Les “nuits du diable” des ghettos américains
Frédérick Douzet est maître de conférences en civilisation américaine à l’université de Cergy-Pontoise et chercheuse invitée Fulbright à l’université de Californie Berkeley.
Article paru dans Le Monde du 23.11.05
Cette année encore, à l’approche d’Halloween, les “Anges de la nuit” étaient de sortie à Detroit, Michigan. Ils étaient plus de 50 000. Patrouilles civiles venues en renfort de forces de police en panne de moyens, les “Anges” protègent leur quartier contre les pyromanes qui tous les ans, pendant les trois nuits précédant Halloween, brûlent les voitures et les maisons abandonnées, parfois aussi les magasins, voire des logements occupés.
La tradition de “Devil’s Night” appelle à la destruction de la ville par le feu. Elle remonterait à 1967, après les émeutes déclenchées après un raid de la police dans un bar de la communauté noire qui a mal tourné : 5 jours d’émeutes, 43 morts, près de 1 200 blessés, 7 000 arrestations, 1 400 bâtiments incendiés et plus de 45 millions de dollars de dégâts. Pendant trois ans, après les nombreuses émeutes de l’été 1967, les quartiers américains, tour à tour, ont flambé, contraignant le gouvernement à mettre en place un arsenal législatif exceptionnel pour tenter enfin de forcer la déségrégation de la société américaine. Les habitants des ghettos américains avaient finalement été entendus.
Dans les faits, dix ans après le début du Mouvement pour les droits civiques lancé par Rosa Parks, la déségrégation légale est amorcée mais n’a pas débouché sur le rattrapage des inégalités ni sur l’amélioration des conditions de vie dans les ghettos américains. La prospérité insolente de la classe moyenne des toutes nouvelles banlieues américaines masque les taux impressionnants de chômage, de pauvreté, d’échec scolaire et même d’incarcération des populations noires des ghettos.
Pourtant, dès 1966, l’administration engage des actions dans les villes où de vastes quartiers noirs cumulent tous les handicaps, dans l’intention d’éviter l’explosion. “Oakland ne brûlera pas”, écrira même un agent fédéral à propos du berceau des Black Panthers. Les programmes de développement urbain se multiplient pour rénover et équiper les quartiers, éduquer, former et fournir des emplois aux minorités tout en les impliquant dans les processus de décision, une façon aussi de forcer la déségrégation politique. Mais les résistances locales sont intenses, les moyens sont dilués entre les administrations et les villes à soutenir, de plus en plus nombreuses. Deux ans plus tard, la commission Kerner, chargée d’étudier les désordres civils, recommande toujours de sortir de toute urgence de la logique répressive et d’investir massivement dans la guerre contre la pauvreté.
Les émeutes, les tensions, puis la déségrégation scolaire et politique contribuent à encourager le départ massif des populations blanches et aisées, bientôt suivies par les commerces et les entreprises, vers les banlieues. Les villes sont précipitées dans des crises financières inextricables alors que, par ailleurs, le nombre d’emplois dans le secteur industriel s’effondre. Dans le même temps, la discrimination positive commence à porter ses fruits, drainant la classe moyenne noire hors des ghettos. Ne restent alors que ceux qui n’ont pas le choix, ils seront progressivement rejoints par les immigrants récents les plus pauvres.
Les ghettos noirs sont désormais de plus en plus latinos, mais les dynamiques restent les mêmes et les quartiers aussi sensibles. En 1992, les émeutes de Los Angeles répondent aux mêmes pulsions autodestructrices, aux mêmes relations tendues avec une police locale particulièrement raciste, mais avec cette fois une nouvelle dimension, multiculturelle. Les magasins asiatiques sont pris pour cible : ils symbolisent le sentiment d’injustice et d’impuissance de populations en panne d’ascension sociale face à une immigration dynamique dont une partie évolue vers le rêve américain.
Depuis l’ère Reagan, le soutien politique à l’action en faveur de ces quartiers n’a cessé de décliner. A défaut de voter pour un Front national, les Américains votent avec leurs pieds, ils s’installent dans des banlieues toujours plus lointaines, à l’abri des problèmes. Quant à la pauvreté, elle est, notamment chez les républicains, considéré comme de la responsabilité des pauvres eux-mêmes. On insiste sur leur absence de valeurs, sur leur culture “déviante”, et au final, un grand coupable apparaît : les mères célibataires. Elles sont aujourd’hui sommées de retrouver le père de leur enfant, de chercher un emploi en dépit des défaillances du système de garde d’enfants ou de reprendre des études pour bénéficier d’une aide sociale limitée.
Bien sûr, la France n’a jamais connu la ségrégation raciale légale, le degré d’homogénéité ethnique ou de violence de nos quartiers est sans commune mesure avec celle des ghettos américains… On peut aussi se dire que la presse américaine a beau jeu de dramatiser les événements de France, mais essayons surtout de mettre de côté notre orgueil national pour tenter de mieux comprendre, à la lumière de l’expérience américaine, ce qui s’est passé dans certaines de nos banlieues.