La gauche, l’identité et la nation
Cet article a été publié dans le Figaro du 28/03/2007 dans une version légèrement plus courte, disponible ici. Il a également été accepté par Libération
À moins d’un mois du premier tour de l’élection présidentielle, le débat s’est fortement focalisé sur un ensemble de questions touchant à la nation française et à l’identité. Nicolas Sarkozy a été le catalyseur de cette fixation du débat électoral, en annonçant, s’il était élu, la création d’un ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Ce débat est pourtant bien antérieur à son intervention. Depuis 25 ans, la progression du Front National est le signe d’une question identitaire et nationale fortement ancrée en France, et qui progresse. La nation n’est plus le référent identitaire commun à tous les Français. Certains privilégient d’autres identités, d’autres adhèrent à des représentations particulièrement réductrices et fermées de la nation.
C’est donc un problème ancien auquel la gauche n’a pas su répondre, ni au pouvoir ni dans l’opposition. Traditionnellement, elle considère que s’il n’y avait pas tant de chômage, de précarité, d’inquiétude quant au risque de déclassement social et économique, pour soi ou ses enfants, ce problème ne se poserait pas. La gauche doit bien sûr garder l’idée qu’il faut avant tout réduire la pression économique sur les classes populaires, à juste titre les plus inquiètes, quant à leur avenir économique. C’est effectivement cette pression économique qui plonge une part toujours plus importante des classes populaires dans le doute identitaire et l’amène à ne pas voter, voter Front National, ou peut-être, si le candidat de la droite réussit sa stratégie maintes fois affirmée de ramener à lui les électeurs de Jean-Marie Le Pen, voter cette fois-ci pour Nicolas Sarkozy. Mais le prochain gouvernement, s’il est formé par Ségolène Royal, saura-t-il en finir avec le chômage de masse ? Et quand bien même, cela suffirait-il à faire disparaître les peurs apparues pendant les émeutes de l’automne 2005, l’inquiétude face à l’islamisme djihadiste, ou la crainte d’une arrivée massive d’immigrants clandestins alimentée par les images des migrants se jetant sur les barbelés de Ceuta et de Melilla et des arrivées massives en cayucos aux Canaries ? Certainement pas. Tout cela alimente l’idée d’un péril, intérieur et extérieur, dont il faudrait se protéger. La situation économique a donc entraîné une dégradation de la situation au plan de l’identité nationale, qui n’est pas irréversible, mais qui doit désormais être traitée en tant que telle.
Il est donc temps de construire un discours de gauche de la nation, un discours qui fasse renaître le désir d’être ensemble, tous ensemble, alors que la ségrégation ethnique (et de facto religieuse) dans le logement et à l’école, et les discriminations séparent déjà les Français. Il nous faut faire accepter une fois pour toutes que les enfants de l’immigration sont des Français, aux intéressés eux-mêmes comme à ceux qui les voient encore comme des étrangers.
Il n’y a pas d’autre option, car la gauche ne compte pas mener une politique de classe ; car les Français et en particulier les classes populaires ne s’identifient plus à une classe sociale ; car l’identification de classe n’a de toute manière jamais fait disparaître l’identification à la nation ni même les identités raciales ou culturelles excluantes ; et parce l’identification à la nation a été le vecteur d’un idéal de liberté et d’égalité et simultanément d’une revendication forte de progrès démocratique et social, lorsque les Lumières et la Révolution (dont le drapeau et la Marseillaise sont des symboles que la gauche doit complètement se réapproprier) affirmaient que l’État et la loi sont au service de l’intérêt général, de la protection de chacun. Parce que, enfin, la nation est le seul référent identitaire disponible auquel nous-mêmes, gens de gauche, pouvons adhérer, dans la mesure où nous pouvons participer à définir la nation, où elle se limite au champ politique et tolère d’autres identités (locales, culturelles au sens large, religieuses, générationnelles…). En attendant de réussir, espérons-le, à construire une identité « nationale » européenne forte et de gauche ce qui prendra de toute façon longtemps.
Exprimer cette conception de gauche de la nation implique que la gauche s’émancipe des complexes et contritions nés de la grande faute de la guerre d’Algérie, depuis laquelle elle avait banni le mot nation. Pour une candidate qui souhaite abandonner les dogmes, voilà un projet opportun. Le discours de la nation porté par la gauche, pour ne pas être un discours à contrecœur, doit être conforme à nos objectifs, de progrès social et démocratique, d’émancipation. Toute identité et tout discours de l’identité créent un clivage, et nécessairement, ce sera le cas de notre définition de la nation, c’est pourquoi elle est cruciale. Si on laisse se répandre la représentation d’une identité nationale fondée sur la race ou la culture, la gauche court à sa perte.
D’où l’enjeu. Nous ne devons donc pas opposer les nationalités, ni favoriser les particularismes, les traditions, ou religions – au mieux conservatrices, souvent réactionnaires. Nous ne devons pas non plus confondre la cohésion nationale nécessaire avec un désir de puissance nationale. La puissance nationale, dans l’Histoire, s’est toujours faite contre d’autres nations ou peuples, et pour notre part, nous ne regrettons pas la puissance française capable d’envahir et de coloniser. Ajoutons que les immigrés et leurs enfants – descendants de colonisés que Le Pen, Villiers, mais aussi implicitement Sarkozy accusent de nous envahir en retour – ne sont ni responsables ni symboles de cette perte de puissance. Ils sont au contraire la preuve que la France fait encore rêver. L’un des enjeux majeurs, et la cible principale de ce discours sont ceux qui cohabitent mal dans les quartiers populaires et aux abords des grands-ensembles ghettoïsés. L’adhésion à l’idée nationale se joue dans le discours sur le passé, colonial notamment, et sur ce sujet il est urgent de réconcilier, ce qui n’est pas se flageller, et dans le discours sur l’avenir, qui doit permettre à tous d’espérer un progrès. Nous devons faire le tri, non pas pour faire la liste des fautes de la nation, mais plutôt celle des acquis et progrès qu’elle a portés. La gauche a encore et de nouveau une bataille à mener contre les obscurantismes, ici et ailleurs, et c’est peut-être là notre principal projet pour la nation française. C’est là que doit se faire le clivage.
Nous devons donc affirmer que la nation compte faire une place à tous et amener chacun à réussir, qu’elle a un projet d’émancipation pour tous ses membres. Ressouder les Français dans un projet collectif de progression implique donc de traiter les discriminations avec autant de sévérité qu’autrefois les privilèges d’ancien régime, de promouvoir la laïcité et l’émancipation sans complexes, parce qu’il ne s’agit pas d’un mode de vie ou d’une option spirituelle parmi d’autres, d’affirmer que la bataille contre le chômage de masse est une priorité nationale, et non une politique fictive que l’on mènerait sans y croire, car le chômage serait une fatalité. Il y a enfin une dimension d’héritage, que nous aurons tort de nier, notamment autour de la langue, des idées et des représentations qu’elle porte… Précisons, pour dissiper tout doute, qu’il n’y a nul besoin d’un ministère de l’identité nationale et de l’immigration pour cela.
Tout ça, ce n’est pas la « République ». Depuis 25 ans, cet artifice ne fonctionne pas, car la République n’est pas un référent identitaire. Nous devons affirmer que tout ça, c’est la France, notre idée de la France. La principale question que posent les Français, à ce stade de la campagne, c’est « qui sommes nous ? » et nous n’y répondrons pas avec des listes de promesses électorales, aussi pertinentes soient-elles. Il y a trois manières de répondre : « Nous sommes ce que nous étions », ce qui était la réponse naturelle de la droite ; ne pas répondre, ou ressasser le catéchisme républicain, ce qui était la réponse habituelle de la gauche ; et « nous sommes ce que nous voulons devenir ensemble », ce qui doit devenir dès aujourd’hui sa réponse forte et moderne. Dès aujourd’hui, car c’est une condition de la victoire dans quelques semaines, et parce que dans la division, il n’y a jamais de progrès.