L’indépendance catalane, enjeu inédit des élections du 25 novembre 2012
Avec 1,5 million de participants pour l’indépendance dans les rues de Barcelone, la manifestation annuelle du 11 septembre 2012 pour la fête nationale catalane, dite la « Diada », voulait marquer l’Histoire. Le 25 septembre, le président catalan Artur Mas a manifesté la volonté d’y entrer. Dans un discours au Parlement catalan, il a convoqué pour le 25 novembre des élections dont il veut faire un plébiscite pour l’indépendance. Leur issue est d’autant plus ouverte qu’aucun des précédents scrutins organisés en Catalogne n’a directement porté sur l’indépendance.
Ancienne en Catalogne, mais plus visible que jamais ces dernières années, la revendication d’indépendance, se nourrit entre autres de la représentation d’avoir été précédemment un État. Les slogans et drapeaux indépendantistes étaient présents et visibles depuis plusieurs éditions de la Diada. Ce sont plutôt l’unanimité sur cette revendication et l’ampleur du rassemblement qui firent de la Diada 2012 un événement. Mais la crise n’est en rien la cause première de l’indépendantisme. Elle alimente et amplifie une aspiration ancienne.
La Catalogne est gouvernée depuis novembre 2010 par Artur Mas, à la tête de la fédération nationaliste de centre-droit Convergence et Union, (CiU), créée en 1979 par Jordi Pujol. Si CiU ne s’est pas construite comme une force politique indépendantiste, l’indépendantisme existe dans ses rangs depuis l’origine, parmi bien d’autres aspirations. Mais son discours s’est radicalisé au rythme des succès électoraux accumulés depuis 2010. Première évolution majeure, l’ancien président Jordi Pujol de 1980 à 2003, s’est prononcé en avril 2011 pour l’indépendance après avoir toujours prôné la modération. Il ouvrait le cortège du 11 septembre 2012 et a assisté depuis la tribune du Parlement catalan au discours d’Artur Mas deux semaines plus tard. En mars 2012, le principal parti de la fédération, Convergence Démocratique de Catalogne, a adopté par une motion l’obtention d’un Etat comme horizon. Or, cette prise de position est d’autant plus importante que la fédération CiU gouverne non seulement la Catalogne, mais aussi, pour la première fois, les villes de Barcelone, de Gérone, et les quatre provinces.
En outre, l’appui à l’indépendance transcende largement les frontières qui séparent les partis politiques catalans représentés au Parlement, ce que confirmait la présence de personnalités du Parti des Socialistes de Catalogne à la manifestation du 11 septembre 2012. Enfin, les défenseurs de la sécession catalane emploient bien d’autres relais que ceux des partis pour défendre leur cause. Une kyrielle d’associations contribuent à la diffusion du message indépendantiste et avaient relayé l’appel à manifester. Les grands syndicats de Catalogne CCOO et UGT, avaient fait de même. Précédemment, de 2009 à 2011, un réseau d’associations et d’élus locaux avait organisé une série de plus de 550 consultations locales sur l’indépendance catalane, la dernière à Barcelone le 10 avril 2011. Partout, le « oui » avait triomphé, mais la participation, variable, fut en moyenne de 18,93% selon les organisateurs[1].
Dans ce contexte où l’indépendantisme gagne constamment en visibilité, la sécession peut apparaître à des citoyens de sensibilités très diverses comme un début de solution aux difficultés liées à la crise et aux plans de rigueur actuels et à venir.
La crise espagnole comme un tunnel sans fin
Communauté Autonome la plus endettée d’Espagne avec 22% de son PIB, la Catalogne est soumise comme les autres administrations au contrôle du gouvernement central sur ses finances publiques selon un système législatif calqué sur le dispositif européen de contrôle du déficit dans la zone euro, et prévoyant des sanctions.
En outre, le gouvernement régional catalan a fait appel en août au fonds de liquidité des autonomies, donc à l’Etat, pour obtenir 5 milliards d’euros d’aide. Or, la réalisation de l’objectif de 1,5% de déficit pour 2012 assigné par Madrid à l’ensemble des régions demeure aléatoire. Certes, les dirigeants catalans ont affirmé que la Communauté Autonome ne faisait que demander une partie de la contribution catalane au fonctionnement de l’Espagne – le déficit fiscal de l’Espagne envers la Catalogne est estimé côté catalan à 16 milliards d’euros annuels. L’idée sous-jacente est que c’est en versant trop à l’Espagne sans contrepartie que la Catalogne s’est endettée à ce point.
Mais malgré ces discours de principe, cette aide, si elle est versée, donnera en contrepartie des leviers supplémentaires au gouvernement central pour surveiller la gestion financière catalane. De même, à la veille de la manifestation, rien ne garantissait au gouvernement catalan l’acceptation par Madrid du « pacte fiscal » voté en juillet 2012 par le Parlement de Catalogne et thème central de la campagne d’Artur Mas. Cette revendication ancienne consiste pour la Catalogne, comme en bénéficient déjà les provinces basques et le gouvernement de Navarre, à prélever tous les impôts payés sur son territoire et à en reverser une partie négociée chaque année à l’Etat espagnol. Le 20 septembre, Mariano Rajoy a d’ailleurs rejeté le pacte fiscal lors de son entretien avec Artur Mas à la Moncloa.
Parallèlement, Mariano Rajoy essaie à tout prix d’éviter de devoir faire appel à un plan de sauvetage européen de l’économie espagnole nécessairement conditionné à de nouvelles mesures d’austérité. Or, ni à l’échelle de la Catalogne, ni à l’échelle de l’Espagne, les citoyens n’ont la garantie que les efforts drastiques actuellement consentis suffiront à les sortir de l’ornière.
L’indépendance catalane reste surtout défendue par défaut
Quel meilleur contexte que la crise pour des indépendantistes catalans qui répètent à l’envi que la Catalogne ne peut qu’aller mieux en quittant l’Espagne ? Car il est essentiel de comprendre que ni l’échéance, ni les modalités de l’accession à l’indépendance, référendum d’autodétermination ou bien déclaration unilatérale du Parlement, ni le projet de société une fois l’indépendance obtenue, ne sont clairement et unanimement définis chez les partisans de la sécession. L’affluence de la manifestation du 11 septembre 2012 prouve une fois encore à quel point un projet flou reste efficace : des citoyens de différentes sensibilités peuvent s’y rallier, quitte à nourrir des représentations différentes d’une Catalogne indépendante.
La position des patrons de Catalogne
En Catalogne, les entreprises individuelles représentent 56% du tissu économique et les PME, 43%[2]. Dans leur diversité, les dirigeants d’entreprises catalans ont pour habitude de ne pas s’exprimer publiquement sur les sujets qu’ils jugent directement politiques, à commencer par l’opportunité de l’indépendance. Nationalistes et indépendantistes catalans cherchent pourtant depuis longtemps à obtenir des patrons des soutiens à l’indépendance comparables à ceux recueillis par leurs homologues du Scottish National Party.
En revanche, des patrons de grandes entreprises renommées ou des représentants d’association patronales ont accepté régulièrement les sollicitations des gouvernements catalans successifs pour appuyer des revendications ponctuelles ne remettant pas en cause l’architecture institutionnelle de l’Espagne. Ce fut le cas de la réforme du Statut d’autonomie en 2005, du développement de l’aéroport El Prat de Barcelone, du couloir méditerranéen ou encore, cette année, du pacte fiscal. Ces prises de position patronales confortaient les gouvernements catalans successifs mais n’indiquaient nullement ce que leurs auteurs pouvaient penser d’un hypothétique Etat catalan.
Jusqu’à présent, la présence de représentants du patronat catalan dans les rassemblements de CiU – quand d’autres assistaient à des meetings socialistes ou du Parti Populaire – ne traduisait pas nécessairement une position claire sur l’avenir institutionnel de la Catalogne car aucun scrutin ne portait directement sur cette question. En outre, certains dirigeants d’entreprise soutenaient discrètement les manifestations indépendantistes alors que d’autres soignaient une image d’entreprise favorable au discours nationaliste malgré des positions personnelles plus modérées.
Pourtant, comme dans l’ensemble de la société catalane, l’idée de l’indépendance a clairement progressé chez les dirigeants d’entreprises au cours des quinze dernières années. En témoigne le fait que certains soient sortis de leur réserve. C’est le cas d’un des dirigeants de l’association catalane des PME, la PIMEC, l’économiste Modest Guinjoan, qui a cosigné un « Bilan économique de l’indépendance » qui envisageait celle-ci sous un jour économiquement favorable en citant le poids plus faible du marché espagnol dans l’économie catalane.
La décision d’Artur Mas de convoquer des élections portant directement sur l’indépendance crée donc un tout nouveau contexte face auquel les organisations patronales ont réagi avec prudence, conscientes de ce que les partisans de la sécession n’ont pas dit quelle société ils veulent construire s’ils gagnent.
De grands syndicats catalans habituellement favorables car fragilisés
Depuis plusieurs décennies, les partis nationalistes catalans ont cherché à tisser des liens étroits avec les fédérations catalanes des grands syndicats espagnols CCOO et UGT faute d’avoir pu créer un syndicat nationaliste important comme le fit en 1911 le Parti Nationaliste Basque, leur référence permanente dans ce domaine.
La forte présence de drapeaux catalans dans les cortèges syndicaux reflète le succès de cette stratégie de rapprochement et renforce l’image d’unanimité sociale en faveur de la nation catalane. Selon ces syndicats, les droits nationaux et sociaux des Catalans sont indissociables. En ce sens, l’appel des syndicats CCOO et UGT de Catalogne à manifester le 11 septembre en faveur de l’indépendance est un pas de plus dans un parcours cohérent. Toutefois, ce rapprochement entre les dirigeants des grands syndicats de Catalogne et les partis indépendantistes fut facilité par la chute constante de l’affiliation syndicale dans toute l’Espagne depuis la crise des années 1970.
Mais si de nombreux militants de CiU et Esquerra ont intégré les syndicats UGT et CCOO, tous les adhérents d’UGT et CCOO de Catalogne n’approuvent pas nécessairement le suivisme de la direction de leur syndicat, ni, a fortiori, la transition vers l’indépendance. Ainsi, ces mêmes adhérents brandissent aussi de nombreux drapeaux catalans quand ils manifestent contre les coupes budgétaires du gouvernement d’Artur Mas.
Un contexte international favorable à l’affirmation nationale
Au-delà de l’Espagne, les manifestants du 11 septembre 2012 visaient l’Union européenne comme lors du rassemblement du 7 mars 2009 à Bruxelles. Le slogan unitaire de la manifestation du 11 septembre 2012 était en effet : « Catalonia next state of Europe ». Car malgré les divergences existant sur l’indépendance catalane, pas un de ses partisans ne la conçoit hors de l’UE. Or, dans le contexte de la crise, c’est souvent pour leur déficit excessif que les partenaires européens de l’Espagne citent les Communautés Autonomes comme la Catalogne plutôt que l’Etat espagnol. En outre, le jour même du rassemblement, le président de la Commission européenne José Manuel Barroso a déclaré qu’une région qui ferait sécession d’un Etat-membre devrait négocier pour entrer dans l’UE. Plus profondément, les nationalistes catalans s’avouent souvent déçus envers une Union européenne dans laquelle ils ont placé trop d’espoirs comme appui dans la tension qui les oppose à l’État. Cette situation peut faire prospérer le discours selon lequel si seuls les États-nations pèsent au sein des institutions communautaires, il faut devenir un Etat-nation.
Quelle que soit la perspective adoptée, tout concourait à grossir les rangs d’une manifestation indépendantiste. Au Pays basque, région qui n’a cessé de susciter l’émulation chez les nationalistes catalans, une coalition indépendantiste, Amaiur, a réussi son premier test électoral lors des législatives espagnoles de novembre 2011 avec 6 députés sur 18 dans les trois provinces basques – contre 5 pour le Parti Nationaliste Basque –, et un en Navarre. En outre, le président socialiste du gouvernement régional Patxi López a décidé de convoquer des élections anticipées. Il avait pourtant été le premier non-nationaliste basque à accéder à cette responsabilité depuis la Transition, grâce à un pacte d’investiture avec le PP notamment.
Au-delà de l’Espagne, l’annonce détaillée en janvier 2012 par le premier ministre écossais Alex Salmond d’un référendum d’autodétermination en Ecosse pour 2014, après la victoire électorale de son parti indépendantiste en mai 2011, puis celle de son homologue au Québec à la veille de la manifestation catalane, n’ont pu qu’encourager des indépendantistes catalans coutumiers des comparaisons internationales. En Catalogne, l’Ecosse est admirée pour la progression du Scottish National Party et l’on cite le Québec pour les deux référendums d’autodétermination organisés en 1980 et 1995 et pourtant perdus par les partisans de la sécession.
Enfin, les manifestants ont su profiter de la présence de nombreux médias étrangers, notamment britanniques et américains comme The Economist ou le New York Times qui traitent dans le détail la crise et ses conséquences pour l’économie espagnole, pour obtenir l’écho maximum. L’objectif constant des nationalistes catalans d’apparaître sur la carte du monde a été atteint le 11 septembre 2012.
Malgré son grand succès social et médiatique, il n’était pas certain que la manifestation du 11 septembre 2012 engagerait définitivement la Catalogne sur la voie de l’indépendance. La convocation des élections le 25 septembre 2012 change la donne mais leur issue reste ouverte. Elle l’est d’autant plus que l’on ne peut plus considérer que les électeurs de la province de Barcelone, beaucoup plus nombreux avec 3,9 millions d’inscrits, sont acquis à la gauche et s’opposeront nécessairement aux tentations nationalistes des électeurs de la Catalogne intérieure. L’effondrement général du Parti des Socialistes de Catalogne lors des derniers scrutins a battu ce schéma en brèche. En outre, grâce à un efficace travail de maillage territorial, les nationalistes de CiU sont implantés sur tout le territoire catalan sans exception. Ils avaient obtenu 22% des inscrits en moyenne en 2010. Le scrutin du 25 novembre 2012, le premier à porter directement sur l’indépendance, sera un test pour tous les partis politiques catalans, quelle que soit leur position officielle sur ce sujet. Car même un parti explicitement indépendantiste comme ERC faisait auparavant campagne sur d’autres thèmes plus immédiats que l’indépendance.
Le débat de fond sur les modalités et le contenu de l’indépendance réclamée par les manifestants du 11 septembre 2012 reste à mener. Les deux mois qui séparent les Catalans du scrutin pourraient en être l’occasion.
[1] Site indépendantiste Decidim.cat, de l’association organisatrice des consultations locales, consulté le 19/09/2012 : http://www.decidim.cat/index.php?option=com_consultes_populars&mostra=resultats&totes=totes
[2] Institut Catalan de la Statistique, Idescat : http://www.idescat.cat/economia/inec?tc=3&id=6004 Consultation 26/09/2012.