“La Russie de Poutine, entre mise au pas et pragmatisme”
Avec
Ludovic Royer, Institut français de géopolitique, Université Paris 8
Alexandre Scaggion, Docteur en droit
Anne de Tinguy, CERI, enseignante à Sciences Po. Paris et aux Langues Orientales, auteur de La Grande Migration. La Russie et les Russes depuis l’ouverture du rideau de fer (Plon, 2004, 661 p.).
Malgré les grèves dans les transports en commun (qui pour la quatrième fois depuis leur création tombaient sur une soirée des cafés géopolitiques), une centaine de personnes s’étaient réunies dans la salle enfumée et sympathique du café des Phares à la Bastille. Après une rapide présentation du thème de la soirée et des intervenants, Frank Tétart, animateur du café géopolitique, donne la parole aux invités.
RUSSIE : LES FORCES DE L’ORDRE AU POUVOIR (Ludovic Royer).
Depuis la fin de l’URSS, deux élites s’opposent au sein du pouvoir en Russie : les libéraux et les siloviki, caste de fonctionnaires issus des structures de force (Ministères de l’Intérieur, de la Défense, services secrets…). Si les libéraux étaient largement majoritaires dans l’administration de Boris Eltsine, les siloviki y étaient déjà présents, mais de manière individuelle et non au sein de leur structure d’origine. Avec l’arrivée de Vladimir Poutine à la tête de l’Etat russe, on assiste à une inversion des tendances. Les siloviki détiennent désormais tous les postes clés. Présentée dans un premier temps comme le passage obligé pour lutter contre la corruption qui gangrène le pays, la présence des siloviki dans les structures du pouvoir s’inscrit dans un schéma qui dépasse largement le simple conflit avec les oligarques (qui se sont enrichis dans la seconde moitié des années 1990, souvent illégalement). Les siloviki ne cachent pas leur désir de vengeance après l’effondrement de l’URSS, l’humiliation ressentie à l’issue de la première guerre de Tchétchénie, ou encore la frustration liée à la perte de prestige du pays sur la scène internationale. Mais il ne faut pas oublier également le rejet, pas toujours exprimé, à l’encontre des rédacteurs de la Constitution de 1993, fondée sur les modèles français et américain, qui a permis l’introduction de la démocratie en Russie qui est reniée par les siloviki qui la juge inadaptée à la Russie.
I/ L’omniprésence des siloviki.
Aujourd’hui, les siloviki sont partout : ils ont noyauté et verrouillé les institutions clés de la Russie, malgré l’élimination d’une partie d’entre eux sous Eltsine. Cette nomenklatura poutinienne est, pour l’essentiel, composée de personnes soit issues du FSB (héritier du KGB), soit originaires de Saint-Pétersbourg, soit les deux à la fois, à l’image de Vladimir Poutine. Cette omniprésence au sein des structures de pouvoir russe reflète la relation de confiance exclusive qui existe entre ces personnes issues du même milieu : elles se connaissent de longue date, sont habituées à travailler ensemble et à obéir aux ordres sans murmurer. Ainsi, depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir, le budget du FSB a été multiplié par trois et celui du Ministère de l’Intérieur par 2,5. Pour le chef de l’Etat, ces services sont les seuls garants des intérêts de la Russie à l’intérieur des frontières et sur la scène internationale. Mais, ce réseau confère-t-il pour autant les compétences requises en matière politique et économique ? Le FSB, certes a pour fonction première la sécurité du pays, mais a aussi deux autres fonctions secondaires : l’une politique, l’autre économique. Cette forme d’intelligence politique et économique est l’héritage du KGB dont les délégations régionales fonctionnaient de manière sectorielle (certaines étaient spécialisées dans le pétrole, d’autres dans le gaz, dans la chimie, ou tout autre secteur important pour la région en question). Cette particularité fait des services russes un vivier aussi important que le MGIMO (Institut d’Etat des relations internationales, équivalent russe de l’ENA), dans lequel l’Etat puise.
Néanmoins, les méthodes sont très différentes. Le FSB est peu enclin à la diplomatie, fait preuve d’autoritarisme et mène une politique dans la poursuite des deux axes du programme politique de Poutine : “la dictature de la loi” et le rétablissement de “la verticale du pouvoir”, entrés en vigueur en mars 2000, au moment des élections présidentielles. Ce plan d’action, destiné à mettre un terme au morcellement du territoire russe et au désordre législatif (à l’origine de la corruption et de la criminalité), a pour objectif avoué la reconstruction d’un Etat fort en Russie. Ce programme d’action politique a immédiatement inquiété les libéraux qui y ont vu les signes annonciateurs d’un détournement de la démocratie russe et une dérive autoritaire. Mais la population, elle, l’a perçu comme un retour à l’ordre et la fin de la corruption des oligarques, alors même que Poutine incarnait un homme fort, contrastant avec son prédécesseur notoirement alcoolique. Vladimir Poutine contribuait à redonner sa fierté à un peuple qui avait honte de son président. Aujourd’hui encore, Poutine reste très apprécié des Russes avec une cote de popularité de plus de 60%.
Mais, si l’ordre a effectivement repris du terrain après le chaos des années Eltsine, le dirigisme a également pris le pas sur la démocratie eltsinienne, et le nouveau concept de “démocratie dirigée” véhicule une “verticale du pouvoir” qui concerne désormais toute la population. Les médias sont sous contrôle, les représentants des services jouissent de pouvoirs renforcés pour lutter contre les actes terroristes revendiqués par ou imputés aux groupuscules tchétchènes (renforcement encore augmenté avec les attentats du 11 septembre 2001 à New York). Face aux critiques, la rhétorique actuelle consiste à souligner que durant les années 1990 l’économie et la politique se sont effondrées sans la participation des siloviki au pouvoir, mais que depuis 2000 ces siloviki sont à l’origine du retour de l’Etat de droit et des rentrées financières qui ont permis la stabilisation des changes. Donc après la remise en ordre financière, il est hors de question pour eux de quitter le gouvernement : il faut éviter le retour des libéraux qui détourneraient à leur profit les nouvelles richesses accumulées. C’est pourquoi, tant qu’une société civile suffisamment développée et responsable ne sera pas opérationnelle en Russie, il n’y aura pas d’alternative à la participation des tchékistes à la vie politique et économique du pays.
II/ Les conséquences de la prise de contrôle de la Russie.
On peut dégager deux axes majeurs pénétrés par les siloviki et mettre en valeur leur évolution. Les actifs clés de la vie économique, tout d’abord, sont contrôlés par les siloviki des clans de fonctionnaires proches du président. Mais il y a dans cette main mise des points positifs. Les flux financiers sont réinvestis massivement dans l’économie russe (acquisitions de nouveaux actifs, surtout dans les ressources naturelles tels les hydrocarbures qui sont sources de devises étrangères). Les autorités sont désormais en position d’exiger des compensations de la part des oligarques qui se sont emparés de ces actifs lors des privatisations sauvages au milieu des années 1990. L’acharnement dont est régulièrement victime la compagnie pétrolière Ioukos illustre parfaitement cette volonté de dirigisme économique au profit des seuls siloviki. Nombre d’oligarques ont courbé l’échine pour conserver la propriété de leurs affaires et se sont soumis au rétablissement de l’économie russe en réinvestissant leur argent en Russie et non sur des comptes off-shore. Certains ont choisi de quitter la Russie et vendent parfois leurs actifs pour fuir à l’étranger (rachat du club de foot de Chelsea). Mais la soumission au Kremlin est insuffisante face à la nouvelle élite économique (dans le pétrole, la banque, les médias, à l’étranger dans le commerce,…), issue des services, qui est en train d’émerger. Tous ont la réputation d’être proches du président Poutine et l’on parle d’oligarques de “deuxième génération”. On peut donc s’attendre à de nouvelles redistributions de propriétés. L’ensemble de ces avantages économiques et financiers constitue un gage de préservation du pouvoir politique entre les mains de ce groupe. Mais somme toute, le système reste le même, seuls les bénéficiaires changent.
Le deuxième axe majeur réside dans les changements du système politique. Après l’élection de Poutine, nombreux sont ceux (gouverneurs, députés, simples électeurs) qui se sont ralliés au parti du pouvoir : “Russie Unie” (nom originel : “Unité”). La montée en puissance du parti de Poutine a été aidée par la loi du 12 juillet 2001 qui limite le nombre de partis politiques. Pour bénéficier du statut de parti et ainsi prendre part aux consultations nationales, toute formation politique doit compter au moins 10 000 (et même aujourd’hui 50 000) adhérents et être représentée dans plus de la moitié des 89 sujets de la Fédération, ce qui élimine tous les candidats individuels et les petits partis. Ce système de définition des partis aboutit au final à la renaissance du parti unique. Russie Unie dispose de 307 sièges sur 450 à la Douma depuis les élections de décembre 2003, les partis de gauche sont en plein schisme et les partis libéraux ont quasiment disparu de la scène politique faute d’entente, quant au parti communiste, il fait l’objet d’âpres luttes internes et demeure sclérosé pas ses propres contradictions, essentiellement d’ordre idéologique. L’opposition, quelle qu’elle soit, reste marginale et ne compte dans ses rangs aucune figure sérieuse capable d’exprimer son désaccord avec l’actuel pouvoir. Ces anciens ténors politiques sont d’ailleurs jugés responsables de leur propre décadence pour ne pas avoir su s’adapter à la nouvelle donne politique et opposer de véritables candidats d’alternance à Poutine. Pendant ce temps, le Kremlin travaille à la constitution d’une nouvelle force politique susceptible de succéder à Russie Unie qui s’est mouillée dans la réforme sur la monétisation des avantages sociaux. Un nouveau parti, baptisé “Les Nôtres”, devrait voir le jour, promu par les jeunes poutiniens, qui élaborent un programme “antifasciste et patriotique” destiné à lutter aussi bien contre les fascistes que les libéraux. Cependant tout n’est pas aussi monolithique qu’il y paraît. Des critiques s’élèvent au sein même de Russie Unie dans laquelle différentes tendances et des dissensions sont apparues entre les proches du président et les proches du maire de Moscou.
LES NOUVEAUX RAPPORTS CENTRE-REGIONS (Alexandre Scaggion).
Lorsque l’on parle des rapports entre le centre et les régions pour la Russie, on est projeté dans une question traditionnelle, sans cesse reprise au cours de l’histoire politique russe, et en même temps brûlante d’actualité. On se trouve aussi dans une des problématiques les plus actuelles : quelle construction pour l’Etat ? Dans les années 1990, la réponse est passée par une nouvelle forme de “coopération” entre le centre et les régions, à travers l’idée de la voie du fédéralisme. Une des réponses pourrait être celle des réformes engagées depuis cinq ans avec comme dernier avatar, en décembre 2004, la modification de la loi concernant l’organisation des pouvoirs dans les sujets de la Fédération et de leur lien avec la Fédération. Cette loi dont le trait caractéristique est de changer le mode de désignation des exécutifs régionaux, qui ne sont plus élus par les citoyens mais nommés par le président de la Fédération, est peu conforme à une conception fédérale du pouvoir. Quels sont les enjeux des rapports entre le centre et les régions, notamment les enjeux pour le système politique ? L’idée est de savoir si la Russie a réellement fait le choix du fédéralisme. Pour sa part, Alexandre Scaggion ne le pense pas, comme le montrent les évolutions des rapports entre le centre et les régions.
Les évolutions depuis le début des années 90 jusqu’aux réformes les plus récentes montrent clairement que le fédéralisme est un compromis, un arrangement politique. Une fois cette idée admise, il est plus facile de comprendre la physionomie des évolutions récentes qui tendent à consacrer l’idée de « la verticalité du pouvoir ».
I/ Le fédéralisme comme compromis.
Pour soutenir l’idée que le fédéralisme est un compromis entre le centre et les régions, il faut procéder à un retour sur la formation même de l’Etat russe, sur la conquête territoriale, sur la période soviétique… La conception fédérale repose avant tout sur l’idée d’alliance entre Etats. Par conséquent, l’histoire de la Russie ne semble pas très complaisante à l’égard de l’idée fédérale. Pourtant, au début des années 1990, la volonté d’instaurer des rapports inspirés, voire totalement empreints du mode fédéral de gouvernement, s’impose. La Constitution de 1993 en est l’illustration la plus flagrante : elle affirme le fédéralisme dès l’article 1 et le chapitre 3 est consacré au rapport et à la délimitation des compétences entre le centre et les régions.
Mais, c’est justement à ce stade qu’on peut s’interroger sur la réalité du choix en faveur du fédéralisme. En effet, d’autres documents prétendent régir les rapports entre le centre et les régions : ce sont des traités bilatéraux signés entre Moscou et les sujets de la Fédération. Qui plus est, ces documents comportent des dispositions souvent contraires à la Constitution, théoriquement supérieure à toute autre norme. Ainsi, outre le Traité fédéral signé le 31 mars 1992, il faut compter sur plus de quarante traités ou accords bilatéraux délimitant les compétences et les attributions respectives et conjointes entre la Fédération et ses sujets.
L’exemple le plus marquant, qui met en valeur les contradictions et les compromis, est certainement le Tatarstan. Cette république aux aspirations autonomistes, voire même indépendantistes, refuse de signer le Traité fédéral du 31 mars 1992. Quelques jours avant, le 21 mars 1992, les Tatars se prononcent en faveur de la souveraineté de l’Etat du Tatarstan. Le texte de la Constitution de 1993 est repoussé. Il faut attendre le 15 février 1994 pour que le Tatarstan et la Fédération arrivent à un accord et signent « un traité sur la délimitation des domaines de compétence et la délégation réciproque d’attributions entre les organes du pouvoir d’Etat de la Fédération de Russie et les organes du pouvoir d’Etat de la République du Tatarstan ». Cet accord se trouve être en contradiction évidente avec la Constitution fédérale. Alors que cette dernière prévoit, dans son article 72-1c, que les questions de possession, de jouissance et de disposition de la terre, du sous-sol, des eaux et des autres ressources naturelles relèvent de la compétence conjointe de la Fédération et des sujets de la Fédération, le traité du 15 février 1994 accorde cette compétence à la seule république du Tatarstan. Le président de la République du Tatarstan, M.Chaimiev, le 30 mars 1994, déclare à propos du traité avec la Fédération que « c’est un compromis mutuel » et, plus loin, il ajoute avec satisfaction que « dans l’ensemble des attributions déléguées, le Tatarstan peut s’accommoder de la Constitution russe ».
Par conséquent, il ne paraît pas déplacé de parler du fédéralisme comme d’un mode d’arrangement politique. Le fédéralisme, en tant que compromis, se heurte à un principe qui lui n’a rien d’un compromis : « la verticalité du pouvoir ».
II/ La consécration du principe de « verticalité du pouvoir ».
Par verticalité du pouvoir, il faut entendre, avant tout, un mode de gouvernement privilégiant la hiérarchisation des institutions. En ce sens, le fédéralisme se présente comme intrinsèquement opposé à ce principe. Il se présente, non pas comme une « horizontalité du pouvoir », mais comme la coexistence de pouvoirs d’Etats autonomes dont la cohérence est assurée par l’Etat fédéral. Or, l’expression « verticalité du pouvoir », même si elle n’est pas née en 2000 est constamment utilisée dans les discours présidentiels, mais aussi dans ceux de l’opposition (pour la dénoncer). Il est frappant de constater que la Constitution ne la mentionne pas, du moins pas directement. Si la Constitution semble répugner à un tel ménage, c’est pourtant sur elle que repose en partie les réformes actuelles. Plus précisément, le Président n’hésite pas à se servir des termes de l’article 5-3, qui soulignent que « la structure fédérale de la Fédération de Russie est fondée sur […] l’unité du système du pouvoir d’Etat ». Il est vrai que la référence à cet article n’est pas explicite, mais l’usage de termes similaires dans le corps de la loi de décembre 2004 est significative. Ainsi, l’un des buts de la loi est défini comme « la garantie de l’unité du système du pouvoir exécutif dans la Fédération de Russie ».
Il faut examiner de manière plus ample les changements induits par la loi promulguée en décembre 2004. Il faut tout d’abord noter que ce n’est pas une loi nouvelle mais une modification d’une loi fédérale antérieure relative aux « principes généraux de l’organisation des organes législatifs (représentatifs) et exécutifs du pouvoir d’Etat des sujets de la Fédération de Russie ». Le but de la modification porte, comme nous l’avons souligné plus haut, sur la garantie de l’unité du système du pouvoir exécutif dans la Fédération de Russie. La modification certainement la plus importante, apportée à l’occasion de l’adoption de la loi de décembre 2004, consiste en la proposition, par le Président de la Fédération, du chef du pouvoir exécutif des sujets de la Fédération. L’organe législatif régional peut refuser cette proposition. Mais, s’il la refuse deux fois, le Président est en droit de le dissoudre. C’est donc une véritable nomination des gouverneurs par le Président, et non un partage du pouvoir entre le Président de la Fédération et les organes législatifs régionaux !
La revendication de l’unité du pouvoir exécutif au sein de la Fédération correspond donc bien à la traduction juridique du principe selon lequel il convient de promouvoir « la verticalité du pouvoir ». Le principe même du fédéralisme, qui exige la coexistence de pouvoirs d’Etats autonomes dont la cohérence est assurée par l’Etat fédéral, se trouve être largement remis en question. Mais n’existe-t-il pas une certaine pérennité dans la verticalité du pouvoir en Russie ?
En effet, les réformes actuelles ne sont pas nécessairement en rupture avec la période eltsinienne. Boris Eltsine a certes été obligé de composer avec les pouvoirs régionaux. Cependant, ses diverses réactions face au risque de désagrégation de la Russie sont éloquentes et leur portée n’est pas sans lien avec les évolutions récentes. Ainsi, en 1991, il nomme des représentants plénipotentiaires avec comme objectif principal de faire respecter les normes émises par les organes fédéraux dans les régions. A ce titre, il est intéressant de relever les termes du décret du 22 août 1991 relatif à quelques questions de l’activité des organes du pouvoir exécutif en RSFSR : « En vue de coordonner l’activité des organes du pouvoir exécutif de la RSFSR, des kraïs, des oblasts, de l’oblast autonome et des districts autonomes, des villes de Moscou et de Leningrad, le Président de la RSFSR nomme des représentants sur place, qui font partie de la Direction de contrôle de l’Administration du Président de la RSFSR ». Ces termes sont à rapprocher de ceux de la loi de décembre 2004 dont l’un des buts est justement de garantir l’unité du système du pouvoir exécutif dans la Fédération de Russie.
Boris Eltsine tente également, à plusieurs reprises, d’imposer son autorité aux régions, notamment en suspendant les élections des chefs de l’administration régionale (les gouverneurs) après le putsch d’août 1991. Or, une loi de juillet 1991 prévoyait justement qu’ils devaient être directement élus par les citoyens. Même si par la suite le principe de l’élection sera rétabli, il est là aussi assez intéressant de relever que pendant la suspension des élections des gouverneurs, ceux-ci étaient nommés par le Président en accord avec les soviets locaux. La procédure mise en place par la loi de décembre 2004 n’est pas sans rappeler ce précédent.
Ainsi, la consécration de la verticalité du pouvoir renvoie le fédéralisme loin derrière, mais Vladimir Poutine n’a, sur ce point, fait que suivre les tentatives de Boris Eltsine. On peut se souvenir de la mise en garde de Boris Eltsine dans son message adressé à l’Assemblée fédérale le 6 mars 1997 : « Le statut électif des dirigeants des sujets de la Fédération de Russie ne peut et ne pourra signifier un affaiblissement du système unique du pouvoir de l’Etat ». (idée de continuité entre la politique eltsinienne et poutinienne et idée du fédéralisme comme un compromis et en sursis. Un jour la verticalité sera la réalité !)
LA POLITIQUE ETRANGERE DE POUTINE ENVERS LES ETATS DE LA CEI (Anne de Tinguy).
Dans un premier temps, qui correspond grosso modo au premier mandat de Vladimir Poutine, les résultats de sa politique à l’égard des nouveaux Etats indépendants sont globalement apparus comme positifs. V. Poutine a déployé des efforts considérables pour faire en sorte que son pays retrouve dans l’espace anciennement soviétique des positions qui s’étaient beaucoup détériorées dans les années 90. Ces efforts ont concerné en premier lieu l’Ukraine, le plus beau fleuron de l’empire tsariste, Moscou cherchant à en refaire un partenaire et un allié privilégié. Le deuxième mandat de Vladimir Poutine apparaît bien différent. Depuis quelques mois, il subit revers sur revers dans ses relations avec ses partenaires de la Communauté des Etats indépendants.
I. Les revers de la politique de V. Poutine.
Moldavie, Géorgie, Ukraine, autant de revers pour Vladimir Poutine. La Moldavie est au prise depuis les années 1990 avec les vélléités sécessionnistes de la Transnistrie. En 2001, les communistes moldaves sont revenus au pouvoir sur un programme de rapprochement avec la Russie. En 2003, la Russie a proposé de transformer la Moldavie en une fédération (initiative Kozak), ce qui revenait à pérenniser la Transnistrie ainsi que la présence militaire russe stationnée sur ce territoire. Cette proposition et la politique russe en général ont heurté les autorités moldaves et le président Voronine a finalement refusé de donner son aval à la proposition russe. Depuis, les relations entre les deux pays se sont dégradées, la Moldavie reprochant à la Russie de ne tenir compte que de ses intérêts et de soutenir la Transnistrie, et elle se tourne vers l’Union européenne. En Géorgie, la révolution des roses en 2003 a été interprétée par la Russie comme un complot monté par les Occidentaux et les relations russo-géorgiennes sont elles aussi aujourd’hui très dégradées. Enfin, l’Ukraine apparaît comme l’apogée des erreurs faites par le président russe. Le revers subi par V. Poutine dans ce pays est à mesurer à l’aune des efforts qu’il a fait dans ce pays depuis 2000 pour renouer les liens avec ce pays. Il a fortement et personnellement soutenu Victor Ianoukovitch, le candidat du président Koutchma, symbole du régime corrompu et opaque que la majorité des Ukrainiens ont rejeté. L’élection de Victor Iouchtchenko, élu lors de la répétition du deuxième tour mis en place grâce à une médiation européenne après l’indignation internationale suscitée par les fraudes massives qui ont entaché les premier et deuxième tours de scrutin, est un revers pour V. Poutine qui depuis plusieurs années présente le nouveau président ukrainien comme une menace pour la Russie. Poutine s’est en outre ridiculisé en félicitant prématurément Victor Ianoukovitch le 22 novembre 2004 au lendemain du deuxième tour, ensuite annulé.
Les revers de Poutine sont le résultat direct de la politique qu’il a menée lors de son premier mandat. En Ukraine, le rapprochement avec la Russie s’est opéré dans un contexte de crise politique après l’assassinat en novembre 2000 du journaliste d’opposition Gueorgi Gongadzé. Cette crise a été perçue par Vladimir Poutine comme une fenêtre d’opportunités pour la Russie, le président ukrainien Leonid Koutchma étant isolé aussi bien en Ukraine que sur la scène internationale. C’est en soutenant Leonid Koutchma que Moscou a réussi à renouer avec l’Ukraine. Mais c’est le régime mis en place par L. Koutchma qui a été rejeté par une majorité des Ukrainiens lors de la révolution orange en novembre 2004. Poutine s’est enfermé dans sa politique de soutien à L. Koutchma et à V. Ianoukovitch. Cette politique l’a amené à analyser les événements en Ukraine comme un jeu à somme nulle : il refuse d’admettre que ce pays puisse avoir des relations privilégiées à la fois avec la Russie et l’UE. L’échec en Ukraine met en péril la politique d’intégration menée par V. Poutine dans l’espace anciennement soviétique, notamment le projet d’Espace Economique Commun (qui regroupe la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Ukraine) avancé par la Russie en 2003 : si l’Ukraine se retire de ce projet auquel le président Poutine tient beaucoup, ce projet perd une grande partie de sa pertinence. En Géorgie, Moscou « joué du bâton », il a accusé le gouvernement de soutenir la résistance tchétchène et imposé des visas aux ressortissants géorgiens à leur entrée sur le territoire russe. Cette dernière mesure a lourdement pénalisé les centaines de milliers de Géorgiens qui vont travailler en Russie, ce qui a eu des conséquences négatives pour la population géorgienne.
La situation est sérieuse. Vladimir Poutine s’est enfermé dans une logique de sphère d’influence et il n’a pas pris la mesure de l’impact de l’élargissement à l’est de l’Union européenne et de la politique de voisinage mise en place en 2002-2003 par Bruxelles. L’élargissement a modifié les relations entre l’Europe et la Russie ainsi que les équilibres internationaux en Europe. V. Poutine n’a pas anticipé les événements, il n’a pas compris que des événements fondamentaux étaient en cours. L’UE souhaite avoir des voisins stables, « bien gouvernés », en paix avec ses voisins, elle veut les encourager à avancer sur la voie des réformes politiques et économiques. Cela l’amène à souhaiter le règlement des « conflits gelés » de la CEI (Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du sud, Karabakh), cela l’a amené à protester contre les fraudes électorales en Ukraine.
Le projet européen de la Russie est aujourd’hui ébranlé. Celui-ci est en effet fondé sur l’idée qu’il existe deux pôles en Europe : la Russie et l’UE. Si la Russie fait le vide autour d’elle et, par sa politique, pousse ses partenaires à se tourner vers l’Union européenne, elle se retrouve isolée. Avec les Etats-Unis, les relations ne sont plus en outre ce qu’elles ont été au lendemain du 11 septembre 2001, une tragédie qui avait débouché sur un rapprochement spectaculaire des Etats-Unis et de la Russie. Le président Poutine a montré en Ukraine et en Géorgie qu’il redoute les processus de démocratisation, qu’il ne comprend pas l’émergence de mouvements populaires spontanés et qu’il les perçoit comme des menaces pour les positions russes. Or le président Bush a mis au cœur de son deuxième mandat la lutte pour la démocratie. C’est une politique qui place V. Poutine en position de faiblesse alors que la lutte contre le terrorisme qui était au cœur de la politique américaine au cours du premier mandat de G. Bush après le 11 septembre était très « porteuse » pour la Russie, elle lui avait permis de faire passer au deuxième plan la brutalité de sa politique en Tchétchénie, elle lui avait aussi permis d’apparaître comme un partenaire de premier plan aux côtés de la première puissance mondiale.
II. Les migrations révèlent les conséquences de la politique extérieure russe.
Les migrations représentent une autre manière de regarder les relations de la Russie avec le monde extérieur. Se déplacer, l’ouvrage que vient de publier Anne de Tinguy chez Plon (La grande migration – La Russie et les Russes depuis l’ouverture du rideau de fer, cf pièce jointe) le montre clairement, c’est voter avec ses pieds. La « grande migration », qui s’est produite depuis l’ouverture du rideau de fer, au moment de l’effondrement de l’URSS, est révélatrice de l’état de la société russe, elle est le miroir d’une Russie qui est à la fois une terre de rejet et de désordre, une terre de refuge et un pôle d’attraction. C’est la Russie dans toute sa complexité qui se reflète dans ces mouvements. Ceux qui la rejettent sont nombreux : depuis 1990, ils sont 1,3 million à l’avoir définitivement quittée (quelque quatre millions à avoir quitté l’ex-URSS) pour s’installer en Allemagne, en Israël et aux Etats-Unis, qui sont les trois grands pays d’accueil de cette émigration. S’ils partent, c’est qu’ils évaluent négativement les chances de voir s’améliorer leur situation personnelle et celle de leur pays, qu’ils s’inquiètent pour l’avenir de leurs enfants et refusent d’attendre une hypothétique et lointaine stabilisation de la Russie. Le départ est pour certains un exil : depuis que Vladimir Poutine est au pouvoir, le nombre de Russes qui demandent l’asile politique dans les pays occidentaux a beaucoup augmenté. Le départ n’est cependant pas toujours un rejet, loin de là : pour beaucoup, il n’est que temporaire, il permet de trouver à l’étranger les moyens de vivre et par là de rester dans leur pays, il permet d’acquérir une formation, universitaire ou professionnelle, permettant au retour en Russie de mieux profiter des opportunités qu’offre l’étranger.
La Russie est aussi une terre de refuge. Elle l’est pour des millions de Russes qui vivaient dans les autres nouveaux Etats indépendants, où ils ont eu le sentiment de ne plus y être que des « citoyens de deuxième classe ». Elle l’est aussi pour beaucoup d’autres personnes qui ont fui les conflits qui ont éclaté çà et là dans l’espace anciennement soviétique depuis l’effondrement de l’URSS, mais aussi pour des Afghans, des Sri-Lankais, des Irakiens, des ressortissants de pays d’Afrique qui lui ont demandé l’asile. La Russie est aussi, on l’a dit, un grand pôle d’attraction : des millions de personnes venant des nouveaux Etats indépendants ainsi que de pays comme la Chine et dans une moindre mesure la Turquie, ont trouvé leur place sur le marché du travail russe. Ces flux de main d’œuvre, qui s’accompagnent de transferts financiers importants, sont révélateurs de l’influence dont jouit encore la Russie dans les pays de la Communauté des Etats indépendants. Certains de ces mouvements se font dans un cadre légal, d’autres non : la Russie a découvert le phénomène, inconnu du temps de l’URSS, de la clandestinité. Difficile par définition à chiffrer, celle-ci est révélatrice des désordres qui se sont développés dans cette région. Confrontée à des problèmes démographiques préoccupants (sa population continue chaque année à diminuer), la Russie a besoin d’une immigration. Elle peine cependant à se reconnaître en tant que pays d’immigration, ce dont témoigne entre autres la formidable émotion que suscite la présence chinoise. La Russie redoute que les Chinois « colonisent » l’Extrême orient russe… que les Russes sont nombreux à quitter pour la partie européenne du pays.
Un des effets de cette « grande migration », c’est la constitution d’un espace russe et russophone qui s’étend aujourd’hui de l’ex-URSS à l’Amérique du nord en passant par l’Europe et le Moyen-Orient. Les Russes qui partent temporairement ou définitivement à l’étranger ne s’inscrivent pas, pour beaucoup d’entre eux, dans un espace délimité par les frontières de leur pays d’accueil. En créant des liens de toutes sortes, privés ou professionnels, avec leur pays d’origine, ils ont mis en place d’innombrables réseaux qui ont transformé la place de la Russie dans le monde. Ces réseaux, nourris par internet et des communications faciles et souvent peu coûteuses, encouragent la circulation des informations, des idées, des valeurs et des comportements entre la Russie et le monde extérieur, ils mettent la société russe en contact avec celui-ci, ils rendent plus difficile un éventuel repli de la Russie sur elle-même.
Les migrations montrent que les équilibres internationaux ne sont pas le résultat des seules décisions étatiques, ces derniers sont aussi le résultat des décisions prises par les sociétés, par les individus, indépendamment du pouvoir politique et qui ne vont pas toujours dans le même sens. Dans l’espace anciennement soviétique, la Russie espérait que les vingt-cinq millions de Russes ethniques qui résidaient hors de Russie dans les autres nouveaux Etats indépendants l’aideraient à garder une influence dans ces Etats. Ce n’est pas ce qui s’est produit. Ainsi en Asie centrale : des Etats de cette région, notamment du Kazakhstan, les Russes sont partis en masse, ce qui a entre autres eu pour effet d’aggraver la dérussification de ces régions. Avec l’Ukraine, la situation est très différente : les flux sont importants dans les deux sens, ils sont la manifestation des relations étroites qu’il y a entre les sociétés quelles que soient celles entre les Etats..
Débat :
Trois séries de questions sont posées aux intervenants. La première porte sur les relations entre la Russie et ses voisins orientaux, Chinois et Japonais, avec lesquels de nombreux conflits territoriaux sont en suspens (le fleuve Amour et les îles Kouriles). Les relations sont dans l’ensemble positives avec la Chine, mais le problème des Kouriles avec le Japon n’est toujours pas résolu. Il faut que la Russie se situe quelque part dans le monde : elle est un pays eurasiatique mais avant tout européen. Peut-elle s’intégrer à l’Asie ? Elle n’y est pas un partenaire qui compte car elle est de culture européenne et a pour zone de développement l’Europe. Nous sommes là au cœur du problème des flottements de la politique de Poutine : où se situe la Russie sur l’échiquier international ? Il est difficile de répondre à une telle question.
La position russe sur la Tchétchénie n’est-elle pas également une question d’opinion publique ? Les relations sont difficiles avec cette République depuis le XIXème siècle. La première guerre remonte aux années 1994/96. La situation a pourri faute de dialogue politique, or les plus modérés viennent de subir un revers importants avec la mort du président Aslan Maskhadov. Les relations entre le centre et les régions dans le cadre de la Tchétchénie est un cas à part. Il n’y a pas eu de traité bilatéral dans les années 1990 entre la Russie et la Tchétchénie. Le non compromis politique s’est transformé en conflit ouvert.
La deuxième série de questions est revenue sur la situation politique en Russie. Qu’en est-il de la position de l’ancienne armée rouge au sein du pouvoir russe ? L’armée est sur la touche pour différentes raisons. Elle est concurrencée par les services proches de Poutine (FSB), gangrenée par des problèmes récurrents d’indiscipline et de pauvreté, et elle a été laminée par les bouleversements qu’ont connu l’URSS puis la Russie. L’armée est le corps social qui a le plus souffert de la disparition de l’URSS. Son échec en Tchétchénie a démontré sa déliquescence. Désormais ce sont les troupes du Ministère de l’Intérieur qui sont sur place et non plus celles du Ministère de la Défense.
Poutine est adoré par les Russes mais rejeté par les Français. Déjà par le passé, Gorbatchev était aimé des Français et détesté des Russes. Les Français comprennent-ils les Russes ? La confrontation des opinions française et russe est à analyser à l’aune d’une compréhension limitée de la Russie en France, dans le cadre d’une opinion souvent manichéenne face à des événements dont elle ne maîtrise pas tous les tenants et les aboutissants. Or la réalité est bien plus complexe. Les cafés géopolitiques existent aussi pour permettre de mieux comprendre ces événements. Les représentations des hommes politiques sont différentes. Poutine était vu comme quelqu’un qui remettait de l’ordre dans une société en désordre. La société russe en quête d’ordre avait alors trouvé son homme. Or depuis l’automne 2004, ce dernier baisse dans les sondages. Il a perdu 30 points en quelques mois, surtout après la tragédie du massacre de Beslan qui a montré que Poutine n’est plus à même de garantir la sécurité, et l’affaire ukrainienne qui a été perçue comme une amputation et dans laquelle Poutine s’est ridiculisé. En France, les perceptions ont elles aussi évolué. Poutine y a été vu pendant longtemps comme l’homme de la situation car il était capable d’être un homme fort. Mais on en doute de plus en plus. Son pouvoir paraît limité et entaché des atrocités tchétchènes, de la limitation des droits de l’homme, de la reprise en main des médias, et de son autoritarisme.
La troisième série de questions a interrogé nos intervenants sur leur capacité à comprendre la Russie alors que la situation y semble incompréhensible pour beaucoup. La Russie est un pays en réformes intenses. Si on ne va pas en Russie, on ne peut pas comprendre ce qui s’y passe. Mais il faut savoir rester humble dans ce travail sur un pays aussi vaste, compliqué et varié.
Il reste encore trois années de mandat à Vladimir Poutine. Il gouverne seul, aidé de 5 à 6 personnes. Il n’écoute pas ceux qui n’appartiennent pas à son entourage très proche et a à leur encontre une grande méfiance. De nombreux bouleversements sont possibles dans les années à venir. L’évolution de l’économie russe sera décisive, et notamment l’amélioration du niveau de vie des Russes. Mais qui d’autre pour prendre la place de Poutine ?
Compte-rendu rédigé par Alexandra Monot.
En collaboration avec la revue Hérodote et les café-geo de Paris
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