“L’Afrique Équatoriale, centre malade du continent”
Avec
Virginie Mouanda Kibinde, Ecrivain
Roland Pourtier, Professeur à l’université Paris 1
Compte-rendu
Devant une salle comble et décorée de cartes de l’Afrique équatoriale, Frank Tétart introduit les deux intervenants de la soirée, Roland Pourtier présentant d’abord l’Afrique équatoriale dans sa globalité, Virginie Mouanda Kibinde exposant ensuite le cas du Cabinda, enclave entre le Congo et la République Démocratique du Congo, qui dépend souverainement de l’Angola.
L’Afrique équatoriale, une région de conflits et de violences.
Cette région d’Afrique est-elle malade comme l’indique le titre du café géopolitique de ce soir ? L’Afrique équatoriale n’est pas en danger de mort, mais elle est malade, de son climat, chaud, humide, étouffant, de la série de guerres qui la déchire depuis une dizaine d’années d’une manière récurrente (guerre au Congo Brazzaville, en Centrafrique, génocide au Rwanda,…). Tels sont les syndromes de la maladie qui sévit ici.
Pourquoi ? Nous sommes géographiquement dans le domaine de la forêt, dans le bassin du fleuve Congo. C’est un milieu particulier, peu propice aux échanges et sans grandes formations politiques. La carte politique régionale est récente et artificielle. Nous sommes ainsi bien loin des milieux ouverts de savane ou de la montagne de la crête Congo Nil, où les choses se passent mieux que dans le monde forestier. Pour les Européens, cette Afrique équatoriale est perçue à travers une image fantasmée par Hergé dans Tintin au Congo. Or, il s’agit d’une Afrique sauvage, occupée par la forêt ; une Afrique du vide. Dès que l’on quitte le domaine forestier, on retrouve l’Afrique du plein voire du trop-plein par rapport aux ressources exploitables, comme au Rwanda ou au Burundi. Les contrastes démographiques sont à l’origine de certains conflits, par l’attrait exercé par les espaces vides.
Cette configuration a son importance. Avant la colonisation, la région ne connaît aucun Etat ancien fortement constitué. C’est l’un des paramètres de la situation géopolitique actuelle. Il n’y avait que des royaumes et empires localisés en périphérie de la forêt, en pays de savane. C’est donc un domaine de sociétés acéphales avec un rapport au pouvoir fondé sur l’autorité de chefs de lignage ou de famille. Les Etats modernes ont été surimposés et créés ex-nihilo dans une dimension géographique, des frontières, dans un système de pouvoir mis en place par la colonisation et qui fonctionnait plus ou moins bien.
Les conséquences sont multiples et symptomatiques : de nombreux espaces d’indétermination, peu appropriés, occupés par quelques bandes de pygmées, nomades de la forêt. Aussi, beaucoup de conflits locaux se résolvent par une stratégie de fuite, car il y a toujours un ailleurs dans le domaine forestier. Il n’y a que rarement des batailles rangées entre belligérants. Les chiffres évoquent 3 millions de morts dans la guerre du Congo. Mais on n’en sait rien et en tout cas, ils ne sont pas morts sur le champ de bataille car il n’y a pas eu de bataille. Les morts sont dus à la désorganisation de l’encadrement sanitaire et social qui conduit à l’extension des maladies et à la sous-nutrition. Ce sont là les effets colatéraux de la guerre.
Ce sont autant de facteurs qui révèlent la difficulté de suivre la situation politique et militaire de la zone. Les efforts pour un retour à une paix durable (projet d’une grande conférence de la région des grands lacs) risquent d’achopper si on ne résout pas le problème de la population. Or, ils sont indispensables pour aplanir la situation et éviter un retour à une situation conflictuelle.
Mais l’Afrique équatoriale, c’est aussi une Afrique colonisée par des méthodes particulières, par le rôle des grandes compagnies, pour l’exploitation des ressources et non pour une mise en valeur des espaces. Il s’agissait d’un pillage des ressources. Tous les pays de cette région entrent dans la catégorie des Etats-rentiers. Sur la côte du Golfe de Guinée, il y a le pétrole (Congo, Angola, Tchad, Guinée). Et là où il n’y a pas de pétrole, il y a des ressources minières (Congo, Zaïre). Les économies tournent autour de l’exploitation des ressources primaires, des produits miniers (cuivre, cobalt, uranium,…). Or dans le cadre d’économies rentières, il n’y a souvent aucune transformation sur place de ces ressources qui sont exportées à l’état brut. Ces ressources aggravent les conflits locaux. Guerre et exploitation minière s’autoentretiennent, car l’achat d’armes est permis par l’argent des ressources.
La ressource est produite par les industriels européens ou américains. Les Etats prélèvent leur part selon des modalités diverses. Une partie alimente les caisses des Etats dans la partie visible, une partie dans l’invisible (pots de vin, affaires,…). Ce système économique n’a pas favorisé le développement d’économies domestiques fondée entre autre sur la production agricole. Les citadins sont nourris par les importations. L’argent est partiellement redistribué dans une fonction publique pléthorique, ce qui conduit à une dénaturation du mode de vie traditionnel, surtout en ville. Les mentalités sont également devenues rentières. Mais, ces économies sont trop dépendantes des cours mondiaux, qui sont contrôlés par les pays occidentaux. Chaque effondrement de cours des matières premières minières provoque une crise durant laquelle les fonctionnaires sont rétribués par des dettes contractées auprès des pays occidentaux. Dans des pays de faible population, la rétribution de la rente touche tout le monde et entraîne un exode rural important (Gabon : taux d’urbanisation à 80%) et des bouleversements sociaux considérables. Que se passera-t-il quand il n’y aura plus de pétrole ? Une économie rentière apporte l’argent mais pas les empois ! Fer, manganèse, bois sont des ressources moins lucratives. L’effondrement de l’économie de rente aboutit à des guerres. Au Congo, la crise est partie du Katanga (mines de cuivre) au moment de l’effondrement des cours du cuivre. La crise a provoqué un délitement de l’Etat congolais : crise politique et morale, décomposition physique de l’Etat avec la disparition des infrastructures (quand elles ne sont pas entretenues, elles se dégradent rapidement sous un climat équatorial).
Le Cabinda, otage de la situation en Afrique équatoriale ?
Virginie Mouanda Kibinde prend la parole à la suite de Roland Pourtier pour nous présenter le cas particulier de “l’enclave du Cabinda”. Virginie Mouanda Kibinde commence par préciser la situation géographique de ce petit territoire dont peut de personnes connaît l’existence. Le Cabinda se trouve en Afrique centrale, coincé sur le littoral atlantique entre le Congo et la République Démocratique du Congo (RDC). C’est aujourd’hui un territoire angolais composé au Nord de milieux recoupant la forêt et la savane et au Sud d’une plaine côtière. 600 à 800 000 habitants s’y regroupent dont un tiers à l’intérieur des terres. La majeure partie de la population vit dans le maquis ou forme une diaspora dans les pays voisins ou sur d’autres continents. La population qui a choisi de rester dans le pays, en dehors de la guérilla, se rassemble dans deux grandes villes qui comptent 200 000 habitants.
Le Cabinda est un ancien protectorat portugais entériné à la conférence de Berlin (1884-1885). Dans les années 1880, la zone est sillonnée par les Portugais qui ont d’anciens comptoirs côtiers et par les Belges qui mandatent H.M. Stanley en 1879 pour explorer les Congos sous le couvert de l’Association de géographie de Bruxelles. Les deux nations européennes se concurrençant sur place sont à l’origine de la conférence de Berlin qui va engendrer une série de traités européens bilatéraux entre 1885 et 1902 qui aboutissent au partage de l’Afrique entre les grandes puissances européennes. Les Français obtiennent le Congo Brazzaville, les Belges un accès à la mer (ce qui explique l’appendice du territoire de la RDC sur l’Atlantique) et au Sud les Portugais conservent l’Angola où ils sont installés depuis 1482. A la faveur des indépendances des colonies au lendemain de la seconde guerre mondiale, la région est secouée à partir du milieu des années 1950 par des troubles et des rébellions qui sont fortement réprimés. En 1960, l’Angola se lance dans une guerre de libération meurtrière qui va durer 15 ans. Mais le Cabinda demeure relativement calme, malgré des tentatives d’insurrection en 1960 et 1966. L’année 1974 marque une rupture : la Révolution des Œillets au Portugal renverse la dictature du successeur de Salazar, Marcello Caetano. Se met en place un gouvernement de junte militaire anticolonialiste dirigé par Antonio Spinola, comprenant des communistes, des socialistes et des libéraux qui négocient les indépendances avec les mouvements de libération africains, souvent composés de communistes, dont l’Angola. Le Portugal transmet alors son protectorat sur le Cabinda à l’Angola. Cette transmission permet au Portugal de garder une main mise indirecte sur le pétrole cabindais exploité par les compagnies américaines au bénéfice du Portugal. L’accord est signé le 08 février 1975 entre l’Angola et le Portugal. C’est le début d’une guerre de libération au Cabinda qui se poursuit aujourd’hui. Le drame du Cabinda est sa manne pétrolière.
Sur la scène internationale, un incroyable silence règne sur le cas de cette “enclave du Cabinda”, dernière colonie d’Afrique, dont les colons sont des Africains eux-mêmes. Le Cabinda devrait être le 39e pays à se décoloniser, d’après l’Organisation de l’Unité Africaine. Mais il n’y a aucune initiative en ce sens. Le territoire est fortement divisé. Sur la côte atlantique, les compagnies pétrolières, principalement américaines, ont installé des plates-formes off shore avec une ville, Malongo (surnommée Little America) dans laquelle seuls les Cabindais ayant un permis de travail peuvent entrer. Il n’y a aucun contact entre les populations européennes ou américaines et les Cabindais. Le reste du territoire est livré à la guerre qui engendre de nombreux réfugiés. Pourtant, rares sont les médias qui en parlent, aucune ONG n’est sur place. Le Cabinda vit en huis clos entre armée angolaise, vendeurs d’armes, compagnies pétrolières et guérilla cabindaise.
La guérilla est menée contre l’Angola par le FLEC (Front de Libération de l’Enclave du Cabinda) qui s’est organisé en 1974 et s’est réfugié dans la forêt en 1975. Ce mouvement est né par la force avec l’aide des services secrets français qui l’ont abandonné après la signature de concessions pétrolières avec l’Angola. La guerre au Cabinda est une des rares guerres coloniales entre Africains. La guérilla est pauvre mais elle est suivie par la population civile dans la forêt du Mayombe. L’Angola est soutenu par de nombreux mouvements : Fidel Castro, mercenaires (européens, russes, américains) venus se battre au Cabinda contre une résistance de moins de 5 000 soldats.
La situation actuelle établit un contrôle de l’Angola sur les deux tiers du territoire. Avec l’accalmie dans la guerre civile angolaise, les contingents militaires ont augmenté avec la mise en place “d’opérations de nettoyage”, selon les termes utilisés dans les déclarations officielles angolaises. La situation humaine est dramatique avec le développement de nombreux camps de réfugiés dans le Bas Zaïre. Depuis 1998 le Cabinda est membre de l’Organisation des Nations Unies pour les Minorités Non-Représentées. Mais il n’y a toujours ni ONG ni médias pour en parler. Le Cabinda est pour l’instant connu pour les 1,2 millions de barils de pétrole par jour qu’il fournit à l’Angola et aux compagnies pétrolières. Virginie Mouanda Kibinde, originaire du Cabinda, a vécu avec sa grand mère dans le maquis une partie de son enfance, ses parents ayant fuit la guerre à Pointe Noire. Elle a pris le prétexte d’un roman pour faire parler les Cabindais et faire connaître l’histoire de son pays et de sa situation. Son livre présente ainsi la vie des maquisards, de la guérilla, les origines et les modalités de la résistance, à travers un héros, Albino, métis qui marque le lien entre le Cabinda et le Portugal.
Débats :
Après les interventions de Roland Pourtier et Virginie Mouanda Kibinde, le débat fut très animé, notamment autour de la question du rôle de la France dans les conflits africains. Pour certaines personnes présentes, dont des membres de l’Association Survie, la situation du Cabinda dénonce l’impérialisme français en Afrique via des entreprises comme Elf, dont les malversations sont étouffées du fait du rôle de certains hommes politiques.
A ces allégations, Virginie Mouanda Kibinde précise que les liens sont avant tout économiques. Total Fina Elf exploite une concession pétrolière. Son but est de faire des affaires et non de l’humanitaire. Le Cabinda représente 10% des produits pétroliers français, alors que la situation de ce territoire est inconnue de la majorité des Français. La situation politique française dans la région est difficile à expliquer. Le plus important sur l’échiquier des relations internationales dans la zone est le joug que l’Angola maintient par le financement de certains conflits, la vente d’armes et l’envoi de troupes.
Roland Pourtier précise qu’il y a une réelle interdépendance des conflits dans toute la région, car l’armée angolaise est aujourd’hui la première armée organisée de toute la zone et la deuxième du continent, si bien qu’elle est très sollicitée dans tous les conflits de l’Afrique équatoriale. Dans le cas du Cabinda, le Congo Brazzaville de Lissouba soutenait l’enclave, mais les choses ont changé avec l’arrivée au pouvoir de Sassou Nguesso en décembre 2001 qui entretient des liens privilégiés avec l’Angola. Le conflit doit être replacé dans sa dimension régionale. La guerre déclenchée au Congo en 1998 s’est étendue à une dizaine de pays. C’est la première guerre continentale. Il faut donc relativiser le rôle des anciennes puissances coloniales. La France, entre autres, n’est plus la puissance que l’on croit et est de moins en moins présente en Afrique. Dans les affaires africaines, ce n’est pas l’Etat français qui est impliqué mais des partis politiques. L’Etat intervient par le biais de la coopération militaire mais pas par la politique. Il faut différencier l’Etat à respecter et les pratiques politiques à dénoncer.
La deuxième partie du débat permit de préciser la situation du Cabinda. L’échelle des violences est, selon Virginie Mouanda Kibinde, difficile à évaluer car il n’y a pas de statistiques et peu de témoins. Le nombre de victimes est inconnu, mais elles se dénombrent par milliers. Il ne s’agit pas d’une guerre permanente, mais d’attaques de la guérilla suivies d’une répression sur les populations civiles avec des exécutions sommaires menées par l’armée angolaise. Le massacre des populations s’est aggravé depuis 2002. La forêt a été bombardée, ce qui a provoqué une fuite massive vers les Congo voisins. Les Nations Unies n’interviennent que par le biais de leur organisme des minorités non-représentées, ce qui implique tout de même la reconnaissance officielle de l’existence du peuple cabindais. La question du devenir de l’enclave du Cabinda a été portée devant les instances de Genève, mais le processus est long.
Une troisième série de questions porta sur les caractéristiques des conflits de cette Afrique des Grands Lacs à l’Atlantique. Les guerres africaines sont souvent des guerres interethniques. Quel est le rôle des ethnies dans les conflits de cette région ?
Pour Roland Pourtier, les ethnies sont une des dimensions structurelles de l’Afrique en général. Les guerres y sont souvent des guerres civiles opposant des groupes humains qui impliquent toujours à un moment ou à un autre les ethnies. Il n’y a pas réellement de guerres entre armées. Les médias jouent un grand rôle dans la création d’une peur et d’une haine de part et d’autre, rendant l’autre haïssable. Le développement d’une psychose aboutit à une volonté sécuritaire qui débouche sur le recrutement de milices qui finissent par s’affronter. Les ethnies ne sont pas l’apanage de l’Afrique, il suffit de porter son regard sur les Balkans pour le constater. Mais en Afrique elles y jouent un rôle plus important dans les conflits du fait de la facilité de la mobilisation des habitants, de l’extrême jeunesse des populations facilement malléables et de l’existence de très nombreux groupes ethniques. L’existence d’une masse de jeunes adultes inemployés, entre 15 et 25 ans, est primordiale pour comprendre que s’enrôler dans la milice donne un statut, un sens à l’existence, de l’argent. L’ethnie est alors utilisée comme un moyen.
Béatrice Giblin revient sur le problème des densités, entre Afrique du trop plein et du vide. Les diplomates préfèrent discourir sur les problèmes juridiques mais ne prennent pas le problème à bras le corps. Mais comment le prendre à bras le corps ? Les terres sont peu appropriées, mais quand on doit partager les choses sont compliquées et se passent mal.
Pour Roland Pourtier, le discours du politique ignore les réalités du terrain. Le discours d’une volonté d’appropriation du vide par les espaces du trop plein échappe totalement aux politiques. La question des densités est très complexe. L’ensemble Rwanda, Burundi, Kivu, Ouganda présente une unité géographique : la montagne en climat tempéré. Une telle configuration permet la disparition de la mouche Tsé-Tsé et des anophèles transmettant le paludisme, ce qui explique que le Rwanda ait des densités de 300 hab/km². Tant que la montagne restait peu peuplée, les installations de nouveaux arrivants par mouvements spontanés ne posaient pas de problème. Quand apparaît le trop plein, les problèmes se focalisent sur le droit à la terre. Le lien quasi mystique à la terre devient le mode de définition de la nationalité, ce qui provoque des problèmes de cohabitation entre anciens et nouveaux migrants. Cette pomme de discorde sur la nationalité dégénère en cas d’élections.
Ainsi, les conflits mêlent souvent des données historiques, ethniques, économiques, foncières, et politiques. Y trouver une solution relève du défi. Il faut de plus parler de l’Afrique au pluriel car les situations sont très diverses selon les régions et les espaces considérés, même si il y a des fondamentaux. C’est le travail du géographe de différencier les situations. Désormais, il s’agit d’essayer de construire un continent viable pour l’avenir.
Compte-rendu rédigé par Alexandra Monot, agrégée de géographie.
Bibliographie indicative :
Virginie Mouanda Kibinde, Au soleil noir du Cabinda, éditions Transbordeurs, 2004
Roland Pourtier, Afriques Noires, Hachette Supérieur, 2001 ; Hérodote, “Tragédies africaines“, n°111, 4e trimestre 2003
Questions Internationales, Les conflits en Afrique, n°5, janvier-février 2004
En collaboration avec la revue Hérodote et les café-geo de Paris
Au Café des Phares ; 7, place de la Bastille ; 75004 Paris ; Métro : Bastille