La stratégie des États-Unis au sud du Caucase
Pour ce chercheur à l’Institut français de géopolitique, (Paris-VIII), une réflexion sur la crise en Géorgie ne peut pas faire l’impasse sur la politique américaine (et ses investissements financiers) dans cette région du monde.
Alors que la crise fait rage entre la Géorgie et la Russie et que les politiques de la Russie sont largement décryptées et souvent pointées du doigt, il est nécessaire, pour une compréhension globale, de se pencher plus longuement sur la stratégie américaine au sud du Caucase.
Cette stratégie dépasse en général les trois petites républiques d’Arménie, d’Azerbaïdjan et de Géorgie, indépendantes de l’URSS fin 1991. Elle s’intègre à des logiques pour l’influence en Eurasie, immense région du monde hautement stratégique et concept géopolitique largement usité outre-Atlantique. Pour les stratèges américains, la plupart des tendances confondues, la sécurité du monde dépend largement de la stabilité, et donc du contrôle, de l’Eurasie, qui abrite, en outre, environ 75 % des réserves énergétiques mondiales.
La région au sud du Caucase est située aux marges de plusieurs grands ensembles qui s’y disputent l’influence. Traditionnel pré carré de la Russie, c’est aussi une zone d’influence naturelle pour l’Iran et la Turquie qui y ont joué un rôle historique majeur. Depuis la chute de l’URSS, deux nouveaux acteurs s’ajoutent à cette liste : l’Union européenne et, en particulier, les États-Unis.
La politique américaine s’y est mise en place peu à peu, surtout dans la seconde moitié des années 1990. Ce sont les ressources énergétiques de la mer Caspienne, depuis revues à la baisse, qui ont attiré l’attention des leaders américains. Un rapprochement net s’est alors opéré entre Washington et l’Azerbaïdjan, qui contrôle une partie de la production et de l’acheminement de ces ressources. L’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), doublé ensuite du gazoduc BTE (Bakou-Tbilissi-Erzurum), est le symbole de ce rapprochement. Ce projet de grande envergure a permis la consolidation d’un axe de coopération Ouest-Est (incluant notamment les États-Unis, la Turquie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan), tandis que la Russie, qui contrôlait jusque-là l’acheminement des énergies caspiennes et d’Asie centrale vers l’ouest, l’Iran, mais aussi l’Arménie, en sont exclus.
Dans le même temps, et non sans quelques difficultés, les États-Unis s’impliquent dans la résolution du conflit du Haut-Karabakh, entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, dont ils sont en charge avec la Russie et la France, via le groupe de Minsk de l’OSCE. Alors que l’exécutif américain exprimait avec retenue une certaine sympathie pour le partenaire azéri, le Congrès, pressé en ce sens par la communauté arméno-américaine, votait l’allocation d’aides financières annuelles importantes à l’Arménie, et un gel de ces mêmes aides à l’Azerbaïdjan (gel effectif jusqu’en 2002). Cette aide financière américaine directe est l’une des plus élevées du monde par habitant, et se monte à plus d’un milliard de dollars depuis l’indépendance de l’Arménie. De même, la Géorgie est aussi devenue un des récipiendaires de cette aide financière, et est elle aussi un des rares pays d’Eurasie à avoir reçu plus d’un milliard de dollars des États-Unis depuis 1992. Depuis peu, l’Arménie et la Géorgie sont membres du programme américain Millennium, dont le but est de fournir une assistance à un nombre restreint de pays à bas revenu qui, selon des critères établis par le gouvernement américain, mettent en œuvre des politiques de développement viables, investissent dans leur peuple, et encourage la liberté économique.
Un autre outil de politique étrangère remarqué est la coopération militaire que les États-Unis ont mise en place avec les trois pays de la région, soit de manière bilatérale, soit via l’Otan. Les trois pays sont membres du Partenariat pour la paix de l’Organisation atlantique (PpP) et ont chacun signé en 2005 un plan d’action individuel pour le partenariat (Ipap) avec elle. L’Ipap est souvent considéré comme le degré le plus poussé de coopération avant l’intégration. Sur les trois républiques, seule l’Arménie, proche de la Russie qui est son alliée sur le plan militaire, a fait savoir qu’elle ne souhaitait pas intégrer pleinement l’Otan. La Géorgie et, de manière plus discrète, l’Azerbaïdjan ont clairement affiché leur souhait d’intégrer l’organisation.
Ces divers rapprochements entre les États-Unis et les républiques au sud du Caucase sont perçus par la Russie comme autant de reculs de sa propre influence régionale. D’autant que le soutien, au moins indirect, de Washington aux « révolutions de velours » qui ont mis à la tête de la Géorgie et de l’Ukraine des leaders pro-occidentaux, ou encore la volonté américaine d’installer un bouclier antimissile en Pologne et en République tchèque, ont été perçus par la Russie comme des signes d’hostilité à son égard.
La région au sud du Caucase est donc bien un des enjeux, et sans doute non des moindres, du « grand jeu » américano-russe. Le bras de fer diplomatique entre Moscou et Washington et dont la Géorgie et les républiques autoproclamées d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie sont aujourd’hui l’enjeu principal doit être interprété au travers de ce prisme. Ainsi, pour une bonne compréhension de la situation, il faut certes tenir compte de la volonté russe de garder la main dans son « étranger proche », mais ne pas occulter non plus les ambitions américaines sur ces régions.