“L’Europe et ses encombrants voisins”
Avec :
Pierre Beckouche, professeur de géographie, Université Paris 1. Il dirige l’Institut de Géographie – Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Frank Tetart, co-auteur du Dessous des Cartes – Institut Français de Géopolitique.
Le café des Phares à la Bastille était transformé ce soir là en une modeste salle de cinéma grâce à l’ingéniosité de l’équipe technique d’ARTE, venue tout spécialement installer un téléviseur pour permettre la diffusion d’une émission du Dessous des Cartes. En attendant les derniers réglages, Delphine Papin lance le 10e café géopolitique, 4e café aux Phares.
A moins de 3 semaines de l’entrée de 10 nouveaux membres dans l’Union européenne, il semblait au café géopolitique important de prendre le temps de réfléchir sur les relations de l’Europe et de ses voisins. Le 1er mai 2004, l’Union européenne s’élargira vers l’Est mais aussi vers la Méditerranée. C’est ce que nous propose l’équipe de l’émission du Dessous des Cartes. Ce recentrage plus à l’Est et au Sud-Est dessine une nouvelle carte de l’Europe avec des marges instables et de nouveaux voisins “assez” encombrants. Mais, ces encombrants voisins, de la Russie au Maroc, ne sont-ils pas plutôt des partenaires avec lesquels il faut compter ?
“L’Europe, une alternative ?” (Le Dessous des Cartes, DVD Arté vidéo et Géo, 2004)
Frank Tétart explique que Le Dessous des Cartes s’est intéressé à l’élargissement européen car il représente un enjeu géopolitique majeur. Le 1er mai 2004 marquera la fin de la division de l’Europe décidée à Yalta, en intégrant des Etats qui furent forcés d’appartenir à une autre Europe, satellite de l’URSS. Ce sont huit Etats de l’Europe centrale et deux méditerranéens qui vont rejoindre l’Union européenne.
Mais il faut commencer par s’interroger sur ce qu’est l’Europe. L’Union européenne a apporté la paix, fait unique en dix siècles, et une stabilité qui permet la prospérité économique. D’autres zones de libre-échange existent, comme l’ALENA, le MERCOSUR, mais existe-t-il un espace géopolitique économique aussi abouti et avancé que l’Europe ? Non. Il s’agit alors de se placer dans cet espace en formation jusqu’à la Russie. Le DVD propose 15 émissions qui ont été articulées autour de 3 axes de travail.
Le premier axe porte sur les 10 nouveaux entrants : 3 anciennes républiques soviétiques (les pays Baltes), 4 anciens membres du Pacte de Varsovie (Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie), un pays issu de l’ex-Yougoslavie (la Slovénie), et deux Etats méditerranéens (Malte et Chypre).
Le deuxième axe porte sur les modalités de concrétisation de l’élargissement, à partir de l’étude des problèmes posés à l’intérieur d’un Etat qui adhère : la Pologne, pays le plus grand en surface et en population. Quels sont les problèmes posés par l’élargissement pour les 15 et pour les 10 nouveaux ? Certes il y a la joie du retour en Europe, mais ces pays ne sont pas toujours bien accueillis, sans compter les efforts qu’ils doivent fournir au niveau des ajustements économiques ou démocratiques. Les critères définis sont très restrictifs et expliquent que la Bulgarie ou la Roumanie aient été écartées pour l’instant.
Le troisième axe porte sur des politiques européennes et tente d’en faire un bilan. La première politique étudiée est le domaine des transports qui est nécessaire au commerce (à la libre circulation impliquée par les Traités), or la saturation des réseaux routiers et la sous-utilisation des réseaux ferrés sont des données importantes soulevées par le Livre Blanc des Transports de 2001. La seconde politique étudiée est la politique du développement régional du FEDER qui permet une péréquation financière pour aider les Etats membres. L’émission s’est attachée à regarder sur la moyenne durée les effets des politiques européennes sur les pays entrés en 1986, mais également sur les 10 nouveaux entrants et les voisins de l’Union européenne à 25.
Frank Tétart nous propose alors de visionner l’émission « Quelles frontières pour l’Europe ? », qui pose la question : jusqu’où l’Europe ? La question des frontières de l’Europe pose au fond celle de la nature même de l’Union européenne, de son identité. L’Union européenne doit-elle épouser les frontières géographiques de l’Europe ? Mais quelles sont-elles ? Jusqu’en 1989 c’est une ligne de séparation idéologique et économico-politique opposant deux blocs, l’un « capitaliste », l’autre « communiste ».
L’Union doit-elle intégrer les pays du Caucase, l’Ukraine, la Russie ? Et que faire des pays dits européens qui ne veulent pas adhérer comme la Suisse, la Norvège et l’Islande ?
TEXTE DE L’EMISSION DU DESSOUS DES CARTES : « QUELLES FRONTIERES POUR L’UNION EUROPEENNE ? »
Après l’élargissement de l’Union en 2004, quel est le programme ? Ou plutôt, quel est le projet.
Jusqu’où s’étendra l’Union Européenne ? En fonction de quels principes ? Est-ce qu’il s’agit d’un projet géographique, religieux, démocratique, économique ? Alors dans ce débat sur l’avenir de l’Europe, les cartes évidemment sont utiles pour réfléchir.
En mai 2004, 10 nouveaux Etats vont se joindre à l’Union européenne :
3 sont en Europe du nord : l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie,
5 en Europe centrale : la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie, la Hongrie, la Slovénie,
et 2 en Méditerranée : Malte et Chypre.
Trois pays sont en attente pour l’après 2004 : la Roumanie, la Bulgarie et la Turquie.
La Roumanie devrait rejoindre l’Union européenne en 2007. Deux chapitres ont empêché son adhésion en 2004 : sa situation économique, et le sort de la minorité rom.
Je vous rappelle que la garantie de protection des minorités est l’un des critères politiques à remplir pour adhérer à l’Union européenne .
Pour la Bulgarie, l’adhésion est liée aux réformes de son économie, là aussi, mais également à la fermeture de quatre des 6 unités de la centrale nucléaire de Kozloduy.
Et puis, dossier commun à ces deux pays : réduire sérieusement le niveau de corruption.
Maintenant la Turquie, Elle est officiellement candidate depuis 1986. Et le sommet européen de Copenhague de 2002 a décidé que des discussions devraient commencer en décembre 2004, sans que cette date ne soit pour autant un début des négociations pour une adhésion.
Les arguments pour ou contre l’adhésion de la Turquie à vrai dire sont nombreux.
Pour : Il y a l’argument géographique, la Turquie serait en Europe. Non, puisque hormis la Thrace et Istanbul, 97 % du pays est à l’Est du Bosphore. Et la capitale Ankara est en Asie.
Contre l’argument : le pays doit opérer de nombreuses avancées dans le domaine des droits de l’individu, droit des minorités.
Et puis l’hypothèse de voir ce pays dans l’Union fait peur, même si c’est politiquement incorrect de le dire ainsi.
Car avec 67 millions d’habitants aujourd’hui, la Turquie serait le pays le plus peuplé de l’Union Européenne dès 2010.
Ensuite, les Turcs sont musulmans à 97 %.
Alors est-ce qu’on a envie d’avoir un pays à majorité musulmane, en Europe ?
Sauf que la question ne se pose pas exactement ainsi : d’abord parce que la Turquie est un pays à régime laïque, grâce aux réformes de Mustafa Kemal, en I923.
Ensuite, l’Union Européenne ne prend pas en compte les appartenances religieuses justement. L’Union est un projet laïc. Donc, un peuple turc musulman, le problème n’est pas là.
Sauf que justement, un ancien Premier ministre français estime que une Turquie dans l’Union pourrait justement être utile au rapprochement entre les civilisations, qui en ont précisément bien besoin.
Et puis l’Histoire nous rappelle que Byzance, c’est à dire l’actuelle Istanbul, est une part de notre patrimoine européen. Byzance a aussi été capitale de la chrétienté.
La Turquie est un important allié de l’OTAN, un important allié des Etats-Unis, mais alors la Turquie dans l’Union, est-ce que ce n’est pas une décision qui pourrait diluer le projet européen ? Ce serait peut-être bon pour la paix, mais est-ce que ce serait bon pour l’Union Européenne ?
Vous voyez, au moins cette candidature turque a le mérite de soulever la question des frontières de l’Union, et ainsi, de la nature même de l’Union.
C’est d’ailleurs une question que soulève aussi l’Israélien Benjamin Netanyahou, quand il dit que si la Turquie devenait membre de l’Union, Israël pourrait aussi être candidate.
Non pas pour des raisons géographiques évidemment, mais parce que plus de 50% de la population israélienne est d’origine européenne, son économie est très développée, ses institutions justement sont démocratiques.
Mais alors, c’est quoi les limites de l’Union ?
Jusqu’en 1989, les limites de la CEE étaient situées sur la ligne de partage entre le monde capitaliste à l’ouest et le monde communiste à l’est. Cette ligne de séparation était politique, elle était idéologique. Mais depuis que cette frontière a disparu avec la fin du rideau de fer, la question est de savoir si il existe des limites à l’élargissement de l’Europe ? S’agit -il de frontières géographiques de cette Europe, avec :
au nord, l’ Océan Glacial Arctique,
à l’ouest, l’Atlantique,
au sud, les détroits des Dardanelles, du Bosphore, de Gibraltar. D’ailleurs, on se souvient que lorsque le Maroc avait fait acte de candidature en 1992, on lui avait indiqué nettement, sa non-appartenance au continent européen.
Mais c’est là une réponse que l’on ne pourrait pas faire dans le cas de la région des Balkans.
Depuis la fin des guerres de Yougoslavie, les 15 se sont engagés dans une politique de stabilisation des Balkans, avec une aide financière importante vers l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Serbie Monténégro et la Macédoine. Alors pour ces pays, la marche vers l’Union dépendra de plusieurs évolutions : économique, institutionnelle, respect de la différence de l’autre, respect des minorités.
Donc c’est une perspective d’adhésion qui est lointaine.
Et pourtant, sur le plan géographique, les Balkans sont dans l’Europe. Albanie et Bosnie musulmanes comprises.
Qu’en est-il des pays du Caucase ?
Là, les limites sont plus floues. L’Arménie, La Géorgie et l’Azerbaïdjan sont membres du Conseil de l’Europe. Pour autant, doivent-elles rejoindre à terme l’Union Européenne ?
Même question pour ces autres pays appartenant géographiquement à l’Europe que sont l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie : leur situation politique et économique ne leur permet pas aujourd’hui d’être candidates à l’adhésion. Mais si les situations changent, est ce qu’elles devraient devenir membres de l’Union européenne, plus tard ?
Finalement, si on s’en tenait au seul critère géographique, tous les pays entre l’Atlantique et l’Oural pourraient prétendre à l’adhésion ! Car après tout d’après le géographe russe de Pierre Ier de Russie, Tatichtchev, ce sont le fleuve et les monts de l’Oural qui marqueraient la limite entre l’Europe et l’Asie !
Alors justement : quid de la Russie ? Son territoire s’étend pour les 2/3 en Asie. L’intégrer impliquerait que l’Union européenne deviendrait une Union eurasiatique de Brest à Vladivostok. Et alors là on change complètement de projet.
La question ne se pose pas aujourd’hui. Et d’ailleurs la Russie ne souhaite pas adhérer à l’Union même si celle-ci fait partie de ses priorités pour sa politique étrangère.
Sans doute parce que le seul critère géographique ne suffit pas pour vouloir et pouvoir adhérer au projet de l’Union européenne.
Prenons trois pays, géographiquement européens : la Suisse, la Norvège, l’Islande. Ils pourraient entrer dans l’Union… mais ils ne le veulent pas.
La Suisse est attachée à sa neutralité, et à son autonomie en matière de politique monétaire, de secret bancaire. Elle préfère profiter d’accords d’association avec l’Union européenne plutôt que d’y adhérer. Sauf que géographiquement très enclavée dans l’Union européenne, on le voit sur la carte, est-ce qu’elle ne risque pas à terme de se sentir isolée ? Il lui a tout de même fallu 57 ans pour se décider à adhérer aux Nations Unies.
La Norvège maintenant : A la différence de la Suisse, elle a de nombreux accords avec Bruxelles. Elle participe à l’espace Schengen, elle est membre de l’Espace Economique Européen avec l’Islande. Mais les Norvégiens par deux fois ont refusé par référendum d’entrer dans l’Union. Sans doute pour protéger leur style de vie, leur neutralité, et leurs zones de pêche.
Même chose d’ailleurs pour l’Islande, plus au nord, dont l’économie dépend largement de la pêche.
CONCLUSION
Bien, alors si au départ, le mot Europe désigne bien un ensemble géographique, on ne trouve pas dans les textes des traités de précision sur les limites de l’Union européenne. Ni les limites géographiques, ni les limites tout court.
L’Europe n’est pas l’Union européenne. Et vice-versa.
Et pourtant, c’est un petit peu comme si ce terme d’Europe brouillait les représentations de l’Union et la définition de ses limites.
C’est peut-être un brouillage qui s’explique par le fait qu’il n’existe pas vraiment d’identité européenne, en tout cas aucune qui corresponde, coïncide avec un territoire. L’Union européenne devra donc inventer autre chose à proposer aux Etats européens de son voisinage.
Pour créer comme on dit des anneaux de pays amis en proposant à la Turquie, à l’Ukraine, à Israël, au Maroc un partenariat politique, stratégique, économique. Car tous les pays de l’Europe ne pourront pas être membres de l’Union.
Pourquoi tant d’Etats veulent y adhérer, pourquoi tant de migrants veulent-ils entrer dans l’Union ? Et bien parce que celle-ci est victime de son succès.
Des zones de libre-échange, ça tout le monde sait faire à travers le monde. Mais une zone garantissant à la fois :
le niveau de vie économique,
la démocratie,
et les droits garantis pour l’individu,
Ce n’est pas si fréquent à travers le monde, les trois réunis.
Et bien c’est exactement ce qu’offre l’Union Européenne, et c’est bien parce qu’elle fabrique un projet de nature politique.
L’Union européenne, une Europe institutionnelle ou une Europe fonctionnelle ?
Pierre Beckouche rebondit sur les propos de Frank Tétart. L’élargissement, ce ne sont pas que des nouveaux pays à connaître, c’est aussi une nouvelle aire d’influence, aire fonctionnelle de l’Europe – au-delà de son aire institutionnelle proprement dite. Il y a en effet deux façons de s’intéresser à la géographie de l’Europe : une approche institutionnelle, qui pose la question de l’entrée ou non de la Roumanie, de la Bulgarie et de la Turquie ; et une approche fonctionnelle, qui s’intéresse à l’aire d’influence de l’Europe, au-delà de son territoire institutionnel. C’est à cette aire qu’on se réfère lorsqu’on dit que l’Europe est un des pôles de la Triade. Car l’Europe est d’ores et déjà partie prenante d’un vaste ensemble macro-régional, dont les Européens n’ont pas conscience, qu’on peut appeler “Euroméditerranée”, qui va de la Russie au Maroc en passant par le Moyen-Orient, et qui est traversé de flux économiques, culturels, migratoires plus intenses qu’on ne le pense souvent.
Avec la récente définition d’une politique de voisinage par l’Union se pose la question de savoir quels partenariats mettre en place avec les pays voisins qui ne seront jamais membres de l’Union. Au mois de mars 2003, un rapport de la Commission européenne de Chris Patten et Romano Prodi a été rédigé sur le sujet, rapport qui semble n’avoir suscité aucune réaction de la part de la France.
Entre Nord et Sud, y a-t-il un fossé et des divergences croissantes ou bien une convergence ?
Si on considère un certain nombre d’indicateurs socio-économiques, le seul vrai fossé est celui du niveau de formation. Les indicateurs démographiques présentent une grande diversité de situations au Sud, avec par exemple 40 % de femmes analphabètes au Maroc, alors que les données sont bien meilleures ailleurs. En matière économique, le développement est en cours au Sud, insuffisamment et particulièrement en termes d’emplois, mais il est en cours. Le Sud de la Méditerranée présente un camaïeu de situations ; certains pays vont mal – ceux qui vont le plus mal n’étant pas au Sud mais à l’Est : la Moldavie, l’Ukraine, la Roumanie, la Bulgarie ou même la Russie. Sur le temps long, les indicateurs montrent une convergence notamment en démographie : le taux de natalité de Tunis est inférieur à celui de Lyon, le taux de mortalité infantile est en forte baisse, des pathologies apparaissent au Sud que l’on croyait réservées au Nord (obésité par exemple).
En termes de flux d’échanges, où en est la réalité de cette Euroméditerranée ?
L’intégration sociale, économique, culturelle existe dans cette Euroméditerranée. Le tourisme dans cette région place les Européens en tête : 60 % de touristes en Egypte sont Européens contre 5 % d’Américains. En ce qui concerne les échanges de marchandises ou de services, le taux d’intégration est de 70 à 90 % dans la zone, l’Europe étant à chaque fois le partenaire principal mis à part dans deux domaines : le cinéma et la vente d’armes, pour lesquels les Etats-Unis se placent au premier rang. Il faut également dire qu’en matière d’échanges commerciaux, la place des Américains augmente vite, surtout au Sud Est de la région. L’Union échange autant avec ses voisins qu’avec l’Amérique du Nord, et autant avec ses voisins du Sud qu’avec ceux de l’Est. Il convient toutefois de mettre un bémol : l’investissement des pays de l’UE est fort en Europe de l’Est (ce qui traduit une véritable intégration Est-Ouest du continent européen) mais il est faible au Sud et au Sud-Est de la Méditerranée. L’intégration de la zone Euroméditerranée existe donc mais elle est incomplète ; cet héritage géographique et historique reste à prendre en compte.
Quels sont les enjeux de l’Euroméditerranée ?
Les enjeux de la région Euroméditerranée sont avant tout économiques. Il s’agit d’organiser les flux de capitaux et de travailleurs qui ne manqueront pas de s’intensifier dans les décennies à venir. Les prévisions mettent en avant une perte de 50 millions d’actifs en Europe de l’Ouest au cours des prochaines décennies. L’Union sera obligée de faire venir des migrants, notamment en provenance de cette Euroméditerranée. Il s’agit de valoriser ce réservoir de main d’œuvre.
Les enjeux sont également environnementaux. L’ouverture à l’Est, c’est l’agrandissement du parc nucléaire – or les problèmes de communication sur les risques et les plans de prévention sont grands, alors que le partenariat intéresserait nécessairement toute la région. Il en va de même pour la politique d’assainissement des eaux usées des grandes villes du Sud, si l’on veut protéger notre mer commune qu’est la Méditerranée. Il faut aussi tenir compte de la difficile question de la ressource en eau : la Méditerranée est la zone de stress hydrique du monde la plus critique à l’horizon des cinquante prochaines années.
Troisièmement, L’approvisionnement énergétique de l’Europe passe par la zone ultrasensible de la Caspienne et de la Mer Noire. Face à une consommation d’hydrocarbures qui augmente tandis que les réserves de Mer du Nord diminuent, la maîtrise des routes de l’approvisionnement devient un enjeu géopolitique de l’Europe.
Enfin, la stabilisation politique de la zone aurait un impact économique important dont nous bénéficierions. Rappelons que dans le cadre d’une confrontation de grande région à grande région (notamment, pour faire court, entre Etats-Unis d’Amérique et Etats-Unis d’Europe), la masse critique devient stratégique. L’Union européenne représente 20 % du PIB mondial, avec tous ses voisins elle atteint le tiers du PIB mondial.
DEBAT
Béatrice Giblin (Institut Français de géopolitique) prend la parole. Elle regrette que l’émission du Dessous des Cartes présentée ne soit pas plus poussée sur la question des minorités et les foyers de tensions religieuses. Notamment, que faire avec les minorités russes dans les ex-pays soviétiques, qui représentent parfois jusqu’à 40 % de la population ? Elle acquiesce sur l’importance de l’existence d’un partenariat autour de la Méditerranée et sur l’augmentation inévitable des migrations de population, mais il existe aussi un problème de tension très actuel : les contraintes de contrôle du terrorisme. Ce n’est pas qu’une question interne à l’Union européenne et elle n’est pas simple à régler.
Pierre Beckouche répond que le métissage de la région n’est perçu que d’une façon très simplifiée à travers la religion. La lutte contre l’islamisme est en réalité commune au Nord et au Sud de la Méditerranée. Il y a une réelle communauté de lutte contre ce qu’on pourrait appeler une forme émergente de fascisme. Par ailleurs, les réseaux sont parfois très positifs : c’est le cas des envois monétaires des immigrés au pays qui représentent de 4 à 12 % du PIB des pays du Sud de la Méditerranée. Cet argent a de nombreux avantages : c’est un flux constant, à la différence des aides internationales ou des grands investissements ; et les échanges s’effectuent entre acteurs individuels donc en faveur du développement local. On peut également considérer la géographie du cinéma qui met en évidence une suprématie des films hollywoodiens sur le cinéma européen, et une très faible présence du cinéma sud méditerranéen en Europe avec 0,2 % de part de marché ! Mais des coopérations se développent entre la France et le Maroc, la France et l’Algérie, coopérations qui permettent l’intégration des pays du Maghreb.
Michel Sivignon intervient alors en revenant sur le terrorisme. Dans toute la discussion il y a quelque chose d’absent : le terrorisme touche certes le Nord et le Sud, d’un point de vue des appareils policiers et des gens confrontés aux explosions. Mais c’est faire litière d’un problème : jusqu’à preuve du contraire, dans le monde arabo-musulman, aucun Etat politique n’a su se révéler capable de faire face au terrorisme islamique car aucune parole n’est donnée aux minorités politiques. Le fossé Nord Sud est donc avant tout démocratique. Si il se comblait les choses seraient-elles différentes ? y a-t-il dans ce cas précis divergence ou convergence ? dans quel sens va l’évolution ?
Pierre Beckouche est d’accord : le fossé est réel au niveau démocratique mais il a l’impression que la situation s’améliore au Maroc, en Algérie et en Turquie avec le développement de la liberté de la presse et la diminution de la pression de l’armée.
Gilles Fumey a été frappé par Le Dessous des Cartes : les émissions peuvent se voir sans être regardées, car de là où il est assis il ne voit pas l’écran et pourtant il a pu suivre le déroulement de l’émission. Mais alors à quoi servent les cartes ? Gilles Fumey souhaite revenir sur le débat. Il pense que les frontières aujourd’hui ne sont pas toujours lisibles comme le montre le terrorisme. Sur la question de la divergence, les indicateurs de formation, les indicateurs socio-économiques sont bien pour faire de belles cartes, mais pas assez opératoires pour comprendre de quoi on parle. La question des religions est bien plus essentielle que cela n’a été dit ce soir car elle propose une conception du rapport aux autres, qui est une question culturelle de fond qui aboutit à des problèmes géopolitiques d’importance : comment voit-on l’autre ?
Frank Tétart est d’accord avec Gilles Fumey. Par exemple, les Allemands n’ont pas la même vision que les Français car ils sont davantage ancrés sur l’Europe centrale. Il faudrait élaborer des cartes mentales des visions de l’Europe.
Pierre Beckouche veut mettre en garde sur les questions culturelles et religieuses. Les oppositions culturelles sont à manier avec précaution comme l’opposition entre la France et l’Allemagne au XIXe siècle. Qui aurait cru que ces deux pays se retrouveraient dans une même union et plus encore dans le même noyau dur de la construction européenne alors qu’ils avaient naguère des visions antinomiques du monde ? Les représentations évoluent. Enfin, le débat sur l’islamisme est déjà en cours au sein de la communauté musulmane, notamment sur les attentats suicides. Il faut une analyse politique du problème islamiste bien plus que une analyse purement religieuse, car l’islamisme est sans doute un nouvelle forme de fascisme. Béatrice Giblin acquiesce : au nom de la religion on peut mobiliser pour faire de grands dégâts. C’est donc bien une question politique majeure.
Le débat se recentre sur la question de l’élargissement. On a l’impression que les nouveaux pays attendent une entrée triomphale dans l’Union alors que l’opinion publique de ces mêmes pays semble plus réservée, ayant peur de perdre son indépendance que ces pays viennent à peine de reconquérir face à Moscou, surtout dans les pays Baltes. Faut-il faire des différences entre les pays d’Europe centrale et les pays Baltes ? Les négociations passent à côté de l’essentiel : il n’y a pas que les problèmes sécuritaires ou de libre-échange. Les pays et les voisins veulent plus d’aide au développement et l’ouverture des frontières pour permettre une circulation plus aisée des hommes et des marchandises. Le Sud et le Nord ne sont pas sur la même longueur d’onde. Enfin, au niveau des politiques d’immigration, on a l’impression que c’est l’Europe à la carte : chacun fait ce qu’il veut. Une politique commune semble difficile à émerger. Les logiques politiciennes priment, mais il n’y a pas de politique à long terme car les politiciens ont peur de dire les choses clairement.
Frank Tétart revient sur les pays Baltes : il est vrai qu’il y a de l’engouement pour un retour à l’Europe mais aussi des désillusions. Cependant, les référendums ont été plus que favorables aux adhésions. Pierre Beckouche confirme qu’il est délicat de concevoir une politique commune en matière d’immigration car dans ce domaine ce sont les pratiques bilatérales qui priment. Mais il ne faut pas oublier que c’est le Nord qui veut une ouverture commerciale pour vendre ses produits et non le Sud car pour les pays du Sud, il y a un réel risque économique d’une ouverture trop brutale au libre-échange. N’oublions pas également que l’Union possède toute une série d’autres politiques publiques comme le tourisme, les transports, la coopération interuniversitaire…, qui vont dans le sens d’une coopération. Une jeune femme présente dans la salle et originaire des pays Baltes livre son sentiment et son expérience. La question des minorités est bien plus un problème pour l’Union européenne que pour les pays Baltes qui s’en sortent mieux que certains autres pays européens. Ce sont des sociétés multiculturelles qui fonctionnent très bien. L’Europe apporte institutionnellement un droit de protection aux minorités.
Delphine Papin clôt le débat vers 21 heures en profitant de la présence de Frank Tétart et de l’équipe d’Arte pour demander comment l’idée du Dessous des Cartes est née ?
Frank Tétart précise que Jean-Christophe Victor auteur-présentateur de l’émission en est aussi l’instigateur. Il avait été contacté à la fin des années 1980 par la chaîne de télévision La Sept qui devint par la suite le pôle français d’Arte. Il s’agissait au départ de faire de l’actualité internationale sans faire comme les autres journaux télévisés existants. Or cette idée est née dans un contexte géopolitique très lourd avec la chute du mur de Berlin, la réunification de l’Allemagne, la désintégration de l’Union Soviétique, de nouvelles frontières se créant en Europe et l’invasion du Koweit par l’Irak… Le Dessous des Cartes se proposait alors de décrypter des rapports de force inédits. Et poursuit se décryptage depuis14 ans.
Bibliographie indicative :
Pierre Beckouche, Yann Richard, Atlas d’une nouvelle Europe, Editions Autrement, 2004, 64 pages
DVD, Le Dessous des Cartes, L’Europe, une alternative ?, Arté-Vidéo et Géo, 2004
Site web sur les questions européennes :http://europa. eu. int/index_fr. htm
Vous pouvez retrouver les émissions du « Dessous des Cartes » tous les mercredi sur ARTE à 22h30
compte-rendu par Alexandra MONOT, agrégée de géographie
En collaboration avec la revue Hérodote et les café-geo de Paris
Au Café des Phares ; 7, place de la Bastille ; 75004 Paris ; Métro : Bastille