“La guerre peut-elle être juste ?”
Les nouvelles justifications de la violence avec Pierre HASSNER, Directeur de recherche émérite au CERI (FNSP)
L’humanitaire et le militaire avec Yann BRAEM, Enseignant à l’Université d’Auvergne, Doctorant à l’Institut Français de Géopolitique-Université Paris 8
La guerre peut-elle être juste ? La question n’est pas nouvelle, mais deux constats s’imposent aujourd’hui : d’une part, militaires et humanitaires se retrouvent de plus en plus souvent côte à côte sur les mêmes terrains, poursuivant des logiques différentes mais dont l’imbrication est complexe et provoque de violentes polémiques. D’autre part, la « guerre contre le terrorisme » lancée par les Etats-Unis après le 11 septembre 2001 pose à nouveau le problème de la légitimité de la guerre.
Yann Braem, à travers les exemples du Kosovo et de l’Afghanistan, présente les imbrications croissantes entre actions militaires et actions humanitaires ainsi que leurs conséquences.
Pierre Hassner revient sur les concepts de légitimité et de justice, et sur les dilemmes posés par le « maintien de la paix », où de très nombreux acteurs, civils comme militaires, se retrouvent impliqués.
L’imbrication croissante des logiques sécuritaires et humanitaires (Yann Braem)
Depuis les années 1990, les opérations « militaro-humanitaires » sous mandat des Nations Unies se sont multipliées avec deux objectifs : protéger les acteurs civils internationaux et secourir les populations locales en détresse. Les opérations se sont diversifiées, depuis les missions d’interposition jusqu’à celles d’imposition de la paix. Parallèlement, les budgets humanitaires ont quasiment triplé en 15 ans. Sur le terrain, les acteurs humanitaires et militaires se retrouvent aux mêmes endroits, échangent des informations, travaillent parfois en étroite coordination. Du coté des militaires, il existe un intérêt croissant pour l’environnement civil dans lequel les opérations se déroulent. Mais du coté des humanitaires, un discours dénonçant cette « confusion des genres » est apparu : les humanitaires cherchent à affirmer leur différence et leur autonomie face à cette logique d’association avec le militaire.
Le cas du Kosovo
Les bombardements de l’OTAN contre la République Serbe République Fédérale de Yougoslavie en 1999 avaient pour but de mettre fin aux exactions des forces serbes contre les mouvements indépendantistes albanais. Conflit à composante ethnique, c’était donc bien le sort de la population civile qui était au cœur des objectifs militaires de l’OTAN.
Pendant la phase de bombardements, les Albanais du Kosovo ont fui massivement vers les régions voisines, pour échapper à la fois aux bombes et aux forces serbes. La Macédoine et l’Albanie ont donc du faire face à d’importants flux de réfugiés. Or l’OTAN se servait de plusieurs bases situées justement dans ces régions. L’OTAN s’est donc retrouvée directement concernée par ces flux de réfugiés kosovars qui posaient un problème à la fois humanitaire, politique et sécuritaire.
L’OTAN a donc mis en place une logistique humanitaire (construction de camps de réfugiés) pour réguler ces flux. Cette opération s’est effectuée avec le concours d’acteurs humanitaires, mais sous le leadership de l’OTAN.
La coopération entre militaires et humanitaires s’est ensuite poursuivie au Kosovo sous mandat de l’ONU.
Le cas de l’Afghanistan
Dès le début de la campagne de bombardements de l’Afghanistan (octobre-novembre 2001) qui entraîna la chute des Talibans (novembre 2001) puis l’instauration d’une autorité transitoire afghane (décembre 2001), les armées américaines ont créé des unités civilo-militaires qui dépassèrent leur cadre classique pour s’orienter vers des opérations de combat.
Il s’agissait d’une instrumentalisation de l’aide humanitaire pour obtenir des informations et gagner le soutien de la population. Fin 2002, ces unités se sont réorientées vers un objectif de soutien et de construction du gouvernement afghan.
Le gouvernement américain a alors mis en place des « équipes de reconstruction provinciales », qui sont des unités civilo-militaires totalement atypiques. Elles sont constituées chacune d’une centaine de personnes, avec des effectifs militaires et civils : bailleurs de fond, humanitaires, diplomates, coopérants techniques, etc., ainsi qu’un représentant officiel du ministère de l’intérieur afghan.
Leur mission est de renforcer l’influence du gouvernement central dans les provinces. Le gouvernement afghan a en effet de très nombreuses difficultés à contrôler un certain nombre de provinces.
Ces équipes sont aussi un outil pour résoudre les problèmes de sécurité dans les provinces par la négociation avec les acteurs locaux, et par les capacités de financement qu’elles apportent pour des projets de développement.
Leurs objectifs sont donc à la fois politiques, sécuritaires et humanitaires.
Quel sens donner à ces deux types d’imbrications militaires et humanitaires ?
Au Kosovo, l’imbrication des logiques militaires et humanitaires a été renforcée par le caractère ethnique du conflit. On peut dire que la situation humanitaire a « glissé » vers une logique militaire.
En Afghanistan, le renforcement de l’Etat afghan et l’amélioration de la situation socio-économique des populations sont conçus comme la garantie de non-retour des Talibans. Cet objectif de sécurité implique donc que les populations retrouvent un niveau de vie favorable et que l’Afghanistan retrouvent des institutions. La configuration particulière du terrain et la faiblesse des effectifs internationaux ont d’ailleurs poussé à renforcer cette imbrication de logiques sécuritaires et humanitaires.
De façon générale, le civilo-militaire est de plus en plus un outil de gestion des crises, destiné à soutenir des processus politiques en cours. En conséquence, les humanitaires deviennent aussi de plus en plus souvent responsables devant les dirigeants politiques des missions, au niveau national et international.
Le bien-être des populations tend à être considéré comme un objectif stratégique, puisqu’il est considéré que fournir de quoi vivre aux populations permet de montrer les dividendes de la paix et de légitimer les processus politiques en cours.
Les militaires ont donc tout intérêt à ce que les organisations humanitaires puissent faire leur travail.
Les nouvelles justifications de la violence (Pierre Hassner)
La guerre aujourd’hui n’ose plus dire son nom. En témoignent par exemple les flous juridiques qui entourent la « guerre contre le terrorisme », et rendent possibles un certain nombre d’abus (Guantanamo par exemple). En témoignent également la distinction opérée par Kofi Annan pour qualifier l’opération de l’OTAN au Kovoso : « légitime », mais pas « légale », car organisée sans résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU. On pourrait citer également le retour de l’idée de « guerre sainte ».
La légitimité relève du politique, des normes, des conventions, des mœurs, de l’esprit du temps : il y a « les choses qu’on fait, et celles qu’on ne fait pas ». Et les légitimations de la guerre ont toujours existé. Il faut cependant se méfier d’une légitimation de la guerre comme « guerre humanitaire » : en effet, toutes les guerres provoquent des victimes et des injustices. La « guerre humanitaire » sera toujours considérée par les pacifistes comme injuste et injustifiée. Par contre la « guerre contre l’inhumanité » se justifie (cf. la résistance contre Hitler).
Il revient donc toujours de distinguer la cause pour laquelle on fait la guerre et la manière avec laquelle on poursuit cette cause.
Les horreurs subies pendant la Seconde Guerre mondiale et l’apparition de l’arme nucléaire ont, un moment, laissé s’imposer l’idée qu’aucune guerre ne pouvait être justifiée. Mais cette idée s’est très vite lézardée : les guerres d’indépendance ont largement été considérées comme justes et légitimes, de même l’idée qu’il est juste et légitime d’intervenir contre un génocide a été justifiée par le droit international.
Reste toujours trois questions à poser : qui fait la guerre ? avec quels moyens ? pour quelle cause ? Il se trouve que ces trois critères sont loin d’être toujours distingués, particulièrement dans la « guerre contre le terrorisme ». De même, la distinction est loin d’être toujours facile en ce qui concerne le maintien de la paix : les militaires font de plus en plus d’humanitaire, et les humanitaires contribuent aussi à maintenir la paix.
En Somalie par exemple, les humanitaires ont eu besoin du secours des militaires pour parvenir jusqu’aux populations qui avaient besoin d’aide. Mais cela ne s’est pas fait sans morts… d’où de très vifs débats au sein d’Action contre la Faim.
Ces situations, de plus en plus fréquentes, sont évidemment complexes et posent des dilemmes pratiques, sans bonne solution. Car les tentatives pour sauver les populations ont parfois des conséquences épouvantables (cf. Irak, Afghanistan). Et ce sont généralement une multitude d’acteurs qui se retrouvent côte à côte dans des situations difficiles et complexes.
La justification des moyens employés dans la guerre contre le terrorisme pose aussi la question du statut même de ce type de « guerre » : si elle devient un état permanent, alors cela provoque aussi un état d’exception permanent, qui menace les libertés. La guerre est un caméléon, disait Clausewitz. Cet état de « ni guerre ni paix » qui semble s’imposer dans le cas de la guerre contre le terrorisme implique aussi une adaptation des normes, entre les deux écueils du cynisme et du légalisme.
On retrouve donc à la fois des questions sur la nature des objectifs poursuivis, et sur les moyens employés. La limite entre non ingérence et non assistance aux peuples en danger n’est pas toujours si claire. Deux attitudes s’opposent : refuser d’intervenir pour éviter le risque d’asservir l’autre, mais avec le risque de fermer les yeux sur des massacres. Ou bien décider de répandre la démocratie et de combattre le totalitarisme, mais en prenant le risque de ne plus être soi-même démocrate tout en tentant de promouvoir le respect des libertés… Ce débat est ancien et difficile à trancher. Intervenir pour imposer la démocratie pose évidemment problème. Mais intervenir pour empêcher des massacres ou lutter contre un génocide se justifie. La justification de l’emploi de la violence par les Etats ne doit pas être systématiquement vue avec cynisme, sinon on prend le risque de mettre sur le même plan Hitler et Churchill.
Débat
Les nombreuses questions ont surtout porté sur la confusion des genres entre les logiques humanitaires et militaires.
Yann Braem et Pierre Hassner insistent sur le fait que ces problématiques doivent être envisagées au cas par cas.
Les enjeux sont souvent très complexes : en Afghanistan par exemple, la culture du pavot pose des problèmes à la fois sécuritaires (l’opium finance des groupes armés hostiles à l’Etat afghan), politiques (la corruption s’accroît), et socio-économiques (la majorité des paysans vivent de la culture du pavot, l’éradication de ces cultures implique donc des stratégies de développement rural). Des acteurs différents se retrouvent donc nécessairement impliqués. Mais la division des responsabilités entre politiques, militaires et humanitaires n’est pas facile. La coordination de leurs actions butte aussi sur les différences de puissance et de pouvoir qui existent entre les différents acteurs. De fait, la coordination civilo-militaire a provoqué de nombreuses frictions : certaines ONG se sont publiquement inquiétées de la création des équipes provinciales de reconstruction mises en place par les Etats-Unis. D’autres ONG y ont vu au contraire un intérêt financier et politique. Chaque ONG a son histoire, son mode de fonctionnement : leur positionnement est donc à étudier au cas par cas.
Cette imbrication entre l’action des ONG, de l’Etat et des militaires repose en fait la question de la définition même de l’action humanitaire : des conceptions très différentes s’opposent quant aux objectifs des humanitaires : quelle distinction faut-il établir entre secourir les populations, aider au développement et aider à la reconstruction de l’Etat ?
Le problème se pose par exemple en Afghanistan, mais aussi en Asie après le tsunami de décembre 2004. La neutralité de l’action humanitaire est également en jeu : le fait d’être financé par un Etat rend-t-il moins « humanitaire » pour autant ? Les humanitaires doivent rester vigilants face aux risques de manipulation par les intérêts politiques. Mais les objectifs politiques ne doivent pas non plus être considérés systématiquement de façon cynique.
La distinction entre militaires et humanitaires doit rester claire, même si les objectifs peuvent se recouper. Au Kosovo par exemple, l’imbrication entre le militaire et l’humanitaire sous l’égide de l’OTAN fut surtout une solution ad hoc, mise en place pour régler efficacement le problème des réfugiés albanais. Reste qu’il existe une différence fondamentale de nature entre militaires et humanitaires. Cela conduit aussi les militaires à s’interroger sur le sens de leur mission : l’armée américaine a par exemple du faire face au désarroi de certains de ses soldats, peu formés pour venir en aide aux populations civiles et en difficulté pour faire la distinction entre combattants et non combattants. De fait, les militaires ne revendiquent pas de faire de l’humanitaire.
Compte-rendu : Caroline Lechat, agrégée de géographie, professeur d’histoire-géographie au lycée Jean Macé, Vitry-sur-seine.
En collaboration avec la revue Hérodote et les café-geo de Paris
Au Café des Phares ; 7, place de la Bastille ; 75004 Paris ; Métro : Bastille