“Lever le voile sur la reconstruction en Afghanistan”
Avec
Sonia Jedidi, Présidente de l’ONG ACTED, Enseignante à l’Institut Français de Géopolitique
Valérie Rohart, journaliste à RFI
François Grunewald, Directeur du groupe URD, Directeur du DESS “Actions humanitaires et de développement, gestion des ONG” à Paris XII
Comme souvent les Cafés géopolitiques ont l’habitude de choisir des titres un peu provocateurs. Mais avant de débuter ce nouveau café géopolitique, il faut lever le voile sur toute ambiguïté sur le thème de ce soir « Lever le voile sur la reconstruction en Afghanistan ». Il ne s’agit évidemment pas de la problématique de la femme et du chadri mais de bien comprendre quels sont les enjeux de la reconstruction dans un pays en situation de post-conflit.
L’équipe des cafés géopolitiques avait décidé, en février dernier, au moment où Sonia Jedidi rentrait de Kaboul, de faire un café sur l’Afghanistan. Elle était à Kaboul avec l’ONG ACTED dont elle est la Présidente. ACTED a mené en 2003 en Afghanistan des programmes d’urgence et de développement, notamment dans les domaines alimentaires et agricoles, de santé, d’éducation et de formation et de restauration du patrimoine. La présence d’ACTED en Afghanistan a ainsi donné l’occasion à Sonia Jedidi de se rendre sur place un certain nombre de fois aussi bien avant la chute des Talibans qu’après. C’est pourquoi ce soir, elle nous dresse un tableau général des enjeux géopolitiques de la reconstruction en Afghanistan.
Valérie Rohart, journaliste au service international de Radio France Internationale, vient nous parler de son expérience de l’Afghanistan. Valérie couvre depuis le printemps 2001 -depuis la destruction des bouddhas de Bâmyân- l’actualité de ce pays, qui avait remis sur le devant de la scène cet incroyable régime des Talibans. Elle commence à s’y rendre à partir de mars 2002, donc 4 mois après la chute des Talibans, dans le cadre du nouveau régime du Président Karzai, président du gouvernement provisoire créé à la suite de la conférence de Bonn de décembre 2001. Elle y retourne en juin 2002 pour suivre la 1ère Loya Jirga, la grande assemblée traditionnelle. Elle ne se limite pas à suivre la Loya Jirga mais fait également un reportage sur les femmes, question à laquelle elle demeure très sensible. De ces entretiens et rencontres avec diverses Afghanes, elle écrit un livre avec Rolande Causse qui s’intitule “Destins de femmes” paru aux éditions Syros. Un an après, en juin 2003, Valérie retourne en Afghanistan pour prendre le pouls de la reconstruction. Son dernier voyage date de décembre 2003, elle se rend à Kaboul pour suivre les débats de la Loya Jirga autour de la Constitution.
Ce soir, Valérie nous parle du rôle des seigneurs de guerre qui n’ont toujours pas disparu de la scène politique afghane et de la question du pavot. Elle se focalise donc sur des points noirs de la reconstruction mais elle nous démontre également qu’il y a des choses qui marchent en Afghanistan, en particulier les accords de paix, un état de fait rare dans les conflits modernes.
Notre autre intervenant de ce soir, François Grunewald est agronome de formation. Il a beaucoup travaillé sur les programmes de Sécurité alimentaire d’urgence dans de nombreuses zones de crise que ce soit suite à des catastrophes naturelles tels l’ouragan Mitch ou des guerres civiles, tels les Balkans, l’Afghanistan. Il est le président du Groupe URD (Urgence, Réhabilitation, Développement), où il supervise l’ensemble des travaux de recherche. De nombreuses études fort intéressantes de l’équipe, telles l’évaluation sur l’Afghanistan, le Kosovo et l’Albanie ou la Guinée Sierra Léone sont consultables sur le site du groupe URD : LIENHYPERTEXTE “http://www.urd.org” www.urd.org . Ce spécialiste de l’humanitaire co-dirige la Collection Pratiques humanitaires aux éditions Karthala. Il est également Directeur du DESS Gestion de l’humanitaire de l’Université Paris 12 à Créteil.
François qui rentre juste d’Afghanistan (dimanche dernier), va nous parler de la reconstruction du point de vue humanitaire. Son intervention va s’articuler autour « des enjeux traditionnels et des nouvelles stratégies des bailleurs de fond, quelles voies pour la reconstruction ? »
Les enjeux géopolitiques de la reconstruction en Afghanistan.
Les enjeux géopolitiques qui se posent à l’Afghanistan dans le cadre de la reconstruction sont de plusieurs ordres dont notamment la sécurité, les enjeux économiques et les enjeux politiques
Le principal enjeu géopolitique pour la reconstruction qui se pose à l’Afghanistan est que la sécurité soit retrouvée sur l’ensemble du territoire.
Plus de 2 ans après la chute des Talibans, l’ensemble du territoire n’est toujours pas sécurisé : de nombreux affrontements y ont lieu entre diverses forces militaro-politiques qui rivalisent entre elles ou avec le gouvernement, pour affirmer leur autorité sur un territoire. Or de la sécurité dépend la réussite de la reconstruction sur de nombreux plans, notamment politique, économique et social.
A l’heure actuelle, les rivalités de pouvoir dans le Nord et également dans le Sud et le Sud-Est sont encore très fortes.
Dans le Nord, les seigneurs de guerre, les commandants locaux s’affrontent entre eux ou avec le gouvernement central pour maintenir leur autorité dans leur fief. Ils se sont illustrés récemment dans la province de Faryab (partisans de Dostom contre les partisans du gouverneur de Faryab) et autour de Mazâr-e-Charif (partisans du Jamiat-e-islami contre Dostom (Jumbesh)).
Dans le Sud et le Sud-Est, les Américains ne sont jamais parvenus à réduire ou n’ont peut être pas voulu réduire les quelques Talibans, qui provoquent régulièrement de nombreux incidents. Les Talibans lancent de petites attaques contre les acteurs de l’aide, l’armée nationale et même les forces américaines, qui se soldent à chaque fois par des morts dans tous les camps. Ils ont récidivé ces dernières semaines particulièrement à Kandahar et dans d’autres provinces du Sud et de l’Est du pays.
A ces problèmes de rivalités de chefs de guerre ou d’acteurs politiques s’ajoutent depuis l’année dernière, la réapparition de vols, de banditisme, de rackets et de viols. Certains actes sont le fait d’exaction de commandants locaux ou de leurs hommes, d’autres sont liés au crime organisé autour de la drogue.
A la décharge des autorités afghanes et des Américains, nous sommes sur un territoire de haut relief donc difficile à maîtriser. Par ailleurs, les forces armées sont insuffisantes : 11 000 hommes composent la force militaire américaine et 5 600 hommes composent l’ISAF, la force internationale qui n’avait, au départ, que le mandat de protéger Kaboul. Celui-ci a récemment été élargi ; l’OTAN s’y est engagé : elle devrait créer 5 PRT (Provincial Reconstruction Team) c’est-à-dire des équipes de reconstruction civilo-militaires provinciales supplémentaires d’ici à l’été 2004. Les forces de police et de l’armée afghane sont en reconstruction. Selon l’ambassadeur des Etats-Unis, M. Khalilzad, seulement 10 000 militaires et 15 000 policiers seront formés d’ici juin. Dans l’armée afghane, on note déjà une forte propension à la désertion.
Par ailleurs, la situation est complexe, le gouvernement central n’a pas les moyens de se débarrasser des Seigneurs de guerre, qui soutiennent le gouvernement et maintiennent l’ordre dans les provinces. Un effort est mené pour désarmer les commandants des factions armées dans le cadre d’un programme de Désarmement et de Réintégration mené par les Nations Unies. Les résultats, pour l’instant, ne sont pas probants. Les Nations Unies ont pour objectif de collecter avant les élections, 100% des armes lourdes et de démobiliser 40% des milices. Ils n’y parviendront probablement pas.
La reconstruction ne pourra se faire pleinement que si l’ensemble du territoire est sécurisé. C’est pour cette raison que les autorités afghanes, les Nations Unies et même la population ne cessent de réclamer un plus large élargissement du territoire d’intervention de la force internationale et l’augmentation du nombre d’hommes au sein de l’ISAF. Les Américains et l’OTAN sont en pourparler pour déployer de 5 000 à 10 000 hommes supplémentaires en dehors de Kaboul pendant les élections.
Le second enjeu pour la reconstruction est économique. En 2003, le gouvernement est devenu récipiendaire d’aides en direct. Les Nations Unies ont poussé pour que l’argent arrive directement au gouvernement. La relance de l’économie dépendra, sans doute, de la consistance de l’aide et de la qualité des financements.
L’un des principaux problèmes qui se pose au niveau économique à l’heure actuelle est l’émergence d’un narco Etat. 50% du PIB (PIB=2,3 milliards de $) sont constitués par l’argent de la drogue. L’Afghanistan a produit 3600 tonnes d’opium en 2003 qui représentent 77% de la production mondiale ; on estime que ce pays va doubler sa production cette année. Elle s’étend sur l’ensemble du pays. Il y a de plus en plus de paysans impliqués et surtout du personnel politique ou des agents de l’Etat, police, gouverneurs. Les programmes de substitution n’ont rien donné.
Le gouvernement a mis en place un plan de stratégie de lutte contre la drogue épaulé par les Anglais. Il se lance dans l’éradication. Début janvier, un laboratoire a été détruit dans le Badakhshan. Les Etats-Unis qui avaient laissé faire (car la drogue afghane touche surtout les Européens) changent d’attitude, probablement pour fragiliser les seigneurs de guerre. Ils vont fournir un soutien logistique dans cette lutte. Pour tout complément d’information, il est conseillé de lire l’intéressant article de Pierre-Arnaud Chouvy sur cette question paru en avril 2004 dans le numéro 112 d’Hérodote « Géopolitique de la drogue ».
Le troisième enjeu pour la reconstruction est politique : il s’agit de réussir la dernière étape du processus de Bonn avec la mise en place d’institutions politiques démocratiques pour réussir les élections législatives et présidentielles de septembre 2004. Ces élections vont permettre de mettre en place une assemblée élue au suffrage universel dont sera issu un gouvernement qui remplacera le gouvernement provisoire actuel. Par ailleurs, l’Afghanistan sera doté d’un chef d’Etat élu au suffrage universel par le peuple afghan donc démocratiquement. Mais ces élections posent de nombreux problèmes ?
Premier problème, l’organisation des élections est très en retard : les électeurs ne sont pas tous enregistrés (sur les 10 millions d’électeurs probables les Nations Unies n’ont enregistré en plus de 2 ans que légèrement plus de 1,5 millions d’électeurs). L’organisation des élections a été ralentie par l’insécurité qui a prévalu cet hiver, notamment dans le Sud. A cela se sont ajoutés des problèmes de financement. Les Nations Unies n’avaient pas reçu les fonds promis. Depuis, le processus d’enregistrement des électeurs a repris. Les fonds promis commencent à arriver : en mars, les Nations Unies avaient déjà reçu 78% des 98 millions de $ pour procéder à l’enregistrement des électeurs.
Toutefois, il leur faut rattraper le retard dans l’enregistrement des électeurs sur l’ensemble du territoire, pour pouvoir assurer une participation représentative de la composition démographique de la population. Le processus d’enregistrement des électeurs dans de bonnes conditions nécessiterait probablement au minimum un an. Or les élections vont avoir lieu en septembre. Pour l’instant, faute de moyen et de temps, aucune vérification de l’identité des citoyens n’est envisagée et surtout effectuée.
Par ailleurs, le découpage administratif et électoral n’a pas été actualisé. Il date d’avant guerre. Or, avec la guerre, on a eu des déplacements de population. Les districts peuvent ne plus être représentatifs de la réalité humaine ; ils ne l’étaient déjà pas avant guerre. De plus, des districts se sont créés depuis.
Autre problème : la dernière Loya Jirga sur la Constitution nous a montré qu’il n’y avait pas de partis politiques et que les clivages ethniques étaient réapparus. Il n’y a pas de projet politique qui transcende les clivages. On a toujours des mouvements politico-militaires. Or ils sont interdits par la Constitution. Quelques tentatives de constituer des partis émergent depuis, mais elles sont toujours issues de mouvements politico-militaires.
A ces considérations techniques s’ajoutent des problèmes politiques. Il ne fait aucun doute que les Américains veulent maintenir le Président Karzai à la tête de l’Etat afghan. Mais un problème de taille se pose. Karzai, pour être élu et pour être représentatif doit avoir une assise électorale parmi les Pashtouns. Or, il n’en a pas, mis à part à Kandahar parce qu’il est un enfant du pays.
Par ailleurs, le gouvernement actuel a une forte composante de Panshiris, qui au nom de leur appui dans la victoire contre les talibans veulent être au pouvoir. Comment faire d’un gouvernement fortement Panshiri un gouvernement plus représentatif où les Pashtouns se sentiraient moins marginalisés ? Les Américains l’ont compris. Ils essayent de corriger la tendance en investissant dans la reconstruction de la zone pashtoune (ex : la route Kandahar Kaboul). Karzai pour trouver une assise électorale au sein des Pashtouns négocie avec les hommes du Hezb d’Hekmatyar, pour gagner les provinces du Laghman, de la Kunar et du Nouristan.
Comment contenter toutes les autres forces politiques à savoir les seigneurs de guerre, les Panshiris et les Talibans ? La menace n’est pas réelle au niveau des Talibans, elle est plutôt au niveau des seigneurs de guerre ; s’ils ont le sentiment d’être écartés, ils peuvent contre-attaquer.
Par ailleurs, les Talibans n’ont une réelle assise que dans les zones où ils sont. Les gens les préfèrent à défaut d’autre chose parce qu’ils ne se sentent pas représentés par Karzai. La stratégie actuelle consiste à essayer de récupérer les modérés pour les rallier à Karzai (stratégie déjà utilisée au cours de la dernière Loya Jirga). Comme Karzai doit se confectionner une assise populaire, il joue la carte ethnique et essaye de l’avoir dans le clan pashtoun. Les quelques incidents talibans au Sud font peut être partie d’une stratégie américaine pour montrer que l’on ne peut pas faire sans les Pashtouns. Par ailleurs, cette insécurité empêche les Nations Unies de mettre en place un processus électoral transparent. Ce qui arrange les Américains pour organiser des élections rapides et mettre au pouvoir les Pashtouns.
Quant au clan des Panshiris, il est en déliquescence parce qu’ils n’ont plus de chef. Le Commandant Massoud aurait pu les rassembler mais aujourd’hui aucun de ses bras droits (Fahim, l’actuel ministre de la Défense, le Dr Abdullah, ministre des Affaires Etrangères, et enfin Qanouni) ne peut tenir ce rôle. Ils n’ont plus de légitimité populaire même dans leur fief (dans le Panchir, dans le Shamali, au nord de Kaboul (khair khana). Dans le Nord, les Tadjiks sont leurs alliés, mais ils ont encore plus de mal à avoir leur soutien. Les Panchiris sont pour une grande partie d’entre eux trop corrompus. Tous n’ont, il est vrai, que pour seul objectif de se maintenir au gouvernement. Ils se sont ralliés à Karzai. Ils sont par ailleurs divisés entre eux. L’ingénieur Mohamad Arif Sawari (un Panshiri de l’Alliance du Nord) a été remplacé par un autre Panshiri, Amroullah Salehi (il dirigeait les services de sécurité du gouvernement afghan) à la tête du NDS, les services de renseignement afghans. Officiellement, c’est à cause des attentats en janvier contre l’ISAF. Officieusement, c’est parce qu’il est plus proche des Américains ou cette nomination serait-elle encore une technique pour diviser le clan panshiri puisque la stratégie semble être de diviser les adversaires pour les rallier à Karzai ?
Il est clair que Karzai va gagner les élections et son clan également. Les Américains appuyés par Khalilzad, l’ambassadeur des Etats-Unis, vont faire en sorte que la réussite afghane appuie l’élection de Bush en novembre 2004. L’enjeu principal sera de voir si les vainqueurs des élections auront l’intelligence de faire des compromis avec le Nord et leur laisser leur place. Sinon, le Nord risque de se soulever. Les Seigneurs de guerre ont gardé leurs armes lourdes en grande partie pour pouvoir réagir en cas de coup dur.
La reconstruction en Afghanistan : optimisme ou pessimisme ?
Valérie Rohart nous apporte son point de vue de journaliste, qui n’est pas celui d’un chercheur exhaustif. L’Afghanistan est un pays que l’on peut percevoir soit du côté du verre à moitié vide ou à moitié plein. Certes, l’éradication de la drogue n’a pas progressé, certes le processus de désarmement est en retard ce qui laisse peser une menace lourde sur l’avenir du pays. Ce sont là les deux thèmes les plus développés dans les médias. Ce ne sont que des points de vue négatifs, mais après 2 ans et demi de processus de paix, il y a aussi des choses qui fonctionnent. En effet, si il y avait la même situation en Irak, les Américains seraient contents !
Il faut garder à l’esprit deux choses qui permettent de percevoir que les choses avancent en Afghanistan. Le premier élément est la manière dont les négociations de Bonn ont été menées. Les différents acteurs politiques afghans ont été enfermés à Bonn jusqu’à ce qu’ils trouvent un accord. Personne n’y croyait et pourtant non seulement ils se sont mis d’accord, mais en plus le processus annoncé fonctionne. Les étapes et les dates sont dans l’ensemble respectées, or le processus de Bonn était très ambitieux. Le deuxième élément à garder à l’esprit est de s’imaginer que c’est un pays qui a été en guerre pendant 25 ans : de 1979 à 2002, avec un décalage technologique important avec le reste du monde. Tout est à reconstruire.
Les points positifs existent. Tout d’abord au niveau de l’éducation. Depuis deux ans, le pays a atteint son plus haut niveau d’instruction en passant de 1 million à 4,2 millions d’élèves, même si l’éducation est de mauvaise qualité, si les filles et les campagnes sont défavorisées, au moins elle a le mérite d’exister. Ensuite, il n’y a plus de famines en Afghanistan notamment grâce à la réapparition des pluies, après 4 années de sécheresse.
Toutefois, il reste des points noirs. Le plus important est celui de la culture du pavot. Sur les 32 provinces, 28 le cultivent. Cette culture représente la plus grande superficie des terres cultivées et rapporte 20 fois plus que le blé, d’autant plus que la valeur de celui-ci a fortement baissé avec l’aide internationale. Le blé arrive en abondance pour faire face aux famines si bien que son prix a chuté. Des cultures de substitution comme cultures alternatives au pavot à haute valeur ajoutée ont été tentées, comme la réintroduction du safran dans la région de Kandahar. Mais le système féodal de la paysannerie ne laisse pas le choix des cultures aux paysans qui obéissent aux chefs locaux. Pourtant, il faut rappeler qu’en 1966, le pavot ne représentait que 5% des cultures. Cette culture est sans aucun doute à mettre en relation avec la guerre. Pour alimenter la guerre en armes, dans le cadre des rivalités internes, il faut trouver de l’argent, ce que permet le pavot. La culture du pavot ne serait alors que conjoncturelle, d’autant plus que l’Afghanistan présente de belles terres à blé sur lœss. L’arrêt de cette culture se fera quand les réseaux du trafic seront taris. Il suffit de le vouloir, or les pays voisins n’ont rien à gagner de l’arrêt de ce trafic.
Le deuxième point noir réside dans la survivance des seigneurs de guerre qui font la pluie et le beau temps. A Herat par exemple, on a l’impression d’être dans un Etat dans l’Etat avec l’omnipotence du seigneur local Ismaël Khan. Mais en même temps il permet le maintien de l’ordre dans la zone. Si il disparaissait les rivalités de pouvoir referaient aussitôt surface. Karzaï a un avantage : il est Pachtoune, il a été avec l’Alliance du Nord, avec les Talibans. C’est un homme qui fédère car il connaît tout le monde. Si il n’a pas créé de parti politique présidentiel, c’est en partie pour s’attacher directement les gens et les factions. Il développe une politique de liens directs nécessaires dans la mentalité afghane mais qui est fragile car si Karzaï disparaît cela créera un grand vide politique.
La reconstruction est en cours : Kaboul a changé de visage, elle est devenue un immense chantier, certes grâce à l’argent de la drogue. Des Afghans de la diaspora rentrent au pays et investissent afin de développer un semblant de vie normale avec rattrapage du retard technologique par l’introduction de l’électroménager par exemple.
Mais deux points demeurent incertains quant à l’avenir du pays : la possible élimination de Karzaï et le départ de la communauté internationale. Or l’arrêt de l’envoi d’argent stopperait la reconstruction. Il faudrait 4 milliards de $ par an pendant 7 ans pour l’achèvement de la reconstruction. Ce montant est atteint pour 2004 mais les prévisions pour les années suivantes sont très en-deça des 4 milliards nécessaires : 2,4 milliards en 2005 et 1,4 en 2006. Mais là encore cette contrainte peut aussi être vue de façon positive : cela oblige l’Afghanistan à rendre des comptes chaque année à la communauté internationale et notamment sur l’aspect corruption qui là aussi se développe à vitesse grand V.
Quelles voies pour la reconstruction en Afghanistan ?
L’Afghanistan présente une grande complexité des groupes ethniques souvent subdivisés en sous groupes. C’est également un pays de contrastes naturels tant au niveau topographique que climatique, contrastes que l’on retrouve dans la violence des rapports sociaux et la douceur des rapports humains. L’avenir de ce pays, selon François Grunewald, est suspendu à l’imbrication de trois éléments de la reconstruction : la renaissance d’une société civile, la fondation d’un Etat doté de services et la création d’une économie et d’infrastructures à la mesure du pays.
La société civile afghane se redécouvre peu à peu avec une contrainte de fond : comment vont se mettre en place les rééquilibrages territoriaux ? La société afghane se compose de trois types de population : ceux qui sont restés pendant la guerre, qu’ils soient pro-soviétiques ou résistants, ceux qui sont dans des camps de réfugiés (4 millions au Pakistan, 3 millions en Iran), ceux de la diaspora qui reviennent avec de l’argent, des diplômes et qui veulent du pouvoir. Mais un lien existe entre eux : le travail avec les ONG, tant et si bien que les ONG afghanes se multiplient au point de devoir tenter de créer une loi associative pour les canaliser. Mais l’émergence de cette société civile rénovée se heurte au difficile affranchissement des cadres traditionnels ethnico religieux et de l’émergence de l’économie illégale.
Le modèle d’Etat central et démocratique est récent et importé. En effet, sous les Soviétiques ou les Talibans, aucune infrastructure étatique n’a été développée. Tout est à faire, or les compétences et les capacités d’absorption sont encore limitées. Aussi, l’arrivée d’argent est à la fois massive et soumise à des exigences de décaissement rapide. Ceci entraînerait d’énormes difficultés pour n’importe quel Etat. Alors, en Afghanistan, ces difficultés sont exacerbées, ce qui entraîne au mieux sous-emploi de l’argent de l’aide, au pire gabegie et détournement… La responsabilité de cette situation est largement du côté des bailleurs de fonds. Il n’y a pas de vrai débat démocratique car les institutions ne sont pas encore en place. L’Afghanistan peut cependant compter sur des médias,-près de 250 journaux existent à Kaboul précise Valérie Rohart ainsi que quelques radios-, et sur une forte tradition de discussion et d’expression liées à une culture orale. Les formes de démocratie peuvent être différentes de celles des pays occidentaux.
L’économie agraire a fait montre d’une extraordinaire résilience (capacité de résister aux chocs) ce qui explique que le niveau de malnutrition soit si faible. La base de cette forte résilience et de la capacité de s’adapter et de survivre en se transformant, repose sur la grande diversité des systèmes d’exploitation agricole, la grande mobilité d’une population aux racines nomades fortement ancrées, à une forte adaptabilité aux aléas, ainsi qu’à l’ingéniosité des systèmes d’irrigation (notamment les fameux karhèzes, réseaux souterrains pouvant atteindre 40 km de long avec un puit tous les 30 m pour l’entretien) qui conduit à une agriculture jardinée proche de “l’orfèvrerie agricole”. Actuellement, une économie urbaine émerge, car au cours de l’occupation soviétique, l’exode rural avait été bloqué, mais depuis 2001 il fonctionne à plein.
Dans ces réalités très différentes, l’aide internationale a du mal à se positionner. Les tentatives de calquer des modèles de développement utilisés ailleurs par la Banque mondiale ou le FMI, comme la privatisation des services de santé, sont confrontés à la dure réalité et s’avèrent parfois inopérants ici. Les derniers programmes mettent en avant la création de nouveaux pouvoirs décentralisés avec comité de pilotage locaux, mais tout est élaboré dans l’urgence et sans tenir compte des réalités : ce qui compte c’est la visibilité des actions en vue des élections présidentielles afghanes de septembre 2004, elles-mêmes n’étant qu’un épisode avant les élections américaines de novembre…
Les Afghans ont survécu à tout et ils survivront sans doute à la communauté internationale, mais celle-ci amène des biais dramatiques. Trois questions demeurent en suspend : comment éviter que trop d’argent devant être déboursé très vite n’aille à l’encontre du sens réel donné aux actions ? Comment va se fixer le balancier entre pouvoir national, régional et local ? Comment trouver des alternatives à la culture du pavot qui permet une recapitalisation rapide (un an de culture du pavot rapporte autant que 4 années de culture du blé, or les débouchés du pavot sont assurés, c’est une production non seulement à haute valeur ajoutée mais aussi à haute valeur pondérale, c’est-à-dire qu’une petite quantité rapporte beaucoup, que le pavot se stocke et se transporte facilement), sachant que la répression n’est pas probante dans ses résultats ?
Compléments :
la chaîne de radio RFI sur 89 FM et sur le web
sur les femmes afghanes : le livre de Valérie Rohart et Rolande Causse : “Destins de femmes” paru aux éditions Syros dans la Collection « J’accuse » et “Le libraire de Kaboul” d’Asne Seierstad chez Jean Claude Lattès
sur la drogue : voir la revue Hérodote, numéro 112, 1er trimestre 2004, “Géopolitique de la drogue”.
Alexandra MONOT, agrégée de géographie
En collaboration avec la revue Hérodote et les café-geo de Paris
Au Café des Phares ; 7, place de la Bastille ; 75004 Paris ; Métro : Bastille