“L’Etat de l’Union avant la présidence française”
Avec
Sylvain KAHN, Spécialiste des affaires européennes
Jean-Sylvestre MONGRENIER, Institut français de géopolitique
En collaboration avec la revue Hérodote et les café-geo de Paris
Compte-rendu
A lire :
Sylvain Kahn, Géopolitique de l Union Européenne, Armand Colin, octobre 2007.
Zaki Laïdi, La norme sans la force, l’énigme de la puissance européenne, Presses de Sciences Po, octobre 2005.
Renaud Dehousse, Florence Deloche-Gaudez et Olivier Duhamel (dir.) L’élargissement : comment l’Europe s’adapte, Presses de Sciences Po décembre 2006.
Frank Tétart ouvre ce soir un café géopolitique consacré à la question de l’état de l’Union européenne avant la présidence française, qui débutera le 1er juillet 2008. Après les « non » français et néerlandais aux referendums portant sur le Traité établissant une Constitution pour l’Europe (TCE), on peut s’interroger sur le sens de la construction européenne. Et tandis que les eurosceptiques ne manquent pas de souligner la perte de sens politique qui semble toucher l’Union, ses objectifs sont à réévaluer. Alors que le traité de Lisbonne est en cours de ratification par les vingt-sept Etats membres, la future présidence de Nicolas Sarkozy nous amène à examiner deux aspects importants de la construction européenne : le rapport des pays membres à l’Union et la question de la défense.
Sylvain Kahn commence son exposé en relevant l’intérêt d’une réflexion sur l’état de l’Union à deux mois de la présidence française : selon lui, c’est en effet l’occasion de réfléchir, en tout cas en France, au fait que la construction de l’Union n’est pas un « long fleuve tranquille », fade, asexué. C’est l’affaire de représentations nationales qui s’affrontent beaucoup. Néanmoins, on est aujourd’hui dans un cadre très différent des décennies et des siècles précédents. Après la seconde guerre mondiale qui a laissé l’Europe dans un état de ruine, il s’agissait de mutualiser pour partie les compétences des Etats. Si l’on ne saurait parler de « révolution », terme trop équivoque aux yeux de Sylvain Kahn, on observe tout de même un changement, une inflexion majeure dans les représentations nationales : après le « concert des nations » (qui suivit les Traités de Westphalie et de Vienne), les intérêts nationaux se retrouvent pour partie mutualisés car c’est là le meilleur moyen de les défendre. C’est du moins la vision des dirigeants de l’Europe des six (Allemagne, France, Italie, Belgique, Luxembourg, Pays Bas) puis de tous les candidats à l’adhésion. Bien sûr, l’Europe se construit sur les ruines d’une guerre meurtrière, et c’est la paix, et d’autres considérations morales (le fameux « plus jamais ça ») qui motivent aussi les pères fondateurs, humanistes (Robert Schuman et Jean Monnet). Certes. Mais cette représentation doit être nuancée par le constat de la faiblesse brutale de ceux qui étaient, avant guerre, de grands pays.
Construire l’Union, c’est donc travailler ensemble. Et il est très important de le rappeler à la veille de la présidence française. La présidence de l’Union est pour Sylvain Kahn encore moins décisive qu’une présidence française : de ce fait, l’idée que, durant ces six mois, la France va éclairer le monde, sinon l’Europe, est à récuser. Il serait illusoire de croire que des problèmes de plusieurs semestres puissent enfin être réglés. C’est toutefois symptomatique, selon Sylvain Kahn, d’un trait de la culture politique nationale française. En Europe, les pays leader, comme la classe politique, ont cette idée qu’ils savent mieux que les autres comment gouverner. On observait déjà cette représentation pendant la campagne présidentielle française de 2007. Il s’agissait alors de sortir l’Europe de la crise terrible dans laquelle elle était enferrée.
Mais tandis que tout le monde croyait l’Union européenne en crise, un livre intitulé L’élargissement : comment l’Europe s’adapte parait fin 2006, sous la direction de Renaud Dehousse, Florence Deloche-Gaudez et Olivier Duhamel, et vient invalider cette représentation. L’Union européenne paraissait condamnée au blocage : les données rassemblées dans cet ouvrage révèlent au contraire une étonnante capacité d’adaptation. Les auteurs constatent ainsi que, depuis l’élargissement, l’Union européenne ne fonctionne certainement pas plus mal, voire fonctionnerait même mieux. Ils ne portent pas de jugement sur le contenu des décisions prises mais observent que ces décisions ne sont pas plus longues à prendre, et qu’au contraire elles sont même prises plus vite, du fait de la nécessité de trouver un compromis ; dès lors, le consensus prime.
D’après Sylvain Kahn, une présidence à elle seule ne fait pas grand-chose. C’est trop peu de temps. Le président français devra avant tout faire aboutir les dossiers pendant la présidence et surtout tâcher de s’oublier lui-même, ce qui, selon Sylvain Kahn, va être difficile. Il devra être capable de faire la synthèse des revendications multiples. La présidence est donc le moins bon moment durant lequel un pays peut faire valoir son point de vue. Ce n’est pas du tout le moment où la France va faire avancer ses projets européens personnels. Au moment où l’on parle beaucoup du rôle de la France, des idées de la France pour l’Europe, les idées de la majorité jouent un rôle très important. Mais c’est de fait présupposer une certaine prééminence décisionnelle, bien que temporaire, d’un état au sein de l’UE. Or en réalité, l’Union européenne n’est pas du tout cela : ce sont des pays qui doivent composer en permanence.
Si le Traité de Lisbonne est ratifié, il n’y aura de toute façon plus de présidence tournante du Conseil de l’Europe : c’est donc la dernière fois qu’un présidant français préside l’UE pendant six mois. Par la suite, le Président sera en effet élu par ses pairs, pour un mandat de deux ans et demi. Dans les faits, ce qu’on appelle la Troïka constitue déjà un précédent aux modifications apportées par le nouveau Traité. Aussi, les questions de défense, d’immigration, de sécurité énergétique, qui sont abordées aujourd’hui par Nicolas Sarkozy, sont en réalité déjà sur l’agenda depuis 2, 3 voire 6 ou 7 ans. Ce sont les trois domaines dans lesquels l’indépendance de l’Union européenne en tant qu’entité est devenue la plus brûlante.
Le cœur du projet européen a été considéré comme le moyen permettant aux différents pays de garder leur indépendance là où elle était menacée. La CECA fut créée par tous de manière à assurer les capacités énergétiques et de reconstruction de chacun de ses membres. La PAC pour l’indépendance alimentaire. Aujourd’hui, tous les pays font face à un même défi démographique (vieillissement de la population) et à une même menace sur l’indépendance et la sécurité énergétique.
A la veille de la présidence de l’Union Européenne, il s’agit, selon Sylvain Kahn, de ne pas écouter les hommes politiques qui s’accordent à dire ce que la France va faire de génial. Il faut en revanche conseiller modestement ce que l’Union Européenne peut faire, en préservant tant que faire se peut les intérêts de la France.
Sylvain Kahn prend alors un pari audacieux, celui de dire que le moment d’une « Union européenne française » est passé, historiquement daté. L UE anglaise aussi. Par contre, pour S. Kahn il semble désormais y avoir une coïncidence entre la culture politique allemande et ce que l’UE est en train de devenir. Dans les années qui viennent, le visage de l’Europe sera probablement très marqué par le modèle allemand (si tant est qu’un tel modèle unifié existe). D’après lui, ce n’est pas par hasard si c’est sous la présidence allemande que le Traité de Lisbonne a été signé. Il n’est pas davantage surpris par le fait que l’Allemagne, dont la culture politique actuelle se caractérise par le fédéralisme, la négociation et les compromis soit, aujourd’hui, plus en phase avec ce qu’est en train de devenir l UE. Selon S. Kahn, l’Allemagne peut apporter des idées pour l’UE dans les dix prochaines années. En matière de défense : l’Allemagne a une armée mais elle est peu utilisée, exceptée dans le cadre de l’ONU (exemple de l’intervention au Kosovo). Les Allemands ne veulent surtout pas prendre le risque que l’on croit à un « revival » d’une volonté de puissance. Ce refus est d’ailleurs le point moyen de l’opinion publique européenne. Certes, les Européens veulent une Europe de la défense ; mais il ne s’agit pas d’une Europe de la défense qui se ferait contre l’OTAN ! Sylvain Kahn conclut alors par l’idée que l’Europe à vingt-sept est davantage à l’image de l’Allemagne avec ses seize Länder qu’à celle de la France.
Jean-Sylvestre Mongrenier prend à son tour la parole en comparant l’Union européenne au Saint Empire. Il ajoute que les questions de défense sont éminemment régaliennes. Historiquement, depuis le traité Westphalie, ce fut le monopole des Etats royaux puis des nations. Aujourd’hui, les Etats-Nations européens, ou la plupart d’entre eux, participent à divers cadres de mutualisation de la puissance (UE et OTAN, pour l’essentiel). Il existe certes la Politique européenne de Sécurité et de Défense (PESD), mais l’OTAN (regroupant différents Etats-Nations) ne doit pas pour autant être négligée : on a là des logiques géopolitiques qui s’affrontent, englobant l’aire euro-atlantique et le monde occidental. J-S. Mongrenier tâche de penser ensemble ce que l’on oppose, à savoir : les projets nationaux à l’intérieur de ces cadres, les tentatives de défense des formes de bien communs, les politiques de défense de la France à travers l’Union Européenne et l’OTAN.
J-S. Mongrenier nous dresse alors une chronologie des rapports entre l’Europe de la défense et l’OTAN. Selon lui, la politique de défense française depuis 1945 est au cœur des équilibres euro-atlantiques : il s’agissait d’assurer la sécurité nationale face à l’Allemagne (la RFA) au moment du statu quo de 1945 entre les deux grands. Il s’agissait aussi de maintenir l’empire. La signature du pacte de l’Union Occidentale en 1948 sert à parer la menace soviétique et à maintenir l’ancrage militaire des Etats-Unis en Europe. L’Alliance atlantique est signée le 4 avril 1949 et le rôle de la diplomatie française dans la construction de l’OTAN est à souligner. Dans le même temps, les autorités politiques françaises insistent sur l’importance de l’intégration de ses militaires au sein des services de l’OTAN tandis que le poids de l’engagement physique des américains est mis en avant. Il y a donc une oscillation entre un format européen ou atlantique de défense. Il s’agit surtout de prendre la tête d’une Europe politique et militaire, entre les deux grands.
Mais la Communauté européenne de Défense (CED) échoue en 1954. Se hisser au rang de troisième grand est impossible, du fait des guerres d’Indochine et d’Algérie. Les récriminations se font sentir à partir de 1956 (crise de Suez). En 1958, le général de Gaulle exige une forme de directoire tripartite atlantique dans une perspective politique et militaire. Le Traite de l Elysée de 1963 est en ce sens une position de repli, un terminus plutôt qu’un point de départ, annoncé par le Plan Fouché (1961, 62). La sortie de l’OTAN en 1966 constitue, aux yeux de J-S. Mongrenier, un coût politique non négligeable. Dans les années 70/80 on assiste au contraire à un rapprochement avec l’OTAN mais aussi à la relance de l’Union de l’Europe occidentale (UEO). A partir de 1990, on assiste à une synergie renforcée entre l’Union et l’OTAN, du fait de la crise des Balkans. En 2003/2004, des militaires français sont insérés directement dans les structures militaires de l’OTAN. La question de la PESD est envisagée lors du Traité de Maastricht. Celui-ci prévoit une politique de formulation d’une défense commune, mais cette dernière achoppe sur les guerres balkaniques.
C’est alors dans le cadre de l’OTAN qu’on cherche cette politique de défense : dès 1989, la PESD et la Mission de Petersberg s’orientent vers la gestion de crise. L’objectif global pour 2003/2010 c’est d’intervenir sur des théâtres extérieurs. Il s’agit d’opérations civilo-militaires ; il en existe dix-sept aujourd’hui.
Pour J-S. Mongrenier, trois grandes options existent, si l’on veut mettre en œuvre une opération européenne :
l’utilisation des moyens de l’OTAN,
ce qu’il appelle la jambe nationale, à savoir un état-major national mais multinationalisable (c’est le cas pour les opérations africaines : en République Démocratique du Congo, au Tchad)
la cellule civilo-militaire au sein de l’Union européenne (mais qui ne constitue pas un véritable état-major stratégique). Cela pose évidemment la question d’un état major stratégique européen.
L’UE est aussi confrontée au problème de capacités militaires insuffisantes, conséquence néfaste des « dividendes de la paix ».
Il n’existe pas de clause de défense collective dans l’Union européenne. Certes l’on peut mentionner les articles 27 et 188 du Traité de Lisbonne mais ceci ne constitue pas encore une communauté de destin. L’Union européenne comme acteur global, ou ce qu’on pourrait considérer comme un Commonwealth paneuropéen (voire eurasiatique) est faible sur le plan de la défense. De ce fait, l’OTAN reste la véritable alliance (défense collective) et même une communauté de sécurité.
L’Alliance atlantique en 1989/90 est soumise à un double processus d’élargissement et de transformation (rénovation et modernisation). L’élargissement est fonctionnel : il faut maintenir la paix et la sécurité. Mais c’est aussi un élargissement géographique. Dans le futur, la Géorgie et l’Ukraine pourraient ainsi rejoindre l’OTAN. C’est encore l’élargissement des champs d’opérations. On a donc une projection de puissance. L’avenir de l’OTAN est tout de même mis en question : dans le cadre de la mondialisation, les interactions croissantes du civil et du militaire peuvent poser problème. On peut s’interroger notamment sur le cas afghan . L’OTAN n’est pas un instrument des Etats-Unis, mais il est vrai qu’ils apportent plus sur le plan financier ; ils ont donc davantage d’influence. La question de la capacité des Etats-Unis à porter des intérêts globaux au sein de l’OTAN dépend de la politique américaine.
Devant l’ampleur des défis et la précipitation des enjeux, il s’agit pour l’Union européenne de conjuguer l’émergence d’une véritable politique européenne de défense et de se maintenir au sein de l’OTAN. Pour J-S. Mongrenier, les contraires sont complémentaires : l’OTAN est le point d’équilibre géopolitique de l’Union non parce que les Etats-Unis le veulent mais parce que les nations européennes y consentent, France comprise. Il s’agit donc de penser l’Union européenne dans un cadre plus large : un cadre euro-atlantique.
Débat
Après ces deux interventions, Franck Tétart se tourne vers la salle afin d’entamer le débat. Voici la retranscription de ces échanges.
Sylvain Kahn commence par poser la question suivante : pourquoi faire l’article cinq sur l’OTAN dans l’Union Européenne, c’est-à-dire sur une défense proprement européenne, s’il y a l’OTAN ? On a eu peur dans les années quatre vingt dix d’un désengagement américain : il y eut en effet une division par quatre ou cinq du nombre de G.I.’s en Europe durant cette période. Mais finalement, cette crainte s’est avérée infondée, selon Kahn. La défense européenne existe : c est l’OTAN.
Jean Sylvestre Mongrenier rétorque alors que l’Union Européenne n’est pas en apesanteur : il faut la considérer à partir de la géopolitique mondiale. Dans l’Union européenne, la mutualisation de la politique énergétique est peut-être le seul véritable enjeu puisque « l’OTAN est à nous aussi ». A long terme, il est néanmoins difficile de penser une alliance équilibrée sans un noyau de défense européenne militaire, qui n’inclurait peut-être pas toute l’Europe, mais serait une OTAN reformée avec des noyaux durs, et des procédures de votes à la majorité qualifiée. On aurait ainsi deux versants de l’unification européenne, l’unité de l’Europe se faisant à travers l’Union européenne et à travers l’OTAN. Jean-Sylvestre Mongrenier donne l’exemple des pays de l’Est qui veulent intégrer les institutions ‘euro-atlantiques’, et non pas ou l’OTAN, ou l’UE. Pour lui, l’ « hybris » a vécu : on ne peut se passer d’alliés. La présence d’américains en Europe pose toutefois la question de la défense antimissile. Le rapprochement franco-britannique de 1998 ne fut-il qu’un feu de paille ? Non, puisque les accords de Saint Malo de 1998, puis la mise sur les rails de la PESD ont permis de définir un cadre commun, tenu pour acquis. Les nations sont là. Il n’y a pas de bilatéralisme cependant ; ce sont plutôt des oscillations perpétuelles. Pour De Gaulle, l’euro devait être le nouveau franc. En revanche, les partisans de Pompidou étaient plus anglophiles. On voit donc sur la durée la définition collective d’intérêts communs.
Est-ce le retour de la doctrine Monroe si Barak Obama est élu à la Maison Blanche ?
Sylvain Kahn ne le pense pas.
La projection française à Djibouti et N’Djamena est-t-elle compatible avec l’Union européenne ?
Jean-Sylvestre Mongrenier revient d’abord à la question précédente : pour lui, avec la globalisation, les Etats Unis ne peuvent se retirer du monde. Il est cependant préoccupant de voir les deux candidats démocrates remettre en cause l’ALENA (Accords de Libre Echange du Nord Américain). Concernant la projection des forces françaises à l’étranger : on essaye de mutualiser, d’articuler, de mettre en commun. Mais en aucun cas il n’est question de créer une armée européenne. Il est en revanche question de redéfinir la politique étrangère européenne en Afrique. Les européens ont toutefois peur que la France n’instrumentalise cette politique étrangère, en demandant l’envoi de troupes sur certains théâtres d’opérations.
Quelles sont les relations entre l’OTAN et la Russie ?
Les russes tiennent un discours digne de la guerre froide. Dès lors, que peut-on développer entre la Russie et l’OTAN ? Un Conseil OTAN/Russie a été crée en 2002 et un partenariat existe dès 1997. Néanmoins, beaucoup de choses restent bilatérales entre les Etats Unis et la Russie. L’Europe cherche pour sa part à recadrer ça dans un multilatéralisme. D’après J-S. Mongrenier, tout est du côté de la Russie : s’ils ont une zone d’étranger proche, l’idée de zone d’influence est à abandonner. Se pose alors la question de la défense antimissile : peut-elle être l’occasion d’une coopération approfondie ? Il espère qu’elle sera développée. Sans sacrifier des pays plus à l’est, on peut voir se développer un consensus entre alliés, au sujet de la Géorgie par exemple.
Frank Tétart s’interroge alors sur les relations entre l’Union européenne et la Russie.
S. Kahn répond qu’il est heureux que la Pologne ait eu la position qu’elle a eue ses dernières années. Son veto au renouvellement du « partenariat stratégique » avec la Russie tant que celle-ci interdisait l’importation de viande polonaise a été une condition de renouvellement de la politique de sécurité de l’UE. Par ailleurs, S. Kahn ajoute que les Russes ont une vision complètement différente de celle des européens : ainsi il n’y a pas de deuil de l’empire en Russie, tandis qu’il y a une vision impérialiste. Dans les Etats de l’UE, finalement, il y a un deuil des empires coloniaux. Cela ne règle pas la question dite postcoloniale mais il y a bel et bien un deuil d’une vision impérialiste du monde. Si la Russie a laissé les ex-Républiques soviétiques de l’Ouest et du Sud de l’URSS prendre leur indépendance, c’est à l’époque en raison d’une vision cartieriste des choses. Deux visions géopolitiques différentes coexistent dans la classe politique russe et la classe politique « européenne » (si tant est qu’elle existe). Entre deux représentations des relations internationales, la confrontation devient inévitable. Aujourd’hui, du point de vue du gouvernement russe, la situation est devenue radicalement différente. Le gouvernement russe ne considère pas qu’on soit passé dans un monde post-westphalien. Il y a au contraire l’idée que tout ce que fait l’UE se fait dans l’intérêt des Etats Unis qui veulent encercler la Russie, l’acculer. Mais si on joue la politique de l’apeasement, (dire tout ce que le gouvernement russe a envie d’entendre) ce n’est rendre service ni à la Russie ni, surtout, à l’UE. La question de l’énergie est un très bon exemple de l’application de la devise « diviser pour mieux régner ». Les nouveaux entrants rappellent qu’il ne faut pas baisser la garde sur cette dernière question. Pourtant, les Allemands ont fait un accord bilatéral avec la Russie concernant le projet Nord Stream (un gazoduc en mer baltique reliant Vyborg à Greifswald). Sylvain Kahn préconise au contraire de faire un airbus de l’énergie. La manière dont l’Union européenne est en pointe dans la lutte contre le réchauffement climatique est un masque derrière lequel une politique européenne de l’énergie est peut-être en train de se dessiner et doit être possible. Selon lui, d’ores et déjà, la lutte contre le réchauffement climatique est un « créneau » qui donne à cette entité « post-westphalienne » qu’est l’UE un avantage comparatif certain : il s’agit d’un problème de bien commun mondial dont la résolution suppose l’adoption de normes internationales ; il permet de faire peser une contrainte sur les politiques économiques chinoise et américaine ; il pousse à mettre en place une politique énergétique commune qui dépasse les intérêts particuliers des opérateurs historiques nationaux.
Quelle est la place de la dissuasion nucléaire française au sein de la PED ?
J-S. Mongrenier répond que cela relève de l’échelon national et donc ne s’intègre pas dans l’OTAN. Du moins est-ce un problème qui ne se pose pas pour l’instant. Il soulève toutefois la question de la dissuasion concertée. La PESD est surtout une politique de sécurité avant d’être de défense. Or, il n’est pas question de revenir dans le groupe de planification nucléaire au sein de l OTAN. Après la guerre froide, on n’est plus dans le primat du nucléaire. Après la guerre froide, on n’est plus dans le nucléaire. Cet état de fait prime avant tout sur d’éventuelles stratégies d’actions, vu qu’aucune menace massive et immédiate ne justifie ni même nécessite le recours au nucléaire : il n’existe de toute façon pas d’UE politique.
Quel programme pour la Présidence française de l’UE à partir de juillet 2007 ?
Selon S. Kahn, la position au sujet de l’immigration, telle qu’on la perçoit ou qu’on comprend qu’elle se dessine, c’est de faire en sorte que la politique française mise en œuvre depuis quelques années puisse servir d’inspiration à la politique européenne. On peut s’attendre à une fermeté assez grande vis-à-vis des grands pays tiers comme la Chine et l’Inde par exemple : lorsqu’un ressortissant de ces grands pays est appréhendé, il est de la responsabilité du pays en question d’accueillir en retour l’étranger pris en état d’illégalité, prétendent les européens. Cette position existe déjà dans l’UE depuis quelques années. Mais c’est une représentation, qui abonde dans le sens de ceux qui affirment que les européens sont inquiets de l’accroissement de l’immigration. Pour que l’UE reste attractive et influente, il faudra alors éviter que l’immigration apparaisse comme une crainte et un fardeau. Dans le domaine de l’énergie, les pays européens se sont engagés à atteindre un objectif de « 3 fois 20% », à savoir : réduire d’ici 2020 la consommation énergétique de 3%, réduire les émissions de gaz à effet de serre de 20%, et produire 20% d’énergie renouvelable. Or, « la France met beaucoup d’énergie » à ce que le nucléaire soit considéré comme une énergie renouvelable, et ce, dès Jacques Chirac. En effet, cela faciliterait grandement sa production de 20% de renouvelable d’ici 2020. L’Union européenne est en effet un pôle qui exporte un savoir faire nucléaire. (Mais ce serait contre-productif de le faire avec Bouygues et Areva en excluant Siemens)
Une personne du public pose ensuite une question à J-S. Mongrenier, sur la gestion française du dossier de la défense européenne, dans les mois à venir :
Il répond qu’une bonne présidence est avant tout une présidence modeste. Il faut perpétuer les dossiers, faire preuve d’empathie en cherchant un « gentleman agreement ». En ce qui concerne les rapports de la France à l’OTAN, les objectifs doivent être modestes. Il s’agit de mettre le maximum de fluidité entre les deux, de renforcer les accords de Berlin et d’utiliser les capacités de l’OTAN dans le cadre de l’Union européenne : nous en sommes en effet « copropriétaires ». Ces dernières années, c’est la France qui « bloque » le plus, car l’OTAN est vu comme une réalité sui generis : il faudrait empêcher le développement de l’OTAN au nom de la PESD. Quant aux américains et canadiens, ils considèrent l’éventualité d’un état major stratégique opérationnel européen comme une duplication des structures de l’OTAN. De ce fait, la politique de défense de l’UE semble à leurs yeux s’inscrire en contre. Il ne s’agit pas de discuter cet état de fait. En revanche, deux approches différentes sont possibles : une approche dite « top down » : on définit d’abord un projet puis on l’applique ; une autre approche, dite « bottom up » : on se demande ce que l’on peut améliorer ; pour J-S. Mongrenier c’est cette dernière qui devrait prédominer, afin de développer et de renforcer les relations entre les technostructures de l’OTAN et celles de l’Union européenne. Il ajoute que davantage de planification de défense entre européens amène ces différents pays à mieux se connaitre sur le plan militaire, ce qui est bon à long terme.
Si l’on considère la différence des efforts de défense (en termes financiers) entre les pays de l’UE, peut-il alors y avoir une véritable politique de défense européenne ?
J-S. Mongrenier n’est justement pas de cet avis. Selon lui, il ne saurait y avoir une politique de défense commune quand ce qui est prévu c’est l’investissement d’1,7 points du PIB d’un état et que des pays comme la Grèce fournissent un véritable effort (en Grèce cela représente quasiment 5 points du PIB national). Le Traité de Lisbonne instaure la possibilité de coopérations mutuelles permanentes entre les états les plus avancés en termes de défense. On aurait ainsi un noyau dur, servant de locomotive au train européen. J-S. Mongrenier est sceptique pour sa part : il pense qu’il s’agit là d’une nostalgie de l’Union européenne des six mais qui s’inscrirait dans une vision rétrospective telle que Jacques Chirac et son idée de « groupe pionnier », ou Joschka Fischer et son « centre de gravité » pouvaient mettre en avant. L’Union européenne n’est pas un acteur global unifié a moyen terme : les vingt-sept budgets cumulés ne représentent que 40% de la force militaire des américains (dont 10% seulement sont projetables) Des marges de progression sont possibles, à condition de ne pas trop avoir de vision constructiviste.
Intervention de S. Kahn : On peut bien soutenir l’idée d’une défense européenne, certes. Mais à quoi servirait cette défense ? L OTAN remplit déjà une telle mission. Sylvain Kahn admet qu’au moment de la guerre en Irak, l’Europe et les Etats Unis jouaient plutôt au bon et au mauvais flic. Cependant, l’Union européenne a une marque de fabrique (qu’on prenne l’UE comme entité ou dans un sens conjoncturel), celle d’inventer et de pratiquer une politique de puissance ‘autrement’. Pour reprendre le titre d’un ouvrage de Zaki Laïdi, La norme sans la force, l’énigme de la puissance européenne, l’on peut dire que l’Europe n’a pas de force de projection immense, pas de « hard power ». Et ce n’est pas une faiblesse ! L’Union adopte plutôt un positionnement qui consiste justement à ne pas afficher de projet de défense militaire qui lui soit propre, pour faire valoir sa différence.
Qu’en est-il du partage des rôles dans les relations diplomatiques ?
J-S. Mongrenier n’est pas d’accord avec l’idéologie du soft power. Pour sa part, il est très sceptique au sujet du soft power européen. L’UE et l’OTAN sont deux organisations aux très larges intersections. Il ne s’agit pas de deux organisations sui generis juxtaposées. L’Union est dans l’OTAN et contribue à la définition des politiques de cette dernière (vingt-et-un pays sur vingt sept). Il rappelle que l’UE sous-traite sa défense via l’OTAN et que 25% du budget de l’OTAN vient des seuls Etats-Unis.
Quel avenir peut-il y avoir pour l idée euro-méditerranéenne ou l’idée 5+5 font 32 ou 37 ?
Selon Sylvain Kahn, ce projet avait un immense défaut : il divisait l’UE en deux. Or, il s’agit d’une association de pays riverains de la Méditerranée. C’est pourquoi l’on a préféré au terme de projet d’Union Méditerranéenne celui d’Union pour la Méditerranée. Ce changement sémantique, et qui constitue aussi un changement dans le projet, porte à penser que c’est la partie tactique du projet de Nicolas Sarkozy qui l’emporte, à savoir : allumer un contre-feu pour atténuer le changement brutal d’attitude du gouvernement français à l’égard de l’entrée de la Turquie en Europe. N’est-ce pas pour autant une idée vraie, authentique ? Il s’agit en fait de sous-traiter la question migratoire. Mais c’est là une représentation schématique. Il semblerait que les dirigeants de l’Union européenne disent : en tant que champions des droits de l’homme, on ne peut décemment mettre des barbelés aux frontières. On va demander à la Libye un centre de détention muni de barbelés pour contenir les Subsahariens. Cette Union pour la Méditerranée doit tout de même permettre la pacification d’un certain nombre de conflit. Il s’agit également d’agrandir la zone de prospérité économique des pays concernés. L’opposition entre « hard power » et « soft power » n’est cependant pas à balayer d’un revers de main, d’après Sylvain Kahn. Elle existe en dépit du fait des intersections entre l OTAN et l’Union Européenne. C’est une question de représentations. Ainsi, l’idée de la « Destinée Manifeste » (Manifest Destiny) aux Etats-Unis rend légitime et nécessaire le fait d intervenir dans le monde. C’est une idée encore très fortement ancrée, véritablement constitutive de la culture politique américaine. En Europe, en revanche, cela se révèle plus compliqué. En France, on partage cette pensée, qui date de la Révolution Française et du siècle des Lumières. Ainsi, en France et aux Etats Unis il existe l’idée d’une adéquation entre la culture politique nationale et l’universalisme : ce sont les seuls pays au monde dans ce cas. Ce n’est pas du tout dans la culture britannique : le tropisme qui consisterait à penser la colonisation du monde au nom de la démocratie et des droits de l’homme ne se trouve pas au royaume – uni. Il s’agissait lors de la colonisation britannique de créer un halo de pays dominés et organisés au profit de la métropole britannique (le Commonwealth). Ce constat peut donner du crédit à l’idée, qu’au sein des pays européens, cela vaut la peine d’intervenir différemment : la représentation de la puissance n’est en effet pas la même au sein de l’opinion publique européenne et étatsunienne. Cela vaut donc pour la Méditerranée .Car s’il y a bien un accord possible au niveau des 27, c’est pour cette raison de pacification. Il est bon pour les pays européens, pour la société mondiale, que les européens fassent en sorte que là où il existe des chances de démocratie, de prospérité économique, l’on puisse résoudre les conflits (pensons au conflit israélo-palestinien) autrement que par la force militaire : par le droit, la norme. L’élargissement, c’est aussi le résultat d’une politique étrangère vécue de facto depuis 40 ans. Sylvain Kahn rappelle ainsi que les Polonais ont voulu adhérer à l’Union européenne autant qu’à l’OTAN. Aussi, quand l’union européenne dit vouloir intervenir sur du civilo-militaire, ce n’est pas qu’une clause de style ou un positionnement esthétique masquant une faiblesse, comme le croient les néo conservateurs (cf. Robert Kagan).
L’UE va-t-elle infléchir sa politique vis-à-vis du processus de Barcelone ?
J-S. Mongrenier répond que nous sommes dans l’attente du sommet du 13 juillet entre les Etats riverains de la Méditerranée (et du sommet du 14 juillet). Sur le fond, cela ne change rien. Mais le symbole peut avoir des effets de levier importants. C’est en effet la déclaration d’une réaffirmation des accords de Barcelone, ce qui se traduit par une pression renouvelée sur les pays du sud riverains. Cela relance les choses d’un point de vue politique, mais n’induit pas de relance concrète, ce qui est une chose plus importante. Toutefois, on assiste à la mise en place d’une instance plus régulière, rassemblant les chefs d’état ou les ministres, de concertation.
Ainsi s’achève le Café géopolitique du 7 avril 2008 consacré à l’Etat de l’Union européenne avant la présidence française. Frank Tétart remercie les deux intervenants et donne rendez-vous au public le mois prochain pour un café géopolitique consacré à Israël.
"Snax Kfé" ; 182 rue St Martin, 75003 Paris ; M° Châtelet-les Halles / Rambuteau