“Limites de l’Europe et frontières de l’Union : état du débat”
Avec
Michel FOUCHER, Professeur émérite de Géographie, géographe et ancien ambassadeur
En collaboration avec la revue Hérodote et les café-geo de Paris
Compte-rendu
A lire :
L’Union politique européenne : un territoire, des frontières, des horizons, in ESPRIT, nov. 2006
L’Union européenne un demi-siècle plus tard : état des lieux et scénarios de relance, Etude n°37 de la Fondation Robert Schuman, nov. 2006
L’état de l’Union Rapport Schuman 2007 sur l’Europe, co-direction avec Thierry Chopin, Editions Lignes de Repères, mars 2007
Delphine Iost ouvre un café géopolitique consacré à la question des limites de l’Union européenne. Alors que la perspective de futures adhésions – en particulier celle de la Turquie – divise les Européens, il paraît nécessaire de faire un état du débat sur les limites de l’Europe et les frontières de l’Union européenne. Mais comment aborder le concept de frontière sans une intervention de Michel Foucher ? C’est pourquoi nous l’avons invité afin qu’il revienne sur le concept aussi bien géographique que géopolitique de frontière.
Une question se pose : doit-on parler de frontières « naturelles » comme l’affirmait le Général De Gaulle en désignant une Europe qui s’étendrait de « l’Atlantique à l’Oural » ou doit-on au contraire parler de frontières religieuses, culturelles ou encore de frontières politiques ? Par ailleurs, lorsque l’on s’interroge à propos des frontières de l’Union européenne, il paraît indispensable de se demander également quel en est le projet c’est-à-dire le contenu : doit-il être économique, politique, culturel ? Les pays de l’Union ne semblent pas vouloir clore ce chapitre. Où en sommes nous dans le contexte de la célébration, le 25 mars 2007, des 50 ans des Traités de Rome ?
M. Foucher rappelle que dans l’Union européenne, en fêtant le cinquantième anniversaire des Traité de Rome, il sera relativement facile de décrire l’Histoire de la construction européenne à l’aide de repères chronologiques fixes qui apparaissent, de fait, comme non polémiques. Il sera plus malaisé, remarque de géographe, de définir un espace européen non consolidé. Certes, il s’agit d’une question de représentations mais nous vivons dans un monde de représentations. Des lors, il est difficile d’avoir une représentation claire de l’Union européenne sans une idée claire de ses limites. Question de bon sens, question d’appartenance également si l’Union n’a comme vocation qu’à s’élargir.
Cette sorte d’incertitude sur le territoire est sensible en France, pays où les citoyens ont une vision claire, hexagonale, de leur pays. Les principales frontières françaises sont des limites adossées à des supports hydrographiques et topographiques (seule la frontière belge au Nord a réellement posé problème dans le passé). Pour un Français attaché à une vision politique du territoire, ignorer les délimitations finales de l’Union européenne peut troubler, surtout si le projet se décline en un Hexagone élargi.
M.Foucher constate une certaine paresse intellectuelle consistant, pour faire court, à confondre Europe et Union politique européenne, celle-ci étant une association politique volontaire d’Etats souverains démocratiques eux-mêmes bordés par des frontières. Il est donc légitime qu’une entité politique s’interroge sur ses limites. Nos responsables politiques s’accordent sur le fait qu’il faudra bien un jour s’interroger sur les limites de l’Europe, mais clôturent rapidement le débat en affirmant que cela est prématuré.
En fait, cette question crée des désaccords entre Européens, qui ne partagent pas la même vision du projet. En raison de l’aspect redoutable et compliqué de l’interrogation au sujet des tracés et des frontières, on préfère s’en remettre à d’autres instances, tout comme autrefois on s’en remettait à Dieu. Qui reste présent dans les argumentaires : recherche de l’unité, cas de la Turquie. L’idée de l’unification européenne consiste à rassembler les deux « poumons de l’Europe », catholique/protestant d’un côté, orthodoxe de l’autre : ce fut la géopolitique menée par Jean Paul II, poursuivie par Benoît XVI en direction du Patriarcat de Constantinople et de Moscou, où il veut se rendre, attendant une invitation de V.Poutine. Autre instance, la Nature, le Bosphore ou l’Oural. La représentation de cette limite persiste depuis Paul Vidal de la Blache même si c’est une chaîne de montagnes se dressant au milieu d’un Etat. Ligne de départ de la conquête russe, l’Oural s’inscrit comme point initial du mouvement de colonisation de la Sibérie. Les Mathématiques peuvent également s’inviter dans le débat à l’aide de méridiens, parallèles et autres arcs de cercle. Aujourd’hui, c’est la question des coûts qui se trouve être au centre des préoccupations : coût des prochaines adhésions, à critères constants ? Dans l’Espace Schengen, équiper la seule frontière croate est plus coûteux que de s’en dispenser en intégrant tout le monde.
Enfin, toute analyse sérieuse des tracés frontaliers consiste à repérer les intentions qui furent présentes dans les décisions des Princes, des stratèges et des chefs d’Etat. Il en va de même aujourd’hui.
Actuellement, l’Union se trouve face à des logiques nouvelles : entre 1957 et la fin des années 80, la question des limites de l’Europe ne se posait pas en tant que telle, excepté en Allemagne sous l’angle de la réunification ; puis, un phénomène de chaînage s’est produit, pour de bonnes raisons, conduisant à l’extension actuelle. Du côté de Bruxelles, ce que l’Europe a de mieux à exporter, c’est elle-même. Et elle est attractive. La perspective d’une adhésion à l’UE est un outil de stabilisation de nos marges. Six des Etats entrés dans l’UE en 2004 n’existaient pas comme Etats en 1991 : l’adhésion a confirmé et consolidé leur souveraineté. On est parvenu à substituer le management européen au management soviétique, par une diffusion des bonnes pratiques par le biais du marché, de la démocratie et du droit. Pour les Etats membres, prévaut la logique de bon voisinage, sur le modèle franco-allemand, appliqué ensuite, non sans mal, à la Pologne mais aussi entre Hongrois et Roumains, tandis que Varsovie et Vilnius font du lobbying pour l’Ukraine et la Roumanie, à peine intégrée, pour la Moldavie… Le retournement le plus important a certainement eu lieu avant le Conseil européen d’Helsinki de décembre 1999, lorsque les Grecs ont décidé de changer d’échelle, c’est-à-dire d’européaniser leurs contentieux avec la Turquie. Il s’agit d’un phénomène de chaînage selon une logique de diffusion de l’innovation depuis Bruxelles et selon des logiques territoriales ; tout cela concourt à créer une Europe qui s’étend de manière continue, « au fil de l’eau ».
Le concept d’ « élargissement » a été repris après 1989, en provenance des Etats-Unis, comme versant civil et financier de l’extension territoriale de l’OTAN. La pression américaine est vécue comme une motivation supplémentaire à l’élargissement. Il est beaucoup plus facile d’entrer dans l’OTAN (la réforme de l’appareil militaire vient ensuite), que dans l’UE, où la réforme des structures se fait avant.
Y-a-t-il une géographie des perceptions de l’idée d’élargissement ? De manière générale, les pays qui viennent d’entrer sont favorables à un élargissement, tout comme les pays du Sud pour qui l’entrée dans l’UE a coïncidé avec la sortie de la dictature. Les pays du Nord ont une approche davantage morale et économique. L’Allemagne, la France, les Pays-Bas et l’Autriche émettent de plus grandes réserves à propos de « l’extension » de l’UE, terme qui paraît plus approprié à Michel Foucher.
Ceci fait question, au plan politique, dès lors que l’extension se réalise sans paroles publiques, sans énonciation explicite des enjeux ni communication sur le sens des réalisations européennes. Cela pose donc de sérieux problèmes en termes de perception par les citoyens qui entraînent des conséquences malheureuses : la polémique autour du « plombier polonais » en est un bon exemple.
Michel Foucher analyse trois scénarios à propos du devenir de l’Union européenne et un propose un 4° :
Scénario n°1 : c’est le scénario actuel, « au fil de l’eau », sans pause dans l’élargissement, reposant sur des négociations constantes avec les candidats à l’entrée. La vision américaine de l’UE est une vision civile et financière de l’Europe englobant tout le Conseil de l’Europe (sans la Russie), ce qui risque de créer de réels problèmes concernant la Mer Noire et le Caucase.
Scénario n°2 : la fusion des extrêmes. L’UE en viendrait à se confondre avec l’ensemble du Conseil de l’Europe, Russie comprise.
Scénario n°3 : c’est un scénario de « pause », hypothèse Rasmussen (Premier ministre danois), plus ou moins longue avec comme objectif d’intégrer à terme le plus grand nombre dans une vision économique de libre échange.
Scénario n°4 : c’est celui préconisé par Michel Foucher. Il consiste en une période de pause de 10-15 ans. Des frontières stabilisées, doublées d’horizons d’actions afin de diffuser les bonnes pratiques. Michel Foucher imagine des accords, des pactes en fonction des besoins des uns et des autres sur des sujets divers et variés comme l’énergie, l’environnement… sans regard de Bruxelles. C’est une stratégie d’européanisation sans politique de voisinage qui, dés lors, ne s’appellerait pas Union européenne mais supposerait toutefois une certaine sagesse.
Pour conclure, Michel Foucher rappelle que nous sommes dans des logiques de centre et de périphérie. En effet, le progrès se diffusant toujours à partir du centre, il faudra du temps pour que cette diffusion s’avère efficace. Derrière tout cela se situe la question des limites respectives d’influence de la Russie et des Etats-Unis sur le continent.
DEBAT
Après cette riche intervention, Delphine Iost propose d’entamer le débat sur les éventuelles interrogations de la salle.
Un premier intervenant relève l’existence de la zone euro et de la zone Schengen, et suggère de s’appuyer sur ces zones pour définir des limites à l’UE.
M. Foucher estime que cela relève des fonctions de l’UE et pas seulement de l’étude des tracés qu’il a traitée dans son intervention. Ces fonctions sont liées à la stratification historique des adhésions. Il existe, en effet, des coopérations renforcées de facto : par exemple, c’est un trinôme qui s’attache à étudier les affaires iraniennes. Sur les affaires de police et de terrorisme, six Etats membres sont au centre ; l’Euro est un groupe de 13 pays. Sur les affaires de défense, seuls la France et le Royaume-Uni semblent concernés. Dès lors, nous sommes face à une géographie fonctionnelle et une intégration différenciée. Rappelons que l’Union européenne a démarré à six et que l’Euro a reposé sur le duo Mitterrand/Kohl ; on commence souvent seuls pour mutualiser par la suite. Les initiatives se prennent hors traité, puis d’autres rejoignent le groupe de travail initial en fonction de ce qu’ils peuvent apporter. Le duo franco-allemand est fondamental et, contrairement à ce que l’on entend actuellement, bénéficie d’une forte légitimité historique.
A une question sur le concept d’ « européanisation », participation aux innovations et à la culture du continent telle qu’elle s’est forgée au cours des siècles, Michel Foucher recommande la lecture des textes de Jacques Le Goff.
Sur les origines de l’Europe, euraasiatiques, Michel Foucher rappelle les limites chronologiques de son sujet. Il ne parle pas d’Europe mais bien d’Union européenne dont la construction date de 1957.
Une personne revient néanmoins sur les fondateurs de l’Europe (Monnet/Schuman) et surtout sur les idéologues (Kant/Smith) qui auraient inspiré la construction européenne. Michel Foucher explique que, selon lui, l’Union européenne a commencé avec l’idée de réconciliation entre les deux ennemis français et allemand, servie par le Marché commun. Il peut évidemment y avoir des inspirateurs mais c’est le rôle des acteurs et le caractère concret du contexte qui sont fondamentaux.
Est-il possible de comparer la situation des pays extérieurs à l’UE comme l’Ukraine, la Turquie avec les Balkans occidentaux, et, concernant ces derniers, quel est leur avenir dans l’UE ? Michel Foucher confirme que les situations sont très diverses. Concernant les Balkans, l’Union européenne se trouve face à un réel problème. Il rappelle l’existence des deux protectorats actuels. Or, avant d’être un Etat membre, il s’agit d’être un Etat. Nous ne sommes manifestement pas une dynamique d’entrée en bloc. Cela va prendre du temps : il faut accepter de gérer des situations de semi protectorat mais également de régler des problèmes d’identification nationale très forte (comme en Serbie).
Comment gérer administrativement les divers ensembles évoqués par Michel Foucher dans le quatrième scénario et, surtout, comment l’expliquer aux citoyens ? Michel Foucher constate le manque de courage des dirigeants dans des situations qui peuvent paraître compliquées malgré l’intérêt des citoyens et la forte conscience politique qui a émergé lors du débat sur la Constitution européenne. Une métaphore du train et de la gare revenait régulièrement lors du tour d’Europe que M. Foucher a effectué en 2006 dans le cadre d’une mission officielle visant à dresser un état des lieux et des scénarios de relance. Idée d’un nécessaire arrêt en gare et d’un débat sur la destination. Les principales décisions européennes se prennent finalement dans la discrétion entre chefs d’Etats.
Michel Foucher confie sa nostalgie des conférences de presse du Général De Gaulle qui y « racontait » sa politique étrangère. Il y avait une communication directe sur ces questions. Actuellement, il faut que l’Europe se dote d’une politique étrangère à la hauteur de ses engagements. De facto, la situation est compliquée : si on prenait la peine de l’expliquer aux citoyens, cela pourrait simplifier les enjeux.
Une intervenante demande alors à Michel Foucher des précisions sur l’importance des migrations au sein de l’Union européenne. L’Union européenne est actuellement le premier pôle migratoire du monde : le solde migratoire était d’environ 2 millions en 2004.
Enfin, sur la Turquie, l’argument fréquent en faveur d’une adhésion rapide de la valeur d’exemple d’un modèle laïc-démocratique pouvant inspirer les pays voisins ne résiste pas à l’analyse. Si la Syrie, l’Irak et l’Iran avaient des régimes comparables, cela se saurait. D’autant que les Turcs veulent rejoindre l’UE pour se démarquer de leurs voisins arabo-persans et non pour exporter leur modèle, d’ailleurs mieux défendu par l’appareil militaire que par les partis islamo-conservateurs qui conduisent la négociation avec Bruxelles.
Ainsi s’achève le Café géopolitique du 1er mars consacré au devenir de l’Union européenne. Il ne reste plus à Delphine Iost qu’à clore le débat, remercier Michel Foucher d’avoir clarifié une question qui divise aussi bien les Européens, les Etats que les partis politiques et donner rendez-vous au public le mois prochain pour un café géopolitique consacré à l’arc chiite : mythe ou réalité ?
Flavie Holzinger
Au Café des Phares ; 7, place de la Bastille ; 75004 Paris ; Métro : Bastille