Le business du rapt au Nigeria ou l’impossible pacification de la région du Delta par Benjamin Augé (Doctorant à l’IFG)
Le rapt de trois Français de la société Bourbon, dans la nuit du 22 au 23 septembre, a mis en lumière dans les médias français un phénomène malheureusement quasi quotidien pour de nombreux Nigérians et expatriés des grandes villes de la région du Delta du Niger tout comme dans d’autres régions du pays. Le Delta du Niger, composé des neuf Etats producteurs de pétrole du Nigeria est le théâtre depuis 2006 d’un accroissement de la violence qui se manifeste par la destruction d’oléoducs, de gazoducs ou autres installations pétrolières, le pillage à grande échelle du pétrole brut et par des kidnappings ou meurtres sur terre comme en mer. Ces violences, sur les biens comme sur les personnes, sont souvent assorties de revendications politiques, cependant les motifs purement crapuleux dominent largement ces activités très rentables.
Toutefois, les raisons politiques de s’attaquer aux compagnies pétrolières et aux forces de l’Etat (armée ou police) ne manquent pas dans la région. La production pétrolière qui a commencé en 1958 au Nigeria (soit à la même période qu’en Algérie) et qui depuis les années 1970 a fait de cet Etat le premier producteur de pétrole africain, n’a pas vraiment, loin s’en faut, profité aux populations des zones d’extraction. Les stigmates des installations désaffectées des champs abandonnés, où suinte encore le brut, les multiples fuites d’oléoducs non réparées ou en mauvais état, et, enfin, le torchage du gaz associé au champ pétrolier (théoriquement interdit depuis 1983), font du Delta l’une des régions les plus inhospitalières du pays et probablement du monde. De plus, le pays dans son ensemble ne s’est pas du tout enrichi depuis le début de la production pétrolière. Le produit intérieur brut (PIB) par habitant était, en 1971, de 382 dollars dont 103 dollars de revenus pétroliers ; en 2000, les revenus pétroliers étaient de 170 dollars et pourtant le PIB par habitant par parité de pouvoir d’achat est significativement en dessous de celui constaté 29 ans plus tôt.
La contestation politique, uniquement pacifique, des mouvements créés dans les années 1990, comme le Movement for the survival of Ogoni People (Mosop), dont le leader Ken Saro Wiwa a été pendu en 1995 sous le régime du dictateur Sani Abacha avec une dizaine d’autres camarades, est devenue, depuis cinq ans, autrement plus dommageable pour l’industrie pétrolière et par ricochet pour le pouvoir central basé dans la capitale politique, Abuja. En effet, un nouveau groupuscule, le Movement for the Emancipation of the Niger Delta (MEND) reprend, en 2006, la ligne idéologique du Mosop et des autres mouvements identitaires de la région comme le Ijaw Youth Council (dirigé de 1998 à 2004 par le célèbre leader Ijaw, Asari Dokubo), mais utilise des moyens plus radicaux pour arriver à ses fins. Le Mosop, dans son texte fondateur Ogoni Bill of rights de 1990, demande sobrement « l’utilisation dans les proportions justes des ressources économiques pour le peuple Ogoni » ; le MEND demande, quant à lui, le contrôle total du pétrole. Dans ses revendications livrées à quelques journalistes bien identifiés, le porte parole du mouvement Jomo Gbomo n’hésite pas à rappeler le but ultime de l’organisation qui est « de détruire entièrement la capacité à exporter du gouvernement ».
Ce type de discours, plus agressif, a commencé à se faire entendre dès la fin des années 1990, avec des leaders prônant la violence armée, comme Dokubo. C’est cependant avec le MEND que pour la première fois des moyens quasi guerriers sont utilisés pour faire plier l’Etat et les compagnies pétrolières. La radicalisation s’accélérant, le Nigeria crée dans les années 2000 la Joint Task Force (JTF), composée de soldats et de policiers très bien équipés, chargés, en théorie, d’assurer la sécurité dans le Delta. Malgré cela, la tension s’accroît et la sécurité se détériore rapidement. Cette montée des tensions est concomitante avec la croissance régulière des prix du pétrole qui enrichit considérablement les sociétés pétrolières et l’Etat fédéral. Ainsi, entre 1971 et 2000, l’Etat a gagné 330 milliards de dollars et plus de 100 milliards entre 2000 et 2004. Les revenus du pétrole vont crescendo jusqu’au 11 juillet 2008 où les cours atteignent leur plus haut niveau historique à 147 dollars le baril. Les militants du Delta estiment donc, que le temps des revendications est venu.
Début 2006, le meurtre de neuf salariés de Saipem (groupe Italien ENI) par le MEND lance le processus de destruction voulu par cette organisation. De 2006 à 2009, le mouvement réussit à faire chuter radicalement la production pétrolière et gazière du Nigeria, grâce à des attaques ciblées sur des oléoducs, gazoducs et plateformes pétrolières. Le MEND fait aussi prendre conscience aux pétroliers occidentaux opérant dans la région (comme Shell, Exxon-Mobil, Chevron-Texaco et Total) que la production offshore, elle aussi n’est plus du tout en sécurité (la production au Nigeria est répartie quasi également entre onshore et offshore). Surarmés et bien entrainés, les commandos du MEND possèdent désormais des bateaux ultra rapides qui atteignent n’importe quelle plateforme en mer. On dénombre pour la seule année 2008 92 attaques d’installations pétrolières en offshore revendiquées par le MEND. L’année 2009 est encore plus destructrice et coûteuse pour les pétroliers qui sont contraints de recourir, à de multiples reprises, à la disposition légale de « force majeure », étant incapables de livrer leurs clients à temps. Certains jours de 2009, on estime que la production au Nigeria a été divisée par deux, passant de 2,2 millions de barils par jour à 1 million.
Pressé par les pétroliers d’agir, le président nigérian Umaru Yar’Adua propose, le 25 juin 2009, une amnistie aux militants acceptant de rendre les armes et de cesser tout acte de vandalisme. Entre le 6 août et le 4 octobre 2009, les insurgés ont l’opportunité pendant une durée limitée de souscrire à l’amnistie en rendant leurs armes, en échange d’un petit pécule et d’une prise en charge dans des centres de réinsertion. Officiellement, 20 192 militants acceptent la main tendue du gouvernement. Une très sensible accalmie prévaut dans le Delta depuis le début de cette amnistie et suite à la brutalité de la répression des JTF (le bombardement de Gbaramatu dans l’Etat du Delta, le 13 mai 2009, a fait des centaines de morts).
Une amnistie fragile en période pré électorale
Il est fort peu probable que l’accalmie dans la région dure, car le processus est fragile, compte-tenu du peu de moyens (50 milliards de Nairas soit 130 millions $), mis à la disposition de l’amnistie. Les militants n’ont pas rendu toutes leurs armes. De plus, un réarmement de la région est apparemment en cours depuis quelques mois. La perspective des élections présidentielles programmées pour janvier 2011 peut être vue par les militants du Delta comme une formidable opportunité. Ils peuvent aisément rappeler au pouvoir, grâce à quelques actes violents, que le processus d’amnistie doit s’inscrire dans la durée et doit être doté d’un budget plus important. Au-delà de la faiblesse des moyens, une partie non négligeable du MEND, comme le porte parole Jomo Gbomo ou l’un de ses leaders Henry Okah, n’a jamais accepté cette amnistie car ils la considèrent insincère. Ils estiment que ce processus a été lancé uniquement pour que le business pétrolier puisse reprendre comme avant. De plus, les problèmes inhérents au Delta, qui nourrissent les revendications des militants comme les questions environnementales, le partage de la manne pétrolière (seuls 13% sont redistribués par Abuja aux Etats producteurs), l’appartenance de la terre (en cas de découverte pétrolière sur un terrain privé, le propriétaire est immédiatement exproprié au profit de l’Etat fédéral) ne font pas du tout partie d’un quelconque débat avec le pouvoir. Une partie des militants a cru à une nouvelle politique avec l’arrivée en février 2010 du président par intérim Goodluck Jonathan, venant de l’Etat de Bayelsa dans la région du Delta, mais ils ont été en grande partie déçus. Jonathan n’a pas initié de réflexion sur la répartition de la manne pétrolière. Il n’a d’ailleurs toujours pas réussi à faire passer la nouvelle loi pétrolière qui est en discussion au Sénat depuis 2008. Jonathan s’est cependant concentré sur d’autres secteurs, tout aussi importants pour les populations les plus pauvres, comme l’accès à l’électricité, dont il a personnellement pris le portefeuille ministériel. C’est un pari électoral que Jonathan, candidat en janvier prochain, a fait dans un pays où le taux d’électrification ne dépasse par les 5% dans certaines zones.
La prise d’otage des trois Français travaillant pour Bourbon n’est probablement pas l’œuvre du MEND qui s’en est d’ailleurs tout de suite démarqué. Elle est certainement plus l’œuvre de groupes crapuleux bien organisés et sans motif politique, désireux que le « business » continue à prospérer. Le rôle de l’armée nigériane est également en question. : leurs deux bateaux censés protéger les activités du champ opéré par Addax (société suisse rachetée en 2009 par les Chinois de Sinopec) où travaillait Bourbon, étaient opportunément placés près de l’embarcation de stockage du pétrole, soit suffisamment loin de la zone de kidnappings pour ne pas avoir à intervenir. Les doutes persistent sur le rôle de la Joint Task Force et de l’armée en général, pour les organisations de pillage de pétrole et d’activités illégales comme les kidnappings.
Ces kidnappings ne sont pas nouveaux dans leur mode opératoire, mais ils mettent cependant en évidence une nouvelle dimension du MEND qui s’est immédiatement porté volontaire pour localiser les otages et négocier leur libération. Le mouvement essaie ainsi de rentrer dans le rang et devenir un partenaire crédible et incontournable du prochain président. Mais cette nouvelle attitude du MEND peut ne pas durer. Dans les trois prochains mois de campagne électorale, des attaques à visée politique peuvent survenir à nouveau pour s’assurer que des engagements à long terme soient pris au lendemain des élections. Enfin, les scissions internes qui ont fragilisé les principaux mouvements de lutte du Delta pendant l’amnistie et leur absence d’organisation hiérarchique, rendent illusoire toute tentative de contenir les jeunes militants qui restent les plus radicaux. Cette situation peut facilement conduire à des actions régulières et violentes, qui feraient revenir la région à une « quasi guerre » comme au début 2009.
Autre article écrit par l’auteur dans la revue Hérodote numéro 134