L’Amérique osera-t-elle ?
A en croire les sondages, les Américains s’apprêteraient bel et bien à faire d’un candidat noir l’homme politique le plus puissant du monde. Et pourtant, nombre de commentateurs restent dubitatifs. Faut-il croire ces sondages ? L’Amérique est-elle vraiment prête à dépasser ses clivages raciaux pour élire un président noir ?Le spectre de Tom Bradley hante les observateurs qui craignent qu’à l’instar de l’ancien maire noir de Los Angeles, Barak Obama fasse l’objet d’une surestimation des sondages. En 1982, Tom Bradley faisait la course en tête pour le poste de gouverneur de Californie jusqu’au jour de l’élection, qu’il perdit de quelques voix. Surpris et désabusés, les commentateurs estimèrent que les électeurs blancs avaient menti sur leurs intentions de vote, ce que les médias appellent l’”effet Bradley”.La forte participation des républicains pour contrer une mesure de contrôle des armes à feu, judicieusement mise au vote, ainsi qu’une campagne républicaine exceptionnelle de vote par correspondance, pouvaient aussi expliquer la défaite de Bradley. Les politologues débattent depuis pour savoir s’il existe réellement un “effet Bradley” et s’il faut en tenir compte aujourd’hui. Mais qu’il y en ait un ou non, le facteur racial fait indubitablement partie de la campagne.Moins de deux semaines avant l’élection présidentielle, près de 85 % des électeurs ont arrêté leur choix et ne changeront probablement pas d’avis. L’incertitude réside donc dans le taux de participation et surtout dans le choix des électeurs encore indécis, curieusement mal étudiés par les sondeurs, qui peuvent encore basculer dans un camp ou dans l’autre de manière déterminante. Or, pour ces électeurs, le facteur racial peut s’avérer important. Reste à savoir à quel point.La question raciale peut se manifester de maintes manières. Les électeurs blancs indécis peuvent considérer qu’Obama est plus radical qu’un autre démocrate parce qu’il est noir. Ils peuvent être sensibles aux rumeurs qui circulent par courriel et autres accusations fantaisistes parce qu’il est d’une autre race. Obama doit garder son calme en toutes circonstances pour ne pas coller au stéréotype de l’homme noir enragé, ce qu’il fait d’ailleurs avec grande aisance, visiblement imperturbable. D’autres électeurs enfin ne livrent leurs préjugés qu’en privé et s’abstiennent de répondre aux sondages. Si McCain réussit à convaincre ces démocrates blancs, généralement plus âgés, ambivalents sur la question raciale, il pourrait remporter la Pennsylvanie et la Floride et gagner l’élection.Mais cette campagne est exceptionnelle à plus d’un titre, ce qui pourrait bien reléguer l’enjeu racial au second plan. La crise financière qui se mue en récession économique démultiplie le mécontentement et l’inquiétude accumulés par la population au cours des années de guerre en Irak. Les électeurs tiennent généralement le gouvernement en place pour principal responsable des problèmes économiques du pays. Dans le cas de McCain, la filiation n’est pas automatique, puisqu’il n’est pas un candidat sortant, mais la crise joue clairement à l’avantage des démocrates. Les indécis relativisent le risque d’élire un candidat noir nouveau dans le paysage politique à l’aune du désastre économique hérité des années Bush.Or le président des Etats-Unis dispose d’une réelle influence sur le destin économique du pays. C’est ce qui a permis à Obama de recentrer sa campagne sur les enjeux fondamentaux du pouvoir et d’ignorer les attaques personnelles et raciales comme de triviales tentatives de distraction. La crise l’a conduit à sortir d’une rhétorique de changement qui finissait par tourner à vide pour creuser au cours des deux derniers mois un écart remarquable avec son adversaire, en s’attaquant avec constance, subtilité et professionnalisme, aux questions de fond qui préoccupent les Américains. Face à lui, le candidat John McCain s’est révélé moins convaincant que prévu, menant une campagne plus désorganisée, aux moyens financiers nettement inférieurs et qui peine à se démarquer d’une administration sortante qui bat des records d’impopularité.Sa colistière Sarah Palin séduit la frange la plus conservatrice du parti, qui lui était déjà acquise, mais n’a aucune crédibilité comme future présidente, ce qui au regard de l’âge et des antécédents de santé de McCain est préoccupant pour bien des électeurs. Du coup, l’élite intellectuelle du pays s’est largement ralliée à Obama, y compris le Chicago Tribune, qui n’avait jamais soutenu de candidat démocrate, et même le républicain Colin Powell, ancien chef de la diplomatie de George Bush, qui a longuement expliqué qu’Obama est le président dont l’Amérique a besoin aujourd’hui.Barack Obama, par son histoire personnelle et la nature de sa campagne, démontre une habileté extraordinaire à franchir les lignes ethniques, raciales et générationnelles et à susciter l’enthousiasme d’une armée de militants mobilisés lors de la campagne des primaires et dont le soutien et la vigueur ne se démentent pas. Il est fort possible que les voix qu’Obama perdrait pour cause de préjugés raciaux soient compensées par celles de nouveaux électeurs (des jeunes, des Africains-Américains, des Latinos) qui s’inscrivent massivement sur les listes électorales dans une campagne silencieuse savamment pilotée par sa base, très organisée et efficace.Les politologues ont coutume de dire que les électeurs ne votent pas en fonction de leur intérêt, mais de leur identité. Malgré toutes les avancées des techniques de sondage et les connaissances de la science politique, ce qui se passe dans la tête de l’électeur au moment de la prise de décision reste un mystère. Avec la campagne de McCain focalisée sur les valeurs identitaires et la campagne d’Obama centrée sur l’économie, l’élection du 4 novembre sera un test grandeur nature des motivations profondes de l’électorat américain.Raphael J. Sonenshein est titulaire de la chaire de prestige Tocqueville-Fulbright à l’université Paris-VIII.Frédérick Douzet est maître de conférences à l’Institut français de géopolitique de l’université Paris-VIII.