Les incendies en Russie : risques et responsabilités politiques de Vladimir Poutine par Béatrice Giblin (Directrice de la revue Hérodote)et André Filler (Maître de conférences à l’IFG)
Les incendies de forêt ont dévasté en Russie près de 668 000 hectares depuis le début de l’été. Les réactions de colère devant la lenteur des interventions des pompiers et parfois leur relative inefficacité peuvent donner à penser que les conséquences politiques de cette catastrophe environnementale pourraient être très négatives pour le pouvoir, ce qui serait probablement le cas dans une société réellement démocratique mais qu’en sera-t-il en Russie ?
Des responsabilités politiques à tous les niveaux
Au niveau central : la responsabilité de Vladimir Poutine. La chute de l’URSS en 1991 a entraîné la dislocation des rouages administratifs et politiques et un changement des modes de gouvernement des territoires, Boris Eltsine ayant permis aux différents responsables des “sujets” de la fédération de prendre autant de souveraineté qu’ils le souhaitaient. On sait que dès son arrivée au pouvoir en 2000 Vladimir Poutine s’est attelé à la recentralisation du pouvoir.
Or, paradoxalement, en 2006, il décentralise la gestion des forêts (809 millions d’hectares), en faisant voter à la Douma la réforme du code forestier mise en oeuvre en 2007 qui transfère la responsabilité de la protection des forêts aux autorités régionales. Cette réforme a pratiquement privé les forêts de protection en supprimant les postes de gardes-forestiers (70 000 postes) qui remplissaient une mission de surveillance et de protection des arbres et d’alerte en cas d’incendie, entraînant une dégradation rapide, les décharges publiques dans la forêt devenant de plus en plus fréquentes.
Cette réforme apparemment s’est faite pour le plus grand profit du groupe Ilim qui domine le secteur de la pâte à papier en Russie et en Chine, car toujours selon A. Iaroshenko, “cette loi est bonne pour les grandes entreprises jouissant de relations avec les autorités car elle leur permet d’abattre rapidement des arbres, de faire de l’argent et ensuite de se retirer”.
Ilim group (premier producteur de pâte à papier et de papier en Russie) fut l’un des acteurs les plus influents dans l’adoption du nouveau code. Selon L’Express, le président Dimitri Medvedev a travaillé comme chef du département juridique d’Ilim, activité qui n’est pas mentionnée dans sa biographie officielle. En octobre 2007 soit la même année que celle de la mise en oeuvre de la réforme du code forestier, Ilim holding s’est associé à International Paper – premier groupe mondial de pâte à papier et de papier – pour créer , Ilim Group, une co-entreprise chacun ayant 50-% des parts. Il s’agit du partenariat le plus important du secteur forestier russe entre une entreprise étrangère et une entreprise nationale. Ilim Group emploie 20 000 salariés, possède trois papeteries et produit chaque année plus de 2,3 millions de tonnes métriques de pâte à papier, de cartons et de papier.
Au niveau local : les populations victimes des incendies dénoncent l’incompétence des responsables locaux et leur corruption et remettent indirectement en cause les nominations de Poutine. Dans un Etat aussi peu démocratique que la Russie, le premier ministre pourrait ne pas trop s’en alarmer.
Mais les incendies touchent les campagnes prospères de la région de Voronej. Dans cette région la classe moyenne se distingue par son mode de vie et des valeurs plus traditionnelles ; profondément patriote elle soutient Vladimir Poutine depuis sa première élection. Aussi l’enjeu est-il de taille pour le premier ministre qui s’est empressé d’annoncer que tous les villages seraient reconstruits avant l’hiver. En vérité il ne s’agit pas toujours de villages au sens classique du terme, mais de lotissements. À l’époque soviétique, les entreprises dotaient certains de leurs collaborateurs de petits terrains dont la taille ne dépassait jamais 600m2, et où poussèrent des petites résidences secondaires. Villégiature pour les plus aisés, jardin potager permettant de survivre aux disettes des années 1990 pour les autres, ces avatars des “datchas” de la belle époque font partie intégrante du paysage postsoviétique. Ces entreprises disparues pour la plupart, chaque lotissement possède un statut d’association et gère soi-même la protection anti-incendie.
Néanmoins, le caractère précaire des constructions et l’absence de toute mesure de sécurité rendent ce type d’habitat particulièrement vulnérable. Les autorités se montrent donc préoccupées par le sort des propriétaires de lots qui constituent le gros du corps électoral.
La télévision russe a présenté le soir du 2 août un entretien du premier ministre Vladimir Poutine avec les sinistrés de l’oblast de Nijni-Novgorod. Au départ, les autorités avaient annoncé le versement de 50 000 roubles à chaque ménage sinistré. Durant cinq longues minutes, la foule manifeste son mécontentement face au premier ministre, chose rarissime de nos jours à la télévision russe. Jusqu’au moment, où Poutine annonce que la somme en question sera doublée et non par ménage, mais par personne. Suit ensuite une kyrielle de promesses : toutes les maisons détruites seront restaurées, de plus avec toutes les commodités même la où il n’y en avait pas avant l’incendie. On viabilisera, on construira des routes. Le tout avant l’hiver 2011. Les commentateurs ébahis se perdent actuellement en conjectures quant à la faisabilité de ces annonces, d’autant que la corruption dans les régions rendra le projet pratiquement irréalisable. Et ce, même si conscient du niveau de corruption des responsables locaux, Vladimir Poutine aurait dit à Dimitri Medvedev qu’il fallait mettre un contrôleur derrière chaque gouverneur pour s’assurer qu’il ne détourne pas les fonds du pouvoir central pour la reconstruction des villages : 5 milliards de roubles annoncés (100 millions d’euros). L’intervention de l’Etat est d’autant plus attendue qu’à la différence des pays occidentaux touchés par de graves incendies (Grèce, Australie, Californie), les habitations détruites ne sont pas assurées.
La catastrophe cristallise tous les tropismes du “système Poutine” : promesses populistes, solidarité face à un ennemi imaginaire, culte de l’Etat – tout-puissant et vulnérable à la fois. Le Patriarche prie pour la pluie, le jeune président-modernisateur convoque les conseils et réprimande les amiraux (le Chef de la Flotte russe fut sermonné publiquement par Medvedev pour avoir laissé brûler 13 hangars d’une base fluviale sur la Moskova), et le “leader national” sillonne les régions et rassure la base. Sorti de la rubrique des faits divers par les médias qui n’hésitent pas désormais à le comparer au joug tatare et à l’invasion nazie, le feu devient le nouveau dragon en passe d’être terrassé par le Saint George bicéphale du pouvoir russe.