“La mondialisation vue de la Chine”
Maître de conférences, université de Paris-I
enseignant à l’Institut Français de Géopolitique – université Paris-VIII
auteur de La Chine. Territoire et société (Hachette, 2000)
Depuis la fin des années 1970, nous avons assisté à une accélération du processus de mondialisation, alors que, dans le même temps, la Chine se lançait dans les réformes et s’ouvrait à l’étranger. Cette coïncidence est pleine de sens : la Chine a retrouvé le monde extérieur, quand l’opposition entre les blocs idéologiques disparaissait et qu’un modèle d’intégration économique à l’échelle mondiale s’imposait.
D’emblée, Deng Xiaoping comprit et s’efforça constamment de convaincre les dirigeants chinois que le vecteur de puissance et de rayonnement international n’était plus le culturel ou le politique comme sous l’Empire puis le maoïsme mais l’économique. La Chine ne pouvait donc plus se penser comme seule puissance organisatrice du monde : il lui fallait relever le défi américain, rival choisi, admiré et détesté. Pour comprendre le point de vue de la Chine sur la mondialisation, il nous faut aussi partir de la vision qu’elle a traditionnellement du monde, de son ou de ses modèles d’organisation du monde, des mondialisations proprement chinoises. La Chine hérite en effet de trois visions chinoises du monde toutes centrées sur la Chine elle-même qui recoupent la notion de ” mondialisation “, mais très différentes, imbriquées les unes dans les autres et modifiées par le heurt frontal avec la mondialisation à dominante occidentale, en particulier états-unienne : 1. Le modèle impérial ou sinocentrisme, pensant la Chine comme organisateur politique, culturel et cosmologique du monde ; 2. Le modèle réticulaire fondé sur les réseaux diasporiques en relais notamment des provinces méridionales du Guangdong et du Fujian ; 3. Le modèle métropolitain et côtier, où les grandes villes littorales, souvent héritières des concessions ou colonies étrangères de l’époque moderne comme Shanghai et Hong Kong, servent d’interfaces polarisantes et intégrant l’ensemble chinois au système-monde. Si la mondialisation, du point de vue chinois, a ainsi une déjà longue histoire, le processus actuel d’unification mondiale sous l’influence occidentale, que la Chine date dans sa propre histoire des guerres de l’Opium (1839-1842 et 1858-1860) et des expériences douloureuses qui lui sont liées, a également très profondément remis en question et transformé ces modèles. La Chine a dû abandonner sa perception sinocentrée. Plus encore, il lui a fallu abandonner son universalisme pour un nationalisme culturellement voire ethniquement chinois, retrouver l’intégrité de son territoire puis le borner, entamer la construction d’un État-nation moderne, enfin renouer des liens avec ses voisins mais dorénavant sur la base d’une égalité entre États-nations au sein des institutions internationales au XXe siècle. Plutôt qu’un retour simpliste au sinocentrisme, une politique chinoise ambiguë utilise par ailleurs un effet de miroir avec la superpuisssance états-unienne, qui est un acteur géographiquement extérieur à la donne asiatique mais qui est l’adversaire de facto dans son aire régionale, pour asseoir son rayonnement sur l’Asie et son statut de grande puissance dans le monde. Un autre retournement s’est également opéré depuis le début du XXe siècle avec Sun Yat-sen, puis l’appel patriotique du pouvoir communiste envers les capitalistes d’outre-mer dans les années 1950 et de nouveau depuis la fin des années 1970 : les Chinois à l’étranger, de traîtres à la piété filiale envers leur père et le souverain, ont progressivement été perçus comme des fils qui peuvent aider au rayonnement de la Chine et doivent soutenir son développement intérieur. Par là-même, les Chinois d’outre-mer, enrichis, disposant d’une meilleure éducation et d’une familiarité avec les pays développés notamment occidentaux, deviennent l’enjeu des convoitises entre Pékin et Taibei. Ils sont des relais, des soutiens économiques, mais ils disposent aussi d’une culture chinoise intacte que les extrémismes maoïstes ont très gravement mis à mal sur le Continent. En retour, cette même diaspora retrouve dans la montée en puissance de la Chine une revalorisation de sa propre identité chinoise dans le monde. Un monde chinois multipolaire émerge à l’échelle mondiale réunissant le pays de référence, les territoires chinois développés d’Asie comme Hong Kong, Taiwan ou Singapour, les communautés chinoises en Asie du Sud-Est et dans les grandes villes d’Occident. Enfin, les métropoles de la côte chinoise ambitionnent de devenir rapidement des acteurs dynamiques de la mondialisation. Elles portent non seulement l’espoir d’une puissance économique et d’un marché à l’échelle d’un continent, elles sont aussi les instruments d’une nouvelle centralité chinoise en Asie tant maritime que continentale. La métropolisation actuelle, favorisant notamment l’essor de Shanghai, s’appuie en cela sur une réhabilitation de l’histoire moderne de ces villes et de leur rayonnement dans la première moitié du XXe siècle. Renouant le fil avec sa vocation d’avant-garde de la modernité chinoise dans les années 1920 et 1930, Shanghai trouve aujourd’hui une base d’appui pour justifier son renouveau et des ambitions qui sont clairement internationales et se matérialiseront par une Exposition universelle en 2010. L’actuelle ouverture de la Chine sur l’étranger et son intégration à la ” mondialisation ” sont ainsi largement plus qu’une revanche sur l’histoire : il s’agit plus encore d’une interrogation sur le sens même de la Chine que pose la mondialisation. La Chine hérite – et conserve – une conception relative du monde, à partir de soi comme centralité. En cela, elle ignore ce que sont l’Asie ou le monde en termes d’entités abstraites. Mais la Chine se heurte désormais à une superpuissance, les États-Unis, qui lui interdit une stricte perspective sinocentrée. Il faut ainsi, aujourd’hui, trouver une nouvelle combinaison qui lui permette de partir d’un rayonnement toujours plus fort en Asie et de sa relève – réelle ou inventée – du défi américain pour faire croire à la puissance chinoise et à sa capacité refondatrice de la mondialisation elle-même.
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