Le renseignement : l’autre plus vieux métier du monde
Café géopolitique du lundi 2 février 2009, au Snax Kfé à Paris.
Avec Gérald Arboit (directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignement) et Daniel Martin (commissaire divisionnaire honoraire).
Frank Tétart introduit ce café géopolitique en rappelant que le titre « l’autre plus vieux métier du monde » a été donné à cette soirée avec une pointe d’humour pour aborder cet acteur fondamental qui a toujours joué un rôle dans les relations internationales. Un titre qui séduit les deux intervenants : Gérald Arboit (directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignement – CF2R, notamment rédacteur des notices « renseignement » dans le Dictionnaire de la guerre froide sous la direction de Claude Quétel (Larousse, collection A présent, Paris, 2008, 590 p.) et spécialiste des enjeux moyen-orientaux, de l’histoire du renseignement et de la diplomatie pontificale) et Daniel Martin (commissaire divisionnaire honoraire, créateur et ancien chef du Département des systèmes d’information de la DST, ancien chef du service de sécurité de l’OCDE, président du CyberCrimInstitut).
Frank Tétart précise que cette soirée est l’occasion de questionner ce monde du secret, ce monde de l’invisible, et son rôle dans les relations diplomatiques. Il propose alors à Gérald Arboit de dresser un tableau historique du renseignement afin d’en comprendre les évolutions et l’impact dans les relations internationales, et à Daniel Martin de nous faire part des enjeux actuels du renseignement en ce début de XXIe siècle au regard de son expérience professionnelle.
Gérald Arboit introduit son historique du renseignement par la présentation d’un article du Figaro paru le matin même (du 2 février 2009) illustré par une photographie montrant un steward d’Air France aidant l’ayatollah Khomeiny a descendre de l’avion le ramenant dans son pays après 15 ans d’exil[i], et nous lit le bref commentaire accompagnant cette photographie : « Retour de Khomeyni à Téhéran : le steward était un espion. L’image a fait le tour du monde. L’ayatollah Khomeyni au bras d’un steward d’Air France qui l’aidait à descendre de la passerelle du 747 sur l’aéroport de Téhéran, pour le retour triomphal du père de la révolution islamique, il y a trente ans, le 1er février 1979. En réalité, l’homme en tenue bleue marine était un agent des services de renseignements français, chargé de recueillir de l’information sur cet ayatollah qui allait enflammer les foules iraniennes, quinze après son départ en exil » (Le Figaro du 2 février 2008). Cette brève permet à Gérald Arboit de rappeler que le renseignement intrigue, fascine, fait peur… Mais le renseignement a également une histoire que Gérald Arboit nous présente rapidement.
Une première question se pose : qu’est-ce que le renseignement ? Le mot est à la fois familier et flou. Gérald Arboit précise que le terme a en effet plusieurs sens : le mot « renseignement » peut désigner un fait établi, ou une information, ou une connaissance érudite, ou une doctrine intellectuelle, ou une branche de l’art de la guerre, ou une institution. Devant cette multitude de sens, il semble difficile de trancher. Mais le renseignement est avant tout une information améliorée (sens que l’on retrouve dans les différentes acceptations du terme). D’ailleurs, dans l’acceptation populaire, le mot est synonyme d’espionnage (ce qui n’est pas sans rappeler les divers sentiments de l’opinion publique face au renseignement entre fascination et crainte). Gérald Arboit rappelle alors les paroles de Paul-Louis Courier, qui, en 1924, montrait que la multitude de termes pour désigner les agents du renseignement révélait les différentes représentations quant à ce corps de métier : à la ville, on parlait de « mouchards », à l’armée d’ « espions », et à la cour d’ « agents secrets du roi »[ii]. Le terme « espions » révèle que l’agent n’est plus secret, qu’il s’est fait prendre, et a souvent pris une connotation péjorative face au jugement public qui, depuis le XIIe siècle (où s’entame la juridicisation du jugement public), estime qu’il ne s’agit pas là de gens corrects. Ce terme qualifie un comportement en fonction de la sanction prise si l’on se fait prendre par la partie adverse.
Le terme d’ « agents secrets » pose une nouvelle question : le renseignement va-t-il de pair avec le secret ? Gérald Arboit montre une importante évolution et mutation au cours de l’histoire dans la conception du métier par ses acteurs eux-mêmes. Jusqu’en 1914, il n’y a pas de distinction claire entre la sphère du secret et celle du public. En réalité, le renseignement se faisait de manière ouverte : les moyens n’étaient pas secrets, mais les buts de la diplomatie, eux, étaient tenus au secret. C’est au XXe siècle que se développent des moyens que l’on tient secret, ce qui marque une véritable rupture dans la manière de faire, non dans la manière d’exploiter l’information obtenue. A partir des années 1940, on commence d’ailleurs à parler de « services spéciaux », signalant là un changement dans la manière de procéder, le terme soulignant combien le métier devient lié au secret.
Le renseignement est, de tout temps, de l’information améliorée appliquée aux services de l’Etat. C’est donc un outil d’érudition de l’Etat. Le renseignement se place entre la guerre et la diplomatie, qui en ont toutes deux besoin dans des moments et à des fins différenciés. On retrouve d’ailleurs dans les missions du renseignement le même caractère temporaire que dans la guerre (le temps de la « campagne » militaire) et dans la diplomatie (le temps de la négociation). Les militaires et la diplomatie ont le même besoin d’obtenir une information « non-officiellement ». Les missions du renseignement vont donc se faire en parallèle des actions des négociateurs officiels et vont leur apporter un soutien en termes d’informations.
Gérald Arboit précise qu’il existe différents types de personnes impliquées dans le renseignement : les agents eux-mêmes, les contacts et les informateurs. Entre toutes ces personnes, existe une gradation qui se fait en fonction de l’intensité de l’implication dans la recherche d’informations et dans la durée. Un informateur qui inscrit son action dans une période plus longue que prévu initialement peut ainsi devenir un contact.
Avec le développement de l’Etat et surtout l’affirmation de l’Etat moderne (à partir des XVIe et XVIIe siècles), on assiste à la spécialisation de la guerre et de la diplomatie. Chacun développe sont propre réseau de renseignements : les militaires le temps de la guerre, et la diplomatie dans un temps plus long. Se développe également une fonction de soutien au contrôle intérieur de l’Etat (par le biais de la police), comme le montre la fonction des « Cabinets noirs » chargés d’ouvrir le courrier (et de le refermer sans laisser de traces) pour contrôler le courrier sortant des limites de la souveraineté nationale. Tous les départements des affaires étrangères vont accueillir ce genre de cabinets jusqu’à la moitié du XIXe siècle, voire jusqu’en 1914.
Parallèlement à la rationalisation de la vie publique au XIXe siècle, et au rejet officiel de la diplomatie secrète, le rôle du renseignement va s’affirmer, avec la création de services de renseignement permanents (au XIXe siècle) qui va permettre de disposer d’une information en plus grande quantité et plus rapidement. Parallèlement, se développe le besoin de protéger, d’où un système de classification des informations (secret, secret défense…). Ce processus est intimement lié au développement des technologies d’information, qui créent une révolution dans le renseignement (qui devient ainsi lié aux communications). On pense alors au cas des contacts de l’URSS pendant la guerre d’abord recrutés dans les services de chiffres (statistiques par exemple), bien avant les hommes politiques, les diplomates, les journalistes…
Dans le même temps, les diplomates délaissent quelque peu le renseignement en plein développement. Les années 1920 amorcent un réel changement : par exemple, les dépêches écrites par les agents du renseignement ne sont plus écrites à la même façon (et laissent moins de place à la réflexion, et plus à l’information brute).
Gérald Arboit montre ensuite que le renseignement est un instrument de puissance sur la scène internationale, et même un instrument de préservation de la paix quand il est bien utilisé. Le renseignement utilise un cycle à la tête duquel il y a un acteur majeur, c’est-à-dire celui qui pose les questions. Dès lors, s’enclenche le cycle du renseignement : d’abord la recherche d’informations, puis l’exploitation de l’information, et enfin la diffusion à celui qui a posé la question. C’est dans l’exploitation de l’information que le renseignement prend toute sa dimension. Ce cycle explique combien le renseignement est directement lié à la culture des dirigeants (politiques, militaires, diplomatiques) et les moyens capacitaires octroyés au renseignement. Gérald Arboit souligne d’ailleurs le problème d’une culture du renseignement en France davantage axée sur l’action que sur la réflexion (que ce soit dans le renseignement militaire ou dans le renseignement civil).
Il est important de souligner l’importance de la coopération, c’est-à-dire de la mise en réseau des services de renseignement : on coopère avec « l’Autre », un allié que l’on tient à distance ; mais on trahit quand on coopère avec l’ennemi. L’identification de qui est qui dans le réseau est primordiale. Cette mise en réseau met en exergue l’existence de Clubs qui s’appuient sur des lieux discrets, pour préserver le secret des informations qui y sont échangées : les Cazab dans les pays anglo-saxons, le Club de Berne, l’accord entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne à la base d’Echelon. Se crée une géographie des lieux du secret, qui se fonde autour d’Etats neutres et d’un monde interlope (Tanger, Casablanca…). Gérald Arboit rappelle le cas de la crise de Cuba en 1962 où Kennedy détenait des photographies des missiles soviétiques : dès lors, il était impossible pour l’URSS de nier la véracité des accusations des Etats-Unis, et la crise s’est dégonflée d’elle-même. C’est en cela que le renseignement peut être un facteur de paix.
Néanmoins, Gérald Arboit souligne les différents risques qui existent, avec en tout premier lieu le risque de politisation. Et ce, pour deux raisons principales : la servilité des services de renseignement qui sont aux mains du pouvoir politique ; et également lorsque les décideurs politiques n’écoutent pas les informations trouvées et analysées par les services de renseignement, soit par manque de culture du renseignement, soit parce que l’information présentée entre trop en décalage avec la pensée politique (on est là dans le cas de l’Irak en 2003, guerre contre laquelle les services de renseignement états-uniens s’étaient largement prononcé en défaveur). Ce risque de politisation est bien connu, comme l’illustre « l’épisode de l’équipe B » aux Etats-Unis entre la fin des années 1970 et le début des années 1980 : l’équipe A était constituée des agents de la CIA, pour qui l’URSS n’était plus une menace très importante, le risque s’étant « dégonflé ». L’équipe B était constituée d’agents proches des néoconservateurs, et ont appuyé la vision politique de ceux-ci : leurs poids s’est notamment lu dans la relance de la course aux armements, contre l’avis même de la CIA.
L’autre risque non négligeable est celui du risque : la planète ne peut pas être totalement couverte par les services de renseignement d’un Etat, même les plus compétents et les plus financés. Par conséquent, la géographie des informations traitées laisse entrevoir des zones prioritaires et des zones peu ou pas couvertes. De plus, certaines informations nécessitent de mettre en place une analyse impliquant les réseaux de la mondialisation, et ce même dans le cas des réseaux virtuels. Le cas d’Al-Qaïda est particulièrement explicite, tant sa constitution même le rend difficilement pénétrable pour les services de renseignement. La surprise peut être également provoquée par une mauvaise coordination entre les agences de renseignement intérieur et extérieur au sein d’un même pays, ou entre les agences de renseignement de différents pays alliés. Pour Gérald Arboit, une « myopie » se développe et est dangereuse pour la paix. L’Histoire est particulièrement parlante à cet égard : Staline avait été informé de l’invasion d’Hitler, mais cette information avait été ignorée.
Pour conclure sa présentation, Gérald Arboit rappelle que le renseignement se trouve au croisement des systèmes d’information et de décision : le renseignement est donc d’un maniement délicat. Mais c’est également un outil en perpétuelle adaptation : l’évolution du renseignement montre qu’il dépend de la fonction régalienne, que son maniement est rarement maîtrisé par ses décideurs et penseurs, et que l’évolution technique (les TIC) contribue à chaque fois à une meilleure connaissance des parties adverses. Mais l’élément fondamental reste l’élément humain (tant dans le recueil de l’information que dans son analyse).
Daniel Martin intervient ensuite pour livrer une partie de son expérience et de son analyse sur les renseignements civils français. De cette expérience, il montre combien le politique, à la tête du cycle du renseignement, n’a qu’une idée vague de ce qu’il demande aux services de renseignement, de ce qu’il peut demander et tout simplement de ce qu’il cherche comme information[iii]. Et cela, parce qu’il n’y a pas de culture du renseignement dans la sphère politique. D’ailleurs, l’opinion publique française a l’idée du renseignement comme quelque chose de « sale ». Ce n’est pas du tout le cas en Grande-Bretagne, par exemple, où le renseignement est associé à l’idée d’ « intelligence » : ce sont les meilleurs qui intègrent de tels services.
Il faut rappeler que dans les services de renseignement, la compétition est permanente : la collecte, l’analyse et la maîtrise de l’information préservent la paix, mais aussi l’avenir. Un objectif : tout savoir sur tout, tout le temps et en temps réel. Mais on est rapidement « étouffé » par l’information, par trop d’informations. On est entré dans l’ère de l’information, mais paradoxalement pas dans celle du renseignement. Devant l’afflux des informations, le premier défi est donc de détecter les signaux faibles. Le deuxième défi est enseuite de faire passer cette information, de la faire écouter par ceux qui en ont besoin (et au-delà des homes politiques, cette information sert également aux industriels, devant le risque de « pillage » des innovations technologiques). Ce lien avec les hommes politiques et les industriels n’est pas encore bien maîtrisé. L’exemple du 11 septembre 2001 est éloquent : les renseignements français avaient, en effet, envoyé des informations aux Etats-Unis.
L’information a une valeur dans le temps. Le problème est de savoir exploiter l’information le plus rapidement possible avec précision et exactitude. Mais l’organisation des renseignements, reposant sur une machine administrative qui fait remonter et redescendre les ordres, prend beaucoup de temps. Daniel Martin revient sur l’argument de Gérald Arboit sur la difficulté pour les renseignements de se faire écoutés par les hommes politiques, et donne l’exemple du débarquement de la baie des Cochons à Cuba pour lequel il était prévu de bombarder l’aviation cubaine. Mais brutalement, il y a eu des « fuites ». Pour les renseignements états-uniens, il fallait donc prévoir deux passages, afin de contrecarrer les « fuites ». Dès le premier passage, il y a eu des morts (l’effet de surprise étant en partie anéanti, du moins celui du premier passage). Kennedy n’a pas voulu aller au bout des conseils des renseignements et a stoppé net l’opération. Souvent les renseignements sont « trahis » par le politique (du fait des « fuites » dans l’administration politique). Daniel Martin évoque l’exemple de l’affaire Farewell[iv] : sur l’ensemble des personnels de la DST – la Direction de la surveillance du territoire, une entité du renseignement « civil » (par opposition au renseignement militaire) français – soit un millier de personnes environ, seuls trois agents étaient au courant de l’affaire.
On parle depuis le début des années 2000 d’une « communauté du renseignement à la française ». On distingue ainsi deux cultures du renseignement : une culture anglo-saxonne et une culture du renseignement latine. Ces deux cultures correspondent à deux visions différenciées du monde et de ses menaces. Dans les pays latins, la prise en compte du local et de l’humain est primordiale dans l’approche du renseignement. Par contre, dans les pays anglo-saxons, il n’y a pas de distinction entre menaces intérieures et menaces extérieures, comme en témoigne le « Homeland Security » aux Etats-Unis.
Daniel Martin s’attache ainsi à nous décrire l’organisation du renseignement en France. On distingue d’un côté le renseignement militaire (chargé du renseignement extérieur) et d’un autre côté le renseignement civil (chargé du renseignement intérieur). Le renseignement militaire, placé sous la tutelle du ministère de la Défense, regroupe la Direction générale de la sécurité extérieure (la DGSE, chargée de l’espionnage et du contre-espionnage à l’extérieur du territoire national), la Direction de la protection et de la sécurité de la défense (la DPSD, chargée de la sécurité des installations et des personnels militaires) et la Direction du renseignement militaire (la DRM, chargée du renseignement tactique et stratégique sur les théâtres d’opération de l’armée actuels et futurs). Le renseignement civil est placé en partie sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, partie dirigée par la Direction générale de la police nationale, qui regroupe des organismes tels que la Direction centrale du renseignement français (la DCRI, chargée du contre-espionnage et de la lutte anti-terroriste, née en juillet 2008 de la fusion de la DST – Direction de la surveillance du territoire – et de la DCRG – Direction centrale des renseignements généraux) et l’Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (l’UCLAT, chargée de coordonner la lutte anti-terroriste entre tous les services de l’Etat). L’autre partie du renseignement civil est placé sous la tutelle du ministère de l’Economie, et réunit la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (la DNRED, chargée des enquêtes douanières et des mouvements de marchandises douteux) et le Traitement du renseignement et de l’action contre les circuits financiers clandestins (le TRACFIN, chargé du renseignement sur les circuits financiers douteux et clandestins).
On parle de « communauté française du renseignement » parce que l’ensemble de ces services est placé sous l’autorité du Conseil national du renseignement, organisme chargé de la coordination des services. La création de la DCRI répond également à la volonté d’améliorer cette coordination, devant le nombre trop important de sous-directions dans les renseignements civils. On cherche de plus en plus à créer cette communauté du renseignement, comme le montre la nomination d’un diplomate, Bernard Barjolet, en septembre 2008, à la tête du Conseil national du renseignement, impliquant quelque peu le ministère des Affaires étrangères. Mais on n’est pas allé jusqu’au bout de la logique, avec une intégration trop faible des ministères des Affaires étrangères et de l’Economie, tous deux très impliqués par la question du renseignement. De même, la distinction entre renseignement civil et renseignement militaire pèse encore dans le fonctionnement et le partage des informations. Même s’il existe une mixité des personnels à l’intérieur des services, on distingue encore très nettement l’intérieur de l’extérieur, alors que la sécurité est un concept global, et que la question des frontières est particulièrement artificielle dans l’émergence des menaces. Dans le domaine du renseignement, dont le but principal est d’anticiper les menaces, la marge de progression est encore colossale.
Daniel Martin montre combien le contrôle est très important à l’intérieur des services de renseignement (par exemple, avec un organisme tel que la CNIL, la Commission nationale de l’informatique et des libertés). On constate des progrès notables dans l’acceptation du renseignement, bien que certains films en donnent une image tellement caricaturale qu’elle devient dangereuse (Daniel Martin cite les exemples des films Agent secret ou Secret Défense dans lesquels on forge l’image d’individus enlevés à leur vie pour devenir des agents).
Les enjeux pour le renseignement sont aujourd’hui très importants : la défense doit être entendue au sens large. L’exemple des problèmes financiers actuels est démonstratif : les renseignements sont un outil pour la protection des biens, des personnes, des institutions, et même de l’exception culturelle française. Les menaces dont il faut se protéger sont aussi le terrorisme, la montée des mouvements violents, la protection des infrastructures sensibles, le suivi de la prolifération des armes de destruction massive, les pillages économiques, l’espionnage industriel, le pillage des innovations industrielles et des brevets… Pour exemple, la région PACA ne possède qu’une seule ligne à haute tensions pour toute la région (la deuxième ligne ne sera opérationnelle que d’ici 20 ans), ce qui fragilise cette région particulièrement peuplée, mais aussi dotée de pôles technologiques et industriels fondamentaux pour l’économie française.
Le renseignement doit donc infiltrer des réseaux d’informations, mais doit aussi savoir les pénétrer pour les intoxiquer par de fausses informations. Daniel Martin souligne qu’il fait là un tableau quelque peu provocateur, mais que sa démarche est volontaire, afin d’insister sur le fait qu’il est essentiel de tenir un discours cohérent, de parler d’une seule voix sur la scène internationale. Mais également ne pas oublier la « valeur ajoutée » du renseignement sur la scène économique, afin de protéger les savoirs-faires et les industries français. En un mot, il faut comprendre le plus vite possible le monde qui bouge sans arrêt pour être capable de faire face dans les meilleures conditions possibles à l’avenir.
Et pour cela, il est nécessaire de ne pas reposer entièrement le renseignement sur les progrès technologiques, mais bien de favoriser les relations humaines. Et ce, notamment dans le monde de la recherche et du développement. Il ne faut pas non plus sous-estimer le rôle des renseignements des autres pays. A titre d’exemple, Daniel Martin explique que tous les asiatiques doivent remplir un rapport dès leur retour dans leur pays.
Il existe à la fois un monde du visible et un monde de l’invisible dans le renseignement et la quête des informations. Mais il ne faut pas s’y tromper : aujourd’hui 95 % de l’information est disponible de façon ouverte (le réseau Internet est une source d’une masse colossale d’informations). Le problème n’est pas tant les moyens déployés pour trouver l’information, mais avant tout de sélectionner l’information dans toute ce flux. Plus encore, de trouver ce qui peut être intéressant avant même que le politique ne le demande ! L’enjeu est de comprendre le plus vite possible les évolutions du monde.
Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) sont donc à la fois un outil formidable et une menace car l’information est mise à disposition de tous les pays. C’est d’ailleurs un avantage bien compris par les criminels, surtout dans le contexte asymétrique. De bons services de renseignement sont donc nécessaires, surtout dans le contexte d’une compétition qui s’accélère.
Daniel Martin plaide pour une nouvelle géographie du renseignement, avec une mutualisation plus large des informations, en rappelant que la France ne représente qu’1 % de la population mondiale et se situe seulement au 6e ou 7e rang du PIB mondial (et l’OCDE prévoit une diminution du poids économique de la France dans les prochaines années). Une communauté européenne du renseignement permettrait de capitaliser les informations et les savoirs-faires afin de pouvoir prévenir les menaces actuelles et surtout à venir. Daniel Martin conclue en précisant que seuls ceux qui ne seront pas dotés de bons services de renseignement vont disparaître : il va falloir apprendre à mutualiser les ressources et à partager les informations. Pour reprendre le début de son argumentation, sur la mauvaise image des renseignements en France (mauvaise image nettement alimentée par les médias ainsi que le cinéma qui en donne une image caricaturale), il montre que les renseignements sont en quelque sorte le « petit cheval blanc » de la chanson de Brassens, mal aimé mais tellement nécessaire !
Débats :
Pouvez-vous nous éclairer sur le cas des carnets d’Yves Bertrand[v] ?
Daniel Martin : on pourrait également citer le cas de Philippe Rondot[vi]. De telles situations sont scandaleuses, même lamentables. Comment peut-on garder de telles notes, d’autant plus à son domicile ? C’est contraire à l’esprit de protection de l’information. On trouve toujours des cabinets noirs, mais il ne faut pas ternir l’image du renseignement pour autant ! C’est très loin de représenter la majorité des personnels. D’autant que cela contribue à la mauvaise image du renseignement. Il faut prendre garde à ne pas généraliser. D’ailleurs, dans ce domaine, la justice est très opératoire.
Vous n’avez pas abordé le cas d’Interpol ? Comment placer cet organisme vis-à-vis de la DGSE ou de la DST ?
Daniel Martin : Interpol est un organisme d’un autre ordre qui réunit tous les services qui lui sont affiliés. Les personnels d’Interpol concentrent les demandes, font de l’analyse et la diffusent, mais n’ont pas de pouvoir de police.
Gérald Arboit : Il faut préciser que l’une des spécificités du renseignement intérieur est son caractère policier, qui lui permet de mener des investigations au même titre que les autres services de police.
Daniel Martin : en France, la DST est aussi composée d’agents de la police judiciaire, ce qui lui permet de contrôler toutes les étapes d’une investigation. Ce n’est pas le cas dans les pays anglo-saxons (par exemple, en Grande-Bretagne, la MI6 – Military Intelligence section 6 – mène les opérations de renseignement, puis Scotland Yard s’occupe de l’inculpation).
Gérald Arboit : Cette spécificité explique qu’en France le renseignement intérieur est plus rapidement porté sur l’action. Dans le cas du renseignement extérieur, un « service actions » a été créé à l’intérieur de la DGSE.
Et concernant l’espionnage industriel ? Qui s’en occupe ?
Gérald Arboit : On parle aujourd’hui d’ « intelligence économique ». L’Etat ne peut pas être partout. Les services du renseignement œuvrent donc pour une sensibilisation extrême auprès des grosses industries, qui par la suite sous-traitent leur protection. Mais ce n’est pas encore réellement intégré dans la culture industrielle française, qui s’expose à de nombreuses menaces de pillages industriels. L’intelligence économique et le copyright ne sont pas de simples concepts, ce sont des enjeux fondamentaux. Pour exemple, la CIA dépose et protège 500 brevets par an, mis à disposition sur les moteurs de recherche. Sur de tels brevets, la France doit payer des royalties, ce qui augmente les coûts de l’innovation technologique pour les entreprises françaises.
Daniel Martin : L’intelligence économique connaît aujourd’hui un effet de mode, mais c’est une réalité déjà anncienne. La démarche d’acquisition de l’information a toujours existé. La défense est à la fois politique, économique, culturelle, militaire… Le changement principal est la vitesse à laquelle se diffuse et se renouvelle l’information.
Quelles sont les relations entre le renseignement et les douanes ?
Daniel Martin : Les douanes ont un pouvoir plus étendu par rapport aux services de police. Elles font entièrement partie de cette « communauté du renseignement ». Il est évident que le nerf de la guerre est l’argent, et que les douanes ne pourraient être oubliées dans la défense des intérêts nationaux. Les douanes sont particulièrement mises à contribution dans la recherche d’informations sur le blanchiment d’argent. Le renseignement, c’est anticiper, agir avant le crime (contrairement aux autres services de police).
Comment entre-t-on dans les services du renseignement ?
Daniel Martin : pour le cas des renseignements civils, il n’y a pas d’école de formation. On devient d’abord policier, puis l’on passe un concours interne assez difficile, et l’on entre dans le renseignement en fonction de son rang de sortie. Le recrutement par contact est très exceptionnel.
Delphine Papin : Vous avez évoqué dans votre exposé le film Secret Défense où l’on voit justement une jeune fille recrutée sur les bancs de l’Université, presque contre son gré.
Daniel Martin : C’est un mythe cinématographique ! Le recrutement est un processus très long, et l’on ne force jamais les gens. Mais l’on constate 4 types de motivations principales dans le recrutement : l’A-I-S-O : Argent, Idéologie, Sexe, Orgueil (ego).
Gérald Arboit : On peut penser également au film Raison d’Etat[vii], qui évoque les débuts de la CIA. Matt Damon y joue le rôle d’Edward Wilson. Mais en réalité, sa jeunesse était bien plus torturée qu’elle n’est présentée dans le film.
Daniel Martin : Les agents sont maltraités par le cinéma qui ne montre pas la réalité. Ce sont des gens normaux !
Quelle est l’évolution des relations avec les autres services de l’Union européenne ? Construit-on une « Europe du renseignement » ?
Daniel Martin : Pour l’instant, il existe surtout des coopérations bilatérales. Il n’y a pas, par exemple, de formation commune. La seule exception notable est celle des Jeux olympiques d’Athènes, où des agents venant de toute l’UE ont été formés ensemble pendant trois semaines. Ce type de formations est très important, car elles permettent de mettre en place des contacts et d’établir une confiance entre les différents services, ce qui est nécessaire pour pouvoir avancer dans le domaine de la mutualisation des informations et des services. Mais il faut rappeler que de telles coopérations posent le problème de la souveraineté étatique, aucun Etat n’ayant envie de la céder. Cependant, il faut noter quelques progrès, notamment par le biais de la création d’Europol et d’Eurojust, mais si on en est encore qu’aux prémices d’une communauté européenne du renseignement ! Le fait qu’il n’existe pas encore d’Europe juridique pose également un gros problème.
Gérald Arboit : Il faut comprendre que l’information est une denrée qui se diffuse difficilement, d’où des coopérations avant tout bilatérales, avec de très nombreuses restrictions. Il faut avant tout régler le problème de la protection des sources. Le renseignement est une fonction éminemment régalienne.
Daniel Martin : Néanmoins, lorsque les Etats partagent un problème commun, la mutualisation des informations apporte de très bons résultats. C’est le cas pour l’ETA où l’efficacité des échanges entre la France et l’Espagne n’est plus à démontrer. Néanmoins, pour que de telles coopérations réussissent, il faut une véritable volonté politique. De plus, les échanges – et la confiance nécessaire – sont longs à mettre en place.
Gérald Arboit : On constate que cela fonctionne mieux au niveau policier que pour les renseignements extérieurs.
Que pensez-vous des « associations secrètes » ?
Gérald Arboit : Ce sont des sources humaines comme les autres. D’ailleurs, ces associations ne sont pas « secrètes » puisqu’on les connaît suffisamment pour en parler dans ce café géopolitique ! Le problème est surtout de faire le tri dans toute l’information. Il y a beaucoup de gens qui veulent donner de l’information d’eux-mêmes !
Daniel Martin : Il existe d’ailleurs des services de renseignement privés. Le cas de l’ex-Yougoslavie est éloquent à ce titre : lors des guerres de décomposition de cet Etat, les gens qui étaient sur le terrain sont capables d’évaluer avec précision la situation (par exemple les humanitaires). Ce sont des sources d’informations très importantes. Deux problèmes se posent dans la collecte de ce type d’informations quant aux individus qui la diffusent : leur éthique et leur « intelligence » (dans le sens de leur analyse de la situation).
Pouvez-vous nous parler d’Edvige ?
Daniel Martin : Pour ma part, je suis scandalisé par le fichier Edvige[viii]. Le problème n’est pas tant l’information qui y est recueillie, mais de se poser la question : qui peut y avoir accès ? Et comment peut-on exploiter un tel fichier ? Il faut absolument des droits d’accès limités au fichier. Mais il faut faire attention à ne pas tomber dans la psychose : relever dans un fichier les numéros des plaques d’immatriculation ne relève en rien du secret défense ! Il faut faire attention à la notion de secret et à sa médiatisation, notamment dans le domaine de la surveillance. Ce n’est pas péjoratif d’être fiché (d’ailleurs tout utilisateur d’Internet est plus que fiché par l’usage des cookies qui laissent des traces de chaque visite pour chaque page consultée).
Gérald Arboit : Le fichier Edvige n’est en réalité que la réunion des différents fichiers de la police, mis sous le contrôle de la CNIL. Mais il ne faut pas oublier que de tels fichiers existent bien évidemment dans toutes les gendarmeries et tous les bureaux de police.
Vous parlez de la CNIL : est-elle réellement efficace, alors que l’on sait qu’elle manque de fonctionnaires pour mettre en place un véritable contrôle ?
Daniel Martin : Le problème est avant tout celui de l’étanchéité de la CNIL ! Les informations contrôlées par celle-ci doivent également être protégées.
On sait que les menaces ont changé : le terrorisme joue par exemple sur l’effet de surprise et une organisation en réseau difficilement pénétrable. Faut-il aujourd’hui renforcer les équipes du renseignement pour faire face à cette évolution des menaces et des acteurs déstabilisateurs qui ont comprendre les faiblesses de leurs « adversaires » et en jouer ?
Gérald Arboit : Il est évident que l’on peut toujours améliorer la quantité !
Daniel Martin : Mais ne pas oublier que la quantité seule ne compte pas. Il faut, par exemple, repenser la localisation des personnels en fonction non de la distance mais de la durée. Les experts et ne doivent pas être centralisés (ce qui rend les services vulnérables). D’ailleurs, l’analyse bien connue de la carte TGV permet de montrer qu’il n’est plus aujourd’hui nécessaire de concentrer tous les agents dans la région parisienne. Plus encore, on met moins de temps à faire un Marseille-Lyon en TGV qu’un trajet de banlieue à banlieue en région parisienne. Les experts doivent être nationaux, voire internationaux. Un des principaux problèmes en France est la question de la maîtrise des langues étrangères. Il est nécessaire de renforcer le recrutement de linguistes. Le problème est bien évidemment le risque de fuites dans ce type de recrutement. On ne peut jamais garantir totalement la sécurité des informations.
En quoi consiste le travail quotidien des agents du renseignement ?
Daniel Martin : Ce sont des gens normaux ! On est loin de l’image véhiculée par les films ! Il existe deux types de personnels : ceux qui ont un travail opérationnel et ceux qui exploitent cette information (les analystes). Mais, au final, c’est comme dans une entreprise (promotions, vacances, durée du trajet pour se rendre au travail…) : se posent les mêmes problèmes du quotidien. C’est avant tout la finalité du travail qui est différente.
Frank Tétart : Daniel Martin, vous avez fondé le CyberCrimInstitut. Pouvez-vous nous parler rapidement de la cybercriminalité ?
Daniel Martin : Cela entre pleinement dans les nouvelles logiques de l’ère de l’information. Il faut tenter d’intoxiquer l’adversaire de fausses informations, mais également tenter de « dénouer » les fausses informations que l’adversaire peut véhiculer sur Internet. La principale question qui se pose aujourd’hui dans les services de renseignement est de savoir recouper l’information. Une seule source ne suffit pas. De même, un seul expert ne suffit pas : d’une part, chacun est humain et peut se tromper ; d’autre part, dans l’ère de l’information, la fausse information est prépondérante et peut entraîner de mauvaises interprétations.
Frank Tétart conclut ce café géopolitique en rappelant que la soirée a été réalisée en partenariat avec la revue Questions internationales dont le dernier numéro est consacré aux « Renseignement et services secrets » (n°35 – janvier-février 2009).
TRATNJEK Bénédicte
Pour aller plus loin avec les Cafés géo :
Sur l’aspect policier :
« Territoires policés et territoires de la délinquance », compte-rendu du café géo avec Bruno FULIGNI, Michael SIBALIS et Paul-David REGNIER, 16 décembre 2008.
Sur l’aspect militaire :
Le compte-rendu de lecture de Bruno TERTRAIS, Atlas militaire et stratégique. Menaces, conflits et forces armées dans le monde, Autrement, Paris, 2008.
Le compte-rendu de lecture de Philippe BOULANGER, Géographie militaire, Ellipses, Paris, 2006.
Pour aller plus loin sur les renseignements :
Sur Internet :
Le site du CF2R (Centre Français de Recherche sur le Renseignement).
Le blog de Gérald Arboit : Renseignement et géopolitique.
Le site du CyberCrimInstitut.
Laurent BONELLI, « Renseignements généraux et violences urbaines », Actes de la recherche en sciences sociales, n°136-137, n°2001-1, 2001, p. 95-103.
Pierre COSENA, « Géopolitique du renseignement : la fin d’une époque et les nouvelles contraintes », Diploweb, novembre2006.
André RANSON, « La dimension géopolitique des opérations spéciales », Diploweb, 1er février 2008.
Une revue :
« Renseignement et services secrets », Questions internationales, n°35, La Documentation française, janvier-février 2009.
Au "Snax Kfé", 182 rue St Martin à Paris, M° Châtelet-les Halles, Etienne Marcel ou Rambuteau.