès d’Yvan Colonna. J. Nacer, pour sa part, personnalité de la société civile, est connu pour son pragmatisme et il est peu impliqué dans l’action politique. Il est issu d’une ancienne famille de commerçants d’origine israélite, estimée dans la ville impériale. Leur assassinat opéré selon la méthode classique des règlements de compte semble sous toute réserve renvoyer à la nébuleuse de conflits meurtriers qui implique la famille Orsoni et l’ancien MPA.
Ce parti nationaliste apparait en 1990 et est issu de la scission du FLNC et de sa vitrine politique la Cuncolta Naziunalista. Il est ancré pour l’essentiel sur Ajaccio et ses vallées proches. A ce moment-là, le nouveau MPA et sa branche armée (FLNC Canal habituel) sont les interlocuteurs de Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur du gouvernement Rocard. Ils négocient, sans mandat électoral, un nouveau statut d’autonomie pour la Corse en échange d’un renoncement à la violence politique. Appliquant la trop rapide équation qui consiste à expliquer la violence par le sous-développement économique de l’île, le gouvernement socialiste choisit en effet de consolider alors ce que l’on nomme le camp du progrès fédérant dans un même credo libéral, fédéraliste et européen le PS de Haute-Corse, les Libéraux de Corse du Sud, autour de José Rossi et le MPA, tous favorables à une évolution institutionnelle et à une reconnaissance du peuple corse. Il s’agit pour Paris d’affaiblir les bastions traditionnels que sont le parti gaulliste autour de Jean-Paul de Rocca Serra et les Radicaux de Gauche autour de François Giacobi considérés comme les tenants d’un immobilisme reposant depuis le XIXe siècle sur la gestion clientéliste des subsides publics. Les responsables de la place Beauvau voient en Alain Orsoni l’espoir d’une Corse nouvelle et n’hésitent pas à promouvoir de façon peu scrupuleuse le bel et habile communiquant, qui devient alors l’invité vedette de tous les médias nationaux «branchés». L’affirmation du MPA révèle très vite l’apparition d’un néo-clanisme, constitué désormais par un réseau essentiellement ajaccien de nouveaux hommes d’affaires, combinant intérêts politiques et intérêts économiques et représentés par un large éventail de professions juridiques, agents comptables et autres investisseurs. Les anciens alliés nationalistes du Canal historique ont tôt fait de dénoncer ce «Mouvement pour les Affaires» qui enfreint les partages territoriaux établis depuis plus de dix ans entre factions clandestines. Une guerre fratricide à l’origine de centaines d’assassinats s’engage alors. Elle entache le nationalisme «soft» du MPA et lui interdit de poursuivre ses succès électoraux pourtant prometteurs en région ajaccienne. Les affiliés vont cependant s’installer durablement dans le monde des entreprises et conquérir les institutions consulaires à partir de 1994. Gilbert Casanova, alors gérant des succursales Peugeot, évince Edouard Cuttoli lui-même patron du Casino d’Ajaccio, membre du RPR et proche de Jean-Jé Colonna, ancien de la French Connection et considéré par le rapport Glavany en 1998 comme le tout puissant «parrain» du milieu corse. Dans un contexte de rivalités intenses qui impliquent à la fois des truands et des politiques, la mainmise du MPA sur la Chambre de commerce d’Ajaccio ne sera plus remise en question malgré la dissolution officielle du mouvement. Raymond Ceccaldi puis Jacques Nacer qui en acceptent successivement la présidence sont alors liés au réseau entrepreneurial de l’ex-MPA même s’ils ne se présentent que comme des libéraux à sensibilité corsiste.
Rapidement les affaires véreuses se multiplient autour de l’organisme consulaire de Corse-du-Sud. G. Casanova est arrêté près de Béziers pour trafic de drogue à grande échelle en 2008. Raymond Ceccaldi est compromis dans l’affaire de la SMS, Société Méditerranéenne de Sécurité, vaste affaire de corruption étendue aux rivages méditerranéens français, autour d’une entreprise de sécurité dont le dirigeant Antoine Nivaggioni, proche d’Alain Orsoni a été assassiné en 2010. Cette affaire serait centrale pour comprendre la recrudescence de règlements de compte ajacciens, en partie internes à cette nébuleuse entrepreneuriale. Ainsi l’élimination d’Yves Manunta liée à l’affaire SMS est considérée comme une des pistes possibles des assassinats de Nacer et Sollacaro. Ce nationaliste, associé dans un premier temps à Nivaggioni dans la création de la SMS, entre par la suite en conflit avec le groupe dirigeant de l’entreprise. Puis après deux tentatives spectaculaires d’homicide en centre ville, il est finalement abattu en juillet 2012. Ces assassinats s’intégreraient alors dans un cycle de vengeance affectant des personnalités «périphériques» au système de l’ex-MPA.
Confusément, cette riposte «vendettaire» se mêle à d’autres affaires de vengeance internes impliquant la famille Orsoni. On rappellera brièvement les épisodes agités de l’affaire Castola père (2005) et fils (2009), anciens membres du MPA en rupture avec les Orsoni. Construit dès l’origine dans une opacité totale entre monde politique, entreprises et banditisme, le réseau de l’ancien MPA engendre ses propres ferments de dislocation. Mais la nébuleuse de l’ex-MPA est également engagée dans une lutte territoriale sans merci avec la bande ajaccienne du Petit Bar, du nom d’un café du cours Napoléon. Il s’agit d’une bande de voyous revendiquant un engagement nationaliste et qui s’est associée avec les héritiers UMP de Jean-Jé Colonna contrôlant les affaires de la rive sud du golfe d’Ajaccio. On évoquera l’épisode en 2011 de l’assassinat spectaculaire de Marie-Jeanne Bozzi, maire UMP de Porticcio-Grosseto et sœur d’un des héritiers de Jean-Jé Colonna dans une affaire qui semble là aussi renvoyer à l’ex-MPA. Mais la complexité de ces intrications entre bandes armées et partis politiques nous renvoient à un événementiel bien trop dense pour pouvoir être détaillé. A ce contexte ajaccien particulièrement instable, il faudrait ajouter les bandes criminelles du nord de l’île où la décomposition de la fameuse «Brise de mer» a laissé place à une situation complexe où s’affrontent «bergers braqueurs» de Venzolasca, anciens nationalistes de la Plaine Orientale, clan Costa et Mattei…
Un système mafieux atomisé
On soulignera en conséquence l’existence d’un système criminel corse atomisé et instable expliquant la fréquence des assassinats et le caractère vendettaire des règlements de compte qui ponctuent les rivalités commerciales et politiques sur les territoires de profit. S’agit-il d’un système mafieux ? Le fonctionnement hiérarchisé et structuré de la mafia sicilienne organisé en coupole est certes bien éloigné du désordre corse. La criminalité en Sicile est le produit d’une histoire différente et est enracinée dans l’existence des grands domaines féodaux encadrée par des intendants, les gabellotti dont on ne retrouve pas l’équivalent en Corse. Avec des structures sociales plus égalitaires, la société corse engendre des organisations criminelles multiples qui ne sont pas sans rappeler le caractère extrêmement cloisonné de son relief. Cette fragmentation n’atténue cependant pas les imbrications de type mafieux entre la société civile, la sphère économique et la sphère politique. Le désordre n’est d’ailleurs peut-être qu’une étape provisoire dans l’organisation et le fonctionnement du banditisme corse. Le rapport entre le phénomène mafieux et l’ensemble de la société n’est également pas le même en Corse et en Sicile. Leonardo Sciascia évoquait en 1979 au cours de ses entretiens avec Marcelle Padovani une mafiosité de la société sicilienne, perméabilité difficile à combattre entre le banditisme et une société civile sicilienne très critique vis-à-vis de l’Etat italien. Mais avec les assassinats des juges Falcone et Borsellino en 1992 un réel cloisonnement entre les Siciliens d’une part et les mafieux d’autre part s’est imposé au cœur de la société sicilienne. Le combat anti-mafia imprègne désormais les esprits et la législation mise en place par l’Etat permet une réappropriation des biens mafieux par les autorités et les associations locales. En Corse, tout est encore opaque dans une île où la revendication nationaliste défie et conteste l’Etat français depuis presque un demi-siècle et fragilise ainsi le rôle du seul acteur potentiellement capable de vaincre le banditisme. Sans tomber bien évidemment dans un amalgame simpliste entre revendications nationalistes et banditisme, force est de reconnaître l’extrême difficulté qu’a la puissance publique à lutter à la fois contre le terrorisme politique et contre le banditisme. Leurs évolutions à partir des années 1960 sont étroitement et confusément liées quand la Corse assiste à l’irruption d’une économie touristique de nature assez rapidement prédatrice. La rente foncière interrompt le cycle séculaire de la pauvreté et légitime les revendications d’une jeunesse qui adhère aux revendications autonomistes puis indépendantistes en aspirant au contrôle des nouvelles ressources. Cette rente assure concomitamment le retour sur l’île du milieu corse. Légitimiste, proche du pouvoir gaulliste, le grand banditisme bien implanté dans le sud de l’île est amené dès les années 1970 à combattre les jeunes clandestins nationalistes. En pratiquant le racket, ces derniers empiètent en effet sur leurs territoires de prédation comme semble l’attester l’assassinat de Guy Orsoni, frère d’Alain en 1983. Mais la violence armée consolide rapidement le pouvoir nationaliste dans la société insulaire et au cours des années 1980 une certaine porosité a vite fait de s’installer entre nationalisme et banditisme. Pragmatiques, les voyous comprennent l’intérêt d’instrumentaliser la lutte contre l’Etat, principal obstacle au développement des affaires illicites. Aussi les exemples d’interférences sont nombreux entre les uns et les autres comme semblent l’attester l’affaire du golf de Sperone dans les années 1990 ou les liens supposés entre Charles Pieri et le gang de la «Brise de Mer». L’idée commode défendue par l’excellent journaliste d’investigation Jacques Follorou selon laquelle l’Etat n’aurait ciblé que la violence clandestine est partiellement infirmée par ce constat. De la même façon, de nombreux élus comprennent dès les années 1980, l’intérêt d’une récupération à la fois politicienne et affairiste de la revendication «corsiste».
Une rhétorique consensualiste qui élude les responsabilités locales
En conséquence, de nombreuses ambiguïtés obèrent l’interprétation du phénomène mafieux en Corse, Elles sont entretenues par la classe politique et les médias, par intérêt, pragmatisme mais aussi par faiblesse. La plupart des médias locaux ne cessent de nourrir un dangereux et appauvrissant consensualisme dans l’île visant à tout interpréter à l’aune d’une logique binaire, celle qui consisterait à opposer les Corses aux Anti-Corses. Il est vrai que la menace mafieuse ou politique pèse toujours contre des investigateurs trop scrupuleux rapidement châtiés par une menace ou un plasticage dans une microsociété d’interconnaissance généralisée. Mais l’adoption de ce discours binaire révèle aussi le confort dans lequel s’est installée une nouvelle élite à sensibilité nationaliste qui en bénéficiant des emplois publics crées généreusement dans les années 1980 développe à satiété une vision téléologique de l’histoire de la Corse, inspirée des grands récits tiers-mondistes de la décolonisation. On clôt ainsi le débat sur la mafiosité à moindre frais et on élude les responsabilités locales d’une dérive sociétale avérée. La classe politique locale se complait également dans les discours binaires et victimaires, consciente des stratégies électorales de ratissage qu’elle doit adopter pour garder ou conquérir le pouvoir. Le fort potentiel électoral des nationalistes les rend désormais arbitres de tout scrutin. La stratégie électorale des nationalistes modérés leur a pratiquement permis de conquérir la commune de Porto-Vecchio et de fortement compromettre le pouvoir d’Emile Zuccarelli à Bastia. Le message est bien compris à Ajaccio par le jeune député UMP Laurent Marcangeli et le Maire apparenté socialiste Simon Renucci, tous deux engagés dans des manœuvres de séduction «identitaire» pour préparer les élections municipales de 2014. Le discours politique baigne dès lors dans un dangereux consensualisme politiquement correct et occulte le débat dont la société a besoin. Accusé dans une même rhétorique d’en faire trop ou pas assez, l’Etat a néanmoins de réelles responsabilités dans la situation actuelle. La première réside dans l’absence de continuité de son action comme l’a maintes fois souligné le juge Gilbert Thiel. Ses services mal coordonnés voire rivaux n’ont pas été à la hauteur de l’enjeu. La dérive sociétale de l’île n’a pas non plus épargné ses services de police et de justice. Depuis 2004 et la loi Perben II ont été mises en place les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) qui regroupent des magistrats du parquet et de l’instruction et sont spécialisées en matière de criminalité organisée, de délinquance financière mais d’affaires dont la complexité justifie des investigations importantes, meurtres commis en bande organisée, blanchiment, crimes aggravés d’extorsion. Pour Fabrice Rizzoli, spécialiste français des mafias italiennes, elles constituent une avancée dans le droit français, bien en retard cependant par rapport à la législation anti mafia adoptée dans la péninsule. Les affaires corses sont désormais gérées par la JIRS de Marseille. Cette dernière est pourtant l’objet de contestations véhémentes émanant du milieu nationaliste. Sa récente dénonciation comme une justice d’exception peut aussi bénéficier de la caution morale d’associations de droits de l’homme.
Violence et société, une réflexion à plus long terme
La violence en Corse depuis les années 1960 est protéiforme. Elle associe trop étroitement revendications politiques, voire idéologiques et banditisme classique. Elle gangrène désormais le fonctionnement de la société insulaire et remet largement en cause son fonctionnement démocratique. La liste des notables et des élus assassinés depuis les années 1980 est impressionnante. Tous ne sont certes pas éliminés pour les mêmes raisons, certains de toute tendance politique ont lutté pour s’opposer à cette dérive sociétale tandis que d’autres y ont grandement participé. La violence s’inscrit malheureusement de façon endémique dans la longue durée de l’histoire insulaire comme si la société corse avait raté le processus de «civilisation des mœurs» cher à Norbert Elias, processus consistant à transférer à un état légitime le monopole de la violence avec l’accord et l’affirmation des individus dans le corps social. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’île recense en moyenne une centaine d’assassinats par an. Ils relèvent de conflits familiaux ou claniques et reposent encore sur un code d’honneur dont les préoccupations économiques ne sont toutefois pas absentes (conflits de terre, de droits). Mais ils sont aussi le fait de prédations territoriales sur les premières entreprises locales et préfigurent à ce titre la situation actuelle. C’est dans les années 1930, dans une île exsangue démographiquement, que l’Etat éradique de la manière forte, le banditisme. L’île connait alors une période pacifiée durant à peine plus d’une trentaine d’années. Cette éradication reste toutefois partielle. La violence sociétale a trouvé dans les guerres mondiales ou l’aventure coloniale des exutoires dans l’armée ou l’administration publique. En réalité, la violence a été canalisée et s’est exportée sur le continent comme l’atteste dès le début du XXe siècle l’organisation à Marseille ou Paris d’un puissant milieu corse, toujours politiquement légitimiste. Les tensions sociales vécues dans les communautés d’une société non pacifiée ont été canalisées par l’adhésion massive à la nation française, mais la légitimité de l’Etat ne l’emporte pas sur les liens interpersonnels. Cet «échec» historique explique-t-il les dérives actuelles ?
Désormais la violence n’est plus le fait d’un sous-développement ou d’une prétendue pauvreté de la région, interprétation de caractère marxiste qui reste bien commode et qui peut encore faire dire à des observateurs locaux que le «marasme économique est favorable à un développement hors normes de la délinquance»! Plus fondamentalement, la société corse est une nouvelle fois confrontée à l’enjeu de sa pacification démocratique. Pour y accéder, les ambigüités doivent être levées. Les légitimes revendications culturelles d’une île méditerranéenne, voire italique, ne doivent plus continuer à masquer la légitimation de revendications et de contestations violentes.
Joseph Martinetti
IUFM Université de Nice, responsable master enseignement HG