« La France au chevet du Mali : une intervention militaire si facile ? » par Antonin Tisseron
Alors que le mois de janvier se termine, les armées françaises, maliennes et les premiers contingents africains sont engagés dans la reconquête du Nord-Mali. Sur le front diplomatique, le groupe armé Ansar Eddine fait également face à des forces centrifuges avec la création du Mouvement islamique de l’Azawad (MIA) autour d’Alghabasse Ag Intalla, issu de la tribu des Ifoghas et annonçant souhaiter privilégier une « solution pacifique ». Bien loin d’être une fin, cette offensive militaire n’est cependant que le prélude au déploiement de mesures destinées à résoudre des conflits anciens internationalisées dont la compréhension – et la résolution – implique de croiser les échelles en prenant en compte à la fois le poids de forces profondes mais aussi des dynamiques plus récentes, non sans risques pour la France.
En déclenchant l’opération « Serval » le 11 janvier 2013, à la demande du président malien, l’armée française a très probablement sauvé le régime de Bamako. Alors que des négociations avaient lieu à Ouagadougou entre les groupes armés du nord et les autorités maliennes, Al Qaïda au Maghreb islamique, le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest et leurs alliés d’Ansar Eddine lançaient une offensive dans la région de Mopti, bousculant l’armée malienne.
S’il réveille les discours critiques sur la « Françafrique » et la France « gendarme de l’Afrique », l’engagement de soldats français sur le territoire malien marque une nouvelle étape dans la lutte contre les groupes terroristes dans le Sahel et la fin – devant l’urgence – d’une approche indirecte jusque là privilégiée. À l’exception de l’Algérie, qui a refusé l’aide de l’ancienne puissance colonial, la France est en effet présente aux côtés des États de la région depuis plusieurs années tout comme d’autres puissances à l’exemple des États-Unis. Depuis 2002, Washington a initié des programmes de renforcement des forces de sécurité et de lutte contre l’extrémisme pour un coût de plusieurs dizaines de millions de dollars. Pour la seule année 2012 par exemple, le Partenariat Transsaharien Contre le Terrorisme (Trans-Sahara Counter Terrorism Partnership – TSCTP) disposait de près de 100 millions, répartis à raison de 46 millions de dollars pour l’Operation Enduring Freedom – Trans Sahara (OEF-TS, récemment renommée Operation Juniper Shield) relevant du Pentagone et de 52 millions pour le département d’État et l’USAID[ref]Alexis Arieff et Kelly Johnson, Crisis in Mali, Congressional Research Service, 16 août 2012, p. 15. Aux sommes engagées dans le cadre du programme régional TSCTP, il convient d’ajouter l’aide bilatérale, qui s’élevait, pour le seul Mali, à 143,8 millions de dollars pour l’année 2012 par l’USAID et le département d’État (hors aide d’urgence).[/ref].
De ce point de vue, la trajectoire du Mali depuis le début de l’année 2012 marque un échec pour les pays engagés dans sa consolidation et le renforcement de ses capacités. Pire, le capitaine Sanogo, à l’origine du coup d’état de mars 2012, aurait bénéficié des programmes américains, tout comme plusieurs soldats ayant rejoint la rébellion du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) ou Ansar Eddine.
Une internationalisation de conflits anciens
Mais le principal échec reste sans conteste l’incapacité – ou le manque de volonté – de l’État malien de solutionner des tensions anciennes. Au lendemain de la rébellion touarègue de 1963-1964, le nord est placé sous tutelle militaire. Combinée aux sécheresses des années 1970 et 1980, la répression provoque l’effondrement de l’économie pastorale nomade et un exil de nombreux jeunes touaregs vers les pays voisins, en Algérie d’abord pour trouver un emploi, puis de plus en plus en Libye en raison de l’accueil à bras ouverts par les autorités à tout travailleur potentiel et des opportunités d’engagement dans l’armée libyenne. Quant aux quelques programmes de développement, ils ne permettent pas d’atténuer cette marginalisation, le nord restant un grand oublié des programmes d’éducation, de santé et d’infrastructures.
En 1990, le conflit reprend et, malgré la signature du pacte national d’avril 1992[ref]Le « Pacte national » prévoyait une démilitarisation graduelle du Nord, l’intégration totale des rebelles dans les forces nationales. Il reconnaissait aussi la marginalisation économique du nord et promettait un plan de redressement économique, le tout accompagné de changements constitutionnels transférant aux régions nombre de prérogatives étatiques et ouvrant la voie à des coopérations internationales décentralisées.[/ref] et une cérémonie de la « Flamme de la Paix » à Tombouctou le 27 mars 1996, les oppositions demeurent. L’intégration de milliers d’ex-combattants avec des grades répondant au seul souci de ne pas froisser les égos, la nomination de certains leaders à de hautes fonctions administratives sans formation, ainsi que la présence sur les listes de candidats et l’intégration de personnes n’ayant pas combattu entre 1990 et 1995[ref]Charles Grémont, « Ancrage au sol et (nouvelles) mobilités dans l’espace saharo-sahélien : des expériences similaires et compatibles », L’Année du Maghreb, VII, 2011, pp. 177-189, p. 186. Cette présence de personnes n’ayant pas combattu est liée au fait que les listes ont été établies « par les anciens chefs de mouvement en étroite collaboration avec les chefs de fraction et autres leaders politiques locaux » et que, pour ces derniers, l’intégration était avant tout une « ressource à investir » (pour des raisons à la fois financières et politiques).[/ref], s’avère contre-productive. Dans ce contexte, la politique d’Amadou Toumani Touré, élu à la présidence en 2002, n’ajoute pas à l’apaisement et au renforcement de la capacité de l’État malien à offrir de la sécurité aux populations du nord ou à rendre de la justice. Le processus de décentralisation est dévoyé par des relais locaux peu honnêtes et peu soucieux de développer la zone. Aucune solution à moyen et long terme n’est réellement mise en œuvre pour les régions du nord. Le délaissement matériel dans lequel est maintenu le Nord-Mali, de nouveaux épisodes de sécheresse et l’insatisfaction de combattants touaregs intégrés dans l’armée malienne provoquent, en mai 2006, un retour de la rébellion dans la région de Kidal.
La situation du Nord-Mali ne peut toutefois se réduire à cette opposition Nord-Sud. Il existe d’abord des dissensions internes entre Touaregs, entre Touaregs et Maures, groupes tributaires et nobles. Ensuite, les conflits locaux sont entrés de plein pied dans la mondialisation au début des années 2000. Le développement du trafic de drogues sud-américaines a renforcé le trafic d’armes légères et permis « la création de véritables fiefs »[ref]Pierre Boilley, « Géopolitique africaine et rébellions touarègues. Approches locales, approches globales (1960-2011) », L’Année du Maghreb, VII, 2011, pp. 151-162, p. 159.[/ref]. Surtout, depuis trois décennies, le Sahel est le théâtre de dynamiques de recomposition du champ religieux en Afrique associant les acteurs économiques et intellectuels locaux aux acteurs religieux transnationaux, dont les groupes armés algériens issus des islamistes radicaux du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) ne sont que la partie la plus visible. Dans l’ensemble de la sous-région, différents acteurs islamiques promeuvent les valeurs du courant de l’islam auxquelles ils sont affiliées, favorisent la diffusion des doctrines réformatrices en vogue et soutiennent un activisme politique nourrissant un processus de renégociation des termes du religieux au Sahel[ref]L’opposition entre le groupe Ansar Eddine et le MNLA est révélatrice de ces conceptions opposées. Alors qu’Ansar Eddine revendique l’application de la shari’a au Mali, le MNLA demande un État laïc et est plus proche des pratiques traditionnelles touarègues reposant sur un islam tolérant et respectant la place des femmes dans l’ordre social. Cependant, l’opposition entre Ansar Eddine et le MNLA n’est pas seulement sociale. Politiquement, le MNLA représente les réfractaires aux accords d’Alger (les proches de Bahanga) et ceux qui en ont été graduellement évincés (les membres de la tribu Idnan d’Ag Najim), aux dépens de celui qui avait tenu le premier rôle lors du règlement du soulèvement de 2006, Iyad Ag Ghali. De même, il ne faut pas oublier l’importance des trafics et les luttes que génère leur contrôle.[/ref].
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L’éviction du MNLA des principales villes du Nord-Mali, tout comme l’échec de l’Algérie à s’imposer comme médiateur – Iyad Ag Ghali a dénoncé durant les premiers jours de janvier un accord signé à Alger le 21 décembre avec Anser Eddine et le MNLA – sont en cela des avatars de cette internationalisation de tensions anciennes. Les populations en sont les premières victimes : leurs revendications sont devenues inaudibles, les touristes et les ONG ont déserté la région. Mais en intervenant militairement au Nord-Mali, la France s’est insérée au premier plan de cette géopolitique sahélienne mondialisée, non sans dangers, comme le rappellent à la fois les témoignages d’exactions contre des Arabes et des Touaregs par l’armée malienne dont elle sera tenue pour partie responsable et l’audience, dans le monde arabe, de discours présentant à tort l’intervention française comme une opération menée par des « croisés » chrétiens contre des musulmans[ref]L’influent chef du Haut conseil islamique malien, l’imam wahhabite Mahmoud Dicko, a d’ailleurs dénoncé le 25 janvier dernier la « campagne de dénigrement » lancée contre l’intervention française dans le monde arabo-musulman tout en rappelant que le Mali était un pays à 90 % musulman, et demandé à ses fidèles de faire bloc derrière la France et les autorités maliennes. Avant lui, le malékite Chérif Haïdara avait fait de même…[/ref].
Paris a semble-t-il pris la mesure de ce risque d’engluement en demandant aux autorités maliennes d’« engager sans plus attendre des discussions avec les représentants légitimes de la population du Nord »[ref]Thierry Oberlé, « Mali : la prise de Kidal ravive les tensions », Le Figaro, 30 janvier 2013.[/ref] et en appelant à plusieurs reprises les contributeurs de la Mission internationale de soutien au Mali (MISMA)[ref]Initialement de 3 300 soldats, le contingent de la MISMA a été porté à 5 700 hommes le 26 janvier au cours d’une réunion des chefs d’état major des États-membres de la Cédéao. Selon le chef d’état major général des armées ivoiriennes et président du Comité des chefs d’état major de la Cédéao, plusieurs pays avaient alors commencé à déployer des troupes, ou annoncé souhaiter contribuer : le Burkina Faso, le Niger, le Togo, le Nigeria, le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Libéria, le Sénégal et la Sierra Leone. Le Ghana aurait également, selon le ministère de la Défense français (dépêche AFP datée du 30 janvier 2013 – à noter que la Côte d’Ivoire, le Libéria, le Sénégal et la Sierra Leone ne sont pas mentionnés par le journaliste français), promis de contribuer. À ces contingents de la Cédéao, s’ajoutent enfin les militaires du Tchad, qui seraient entre 1 400 et 2 000 selon les sources.[/ref] à déployer rapidement le contingent africain pour prendre le relais de soldats français dont la présence est temporaire. Toutefois, les militaires français – du moins une partie d’entre eux – resteront très probablement au Mali plus longtemps que le souhaiterait l’Élysée et l’affirme le Quai d’Orsay. Un départ précipité serait en tout cas l’un des pires scénarios, susceptible de nourrir des rancœurs à la hauteur de la joie suscitée par l’arrivée d’une armée française aujourd’hui seule force capable de combattre les groupes armés les plus radicaux et de s’imposer comme arbitre entre le gouvernement de Bamako et les populations du Nord.
Reste, in fine, que l’intervention militaire française n’est qu’une étape dans une lutte contre l’extrémisme en Afrique du Nord et de l’Ouest dont les fronts sont avant tout politiques et religieux et dans laquelle, qu’ils le veuillent ou non, les Africains sont en première ligne.
Antonin Tisseron est chercheur associé à l’Institut Thomas More
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