L’Iran, l’impasse?
Lundi 14 décembre 2009?L”Iran, l”impasse?? Fariba Adelkhah, Directrice de recherche à Sciences Po – CERI?Marie Ladier-Fouladi, Chargée de recherche au CNRS, EHESS – CADIS?présenté par Frank Tetart
Compte-rendu
L’Iran, l’impasse ?
La réélection du président sortant, Mahmoud Ahmadinejad, au premier tour des élections présidentielles du 12 juin 2009, avec 63% des suffrages, a provoqué en Iran un mouvement de protestation d’une ampleur sans précédent depuis la Révolution de 1979.
Les Cafés Géopolitiques ont donc souhaité revenir sur cette élection contestée, et s’intéresser de plus près aux dynamiques politiques internes à l’Iran. Comment se structure et s’organise l’opposition ? Et comment le pouvoir en place parvient-il à se maintenir, alors que l’instabilité interne se double en outre de tensions internationales autour de la question du programme nucléaire iranien ? [1]
Pour tenter de saisir les enjeux de cette situation, nous avons reçu deux chercheuses, Marie Ladier-Fouladi (CNRS-EHESS [2]), et Fariba Adelkhah (chercheuse à Sciences Po Paris- CERI).
Ce café géopolitique était organisé en partenariat avec la Revue Moyen-Orient .
Les principaux acteurs de l’élection présidentielle
Afin de resituer le contexte des élections présidentielles de juin 2009, Marie Ladier-Fouladi commence par présenter les deux principaux rivaux du président sortant Mahmoud Ahmadinejad : Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi.
Souvent présentés en Occident comme des leaders opposés au régime, voire des « sauveurs », ces deux hommes sont en réalité tous deux issus du sérail. A travers cette élection, ils ont d’abord cherché à accaparer une partie du pouvoir afin de ne pas le laisser aux mains des seuls fondamentalistes.
Mir Hossein Moussavi (67 ans) a été le premier ministre entre 1980 et 1989, c’est-à-dire pendant la guerre Iran-Irak, qu’il a eu à gérer. Il est profondément attaché au système de la République islamique et à l’héritage de Khomeiny. Marie Ladier rappelle qu’au départ il n’avait pas vocation à se présenter à l’élection présidentielle de 2009, car Mohammad Khatami (ancien président réformateur) avait lui-même déclaré sa candidature début 2009. Mais cette candidature ne recevant pas un très large consensus, Moussavi est progressivement apparu comme le candidat le plus à même de l’emporter : c’est ainsi que les réformateurs -et en premier lieu Khatami lui-même- l’ont finalement poussé à se présenter. Moussavi a également reçu le soutien des modérés, représentés par l’ancien président H. Rafsandjani (encore aujourd’hui la deuxième personnalité la plus influente dans le pays). Et il a également bénéficié de l’appui de la frange, assez large, des fondamentalistes qui ne souhaitaient pas la réélection d’Ahmadinejad. En définitive, Mir Hossein Moussavi est apparu comme le candidat capable de rassembler l’ensemble des factions opposées à Ahmadinejad.
S’étant lancé très tardivement dans la course, Moussavi, a, pour rattraper son retard, beaucoup utilisé les moyens de communications modernes (Twitter, SMS, etc), notamment auprès des Iraniens de la diaspora. C’est une des raisons pour lesquelles cette élection a beaucoup mobilisé en Occident, ce qui est une première. La plupart des Iraniens de la diaspora ont sans doute voté pour Moussavi.
Mehdi Karoubi (70 ans), de son côté, était déjà candidat lors de l’élection présidentielle de 2005. Issu de la faction des réformateurs, il avait été battu au premier tour. Entre 2000 et 2004, il était président du Parlement iranien ; c’est d’ailleurs lui qui, en tant que président du Parlement, et avec le soutien des députés conservateurs, a retiré définitivement des sessions parlementaires le projet de loi en faveur de la liberté de la presse écrite, portée par des députés réformateurs.
L’annonce des résultats
Le soir de l’élection présidentielle de 2009, alors que les bureaux de votes étaient encore ouverts dans les grandes villes, Moussavi a convoqué la presse pour dire qu’il allait bientôt annoncer une très bonne nouvelle. Peu après, le Bureau des élections du ministre de l’Intérieur a proclamé officiellement la réélection d’Ahmadinejad, ce qui a déclenché le mouvement de contestation dit de la « vague verte ». Ce mouvement a ensuite pris de l’ampleur autour de la personne de Moussavi.
En fait, la position de Moussavi et de Karoubi est surtout contestataire. Dans l’ensemble, ces deux leaders sont fidèles au système, leur souhait n’est pas de sortir de la République islamique, mais bel et bien d’évincer Ahmadinejad et de revenir au pouvoir. Après la réélection contestée d’Ahmadinejad, Moussavi et Karoubi ont certes dénoncé les répressions, mais ils ont aussi passé leur temps à expliquer leur fidélité à la constitution iranienne, et à tenter d’encadrer un mouvement contestataire, qui au fond, commençait à leur échapper (notamment le mouvement étudiant, dont une manifestation aurait donné lieu au piétinement de la photo de Khomeiny).
C’est d’ailleurs le pouvoir en place qui, pour les discréditer, a désigné Moussavi et Karoubi comme des agents de l’étranger, hostiles à la République islamique et à la religion. Les deux leaders ont répondu qu’il s’agissait là d’un prétexte de la part du régime. Ils ont simplement demandé la restauration de la Constitution – qui d’ailleurs n’est ni démocratique ni libre. Dans l’ensemble, ces deux candidats n’avaient pas de véritable programme. La ligne radicale, elle au contraire, a un véritable projet. En 2003, cette ligne a gagné les élections municipales. Puis en 2004, c’est cette ligne qui remporte l’élection législative, et en 2005 c’est elle qui permet à Ahmadinejad, alors peu connu, de devenir président.
Le lendemain de la réélection proclamée d’Ahmadinejad, celui-ci déclare qu’au cours de ces trente dernières années, deux événements ont secoué l’Iran : le premier était la Révolution de 1979, et le second sa réélection de 2009, car « 24 millions de personnes » lui auraient apporté leurs suffrages – ce qui est une révolution en soi.
Marie Ladier-Fouladi termine son exposé en analysant la position des occidentaux. Pour l’élection présidentielle de 2009, l’Occident espérait la victoire de quelqu’un d’ « acceptable », un interlocuteur avec qui discuter, notamment sur la question du nucléaire. Mais c’est Ahmadinejad qui a été réélu. Et, pour les fondamentalistes, le nucléaire est justement vu comme le seul moyen de devenir intouchable, vis-à-vis des puissances extérieures, mais aussi à l’intérieur du régime.
L’élection de 2009, à la fois « non-événement » et moment clé
Pour Fariba Adelkhah, l’élection de 2009 peut d’abord être décrite comme un « non-événement ». En effet, tous les candidats étaient issus du sérail : le président sortant, mais aussi ses adversaires. La victoire d’Ahmadinejad en 2005 ne doit pas être vue comme un signe de force politique, mais plutôt comme le résultat de la faiblesse des adversaires du président sortant, et de la faiblesse de la gestion du pouvoir depuis 25 ans.
Pour autant, selon Fariba Adelkhah, Mahmoud Ahmadinejad a raison quand il désigne la Révolution iranienne de 1979, et sa réélection en 1979 comme de deux dates clés. En effet :
La révolution iranienne de 1979 a été une révolution tiers-mondiste, antimonarchiste et anti impérialiste. Elle a montré le succès d’une société iranienne massive, urbaine, face à un pouvoir (celui du Shah) fortement armé, soutenu par l’Occident. A noter toutefois que cette révolution a réussi, car celle a été le fruit d’une coalition (démocrates, communistes, socialistes, sociaux-démocrates, libéraux, sans opinions politiques, etc). Il s’agit donc d’abord d’une révolution, et pas d’une révolution islamiste : le régime est devenu islamiste ensuite.
Mais Ahmadinejad a sans doute aussi raison de parler de 2009 comme d’une révolution, car trente ans après l’année 1979, et vingt ans après la guerre Iran-Irak, le régime est toujours en place. Mieux, l’élection de 2009 a réussi à mobiliser les Iraniens alors même qu’il n’y avait pas de véritable alternative politique.
Concernant l’opposition actuelle, celle-ci est forte. C’est un mouvement massif, présent dans toutes les grandes villes d’Iran, et soutenu même par l’héritier du Shah d’Iran et par les Iraniens de l’étranger. Mais cette force est aussi une faiblesse, car l’opposition est justement plurielle ; elle ne peut donc pas être récupérée par une seule personne, un seul leader.
Deux idées reçues qui empêchent de comprendre l’Iran
Selon Fariba Adelkhah, deux idées reçues souvent répandues empêchent de comprendre le régime :
D’abord l’idée selon laquelle la Révolution de 1979 a été « islamique », et qu’elle est le produit d’un projet décidé comme tel. En fait, la République islamique a vu cohabiter des mouvements politiques de différentes tendances (socialistes, communistes, démocrates, islamistes, etc). Le régime lui-même a d’ailleurs traversé différentes phases : la période de la guerre contre l’Irak, la période d’ajustement structurel sous Rafsandjani, la période de réforme sous Khatami, et une période de durcissement sous Ahmadinejad. De même, la crise actuelle n’est pas une crise contre la république islamique, mais une crise à l’intérieur de la République islamique : une version de la République contre une autre. L’opposition est le produit de tendances éparses (incluant des religieux, des islamistes et des révolutionnaires de la première heure), elle ne cherche pas à mettre fin à la République islamique en soi.
La seconde idée reçue est l’idée selon laquelle la République islamique serait née à partir de rien, en 1979. En fait elle s’inscrit beaucoup plus dans la continuité de la monarchie qu’on ne le croit. Elle a ainsi poursuivi le mouvement de centralisation et d’urbanisation en cours, mais aussi insisté sur l’identité chiite de l’Iran ; or toutes ces questions avaient déjà été promues par Reza Shah, notamment pour différencier l’Iran de ses voisins arabes, afghans et turcs. De même, on oublie souvent que le programme nucléaire a été lancé sous le Shah en 1975, et non à partir de 1979 (la République islamique a même arrêté ce programme, avant de le reprendre à partir de 1985). Les Iraniens dénoncent d’ailleurs le « deux poids deux mesures » des Occidentaux, qui soutenaient le programme nucléaire iranien sous le Shah, et s’y opposent aujourd’hui.
Fariba Adelkhah estime par ailleurs que Mahmoud Ahmadinejad est davantage un « altermondialiste » qu’un « islamiste ». S’il souhaite promouvoir le programme nucléaire iranien, c’est parce que l’Iran, selon lui, aurait moins à gagner qu’à perdre en abandonnant ce programme et en se rapprochant des Etats-Unis.
Deux paradoxes
La chercheuse conclut sur deux paradoxes :
D’abord, le mouvement d’opposition, la vague verte, est en fait un mouvement conservateur dans le sens où les élites qui le représentent ne se renouvèlent pas et restent dans le cadre de la République islamique depuis 30 ans. On pourrait même dire qu’Ahmadinejad incarne davantage un renouvellement de la classe politique que ses adversaires.
Ensuite, l’idée d’autonomie, de liberté individuelle, peut sembler, paradoxalement, plus compatible avec la vision religieuse d’un millénariste comme Ahmadinejad (« j’ai rencontré Dieu, donc je crois ») qu’avec celle d’un réformateur comme Khatami, basée sur l’idée de rationalité (l’homme est intrinsèquement rationnel, donc religieux).
Questions de la salle
La réélection de 2009 ne reflète-elle pas la volonté de préserver des intérêts économiques et financiers, sachant qu’Ahmadinejad a été porté au pouvoir par l’élite militaire et les Pasdaran, au détriment des religieux (qui avaient jusqu’alors un grand pouvoir sur l’économie) ?
Marie Ladier-Fouladi rappelle qu’en effet la situation économique en Iran a complètement changé par rapport à 1979 : à l’époque, le clergé, soutenu par les bazaris, contrôlait l’économie. Depuis, et notamment depuis la fin de la guerre des années 80 contre l’Irak, les anciens gardiens de la révolution islamique(ou Pasdaran) se sont investis dans l’économie, contrôlent les grands secteurs économiques. Pour l’élection de 2009, il est vrai que les pasdarans voulaient la réélection d’Ahmadinejad, car c’est grâce à lui que les grands contrats, notamment dans le secteur pétro-gazier, ont été accordés aux diverses entreprises gérées directement ou indirectement par les Pasadaran. De son côté, Mir Hossein Moussavi a eu sa campagne entièrement financée par Rafsandjani, lui aussi très influent sur le plan économique, mais en opposition aux gardiens de la Révolution. A travers l’opposition Moussavi-Ahmadinejad, il y a donc en effet aussi une opposition entre Rafsandjani et les gardiens de la Révolution (les Pasdârân).
Ne doit-on pas parler d’obscurantisme, de despotisme religieux concernant le régime iranien ?
A cette question, Marie Ladier-Fouladi répond que le concept de « despotisme religieux » est gênant, car le système politique n’est pas conçu de cette manière. Elle rappelle que la révolution de 1978-79 n’était, au départ, ni religieuse, ni islamique : elle l’est devenue ensuite, quand le clergé suffisamment organisé a pu s’émanciper du mouvement révolutionnaire. En outre, selon la Constitution iranienne, la République islamique comprend une double souveraineté : la souveraineté divine, mais aussi la souveraineté populaire – qui a été affirmée pour se démarquer du régime du Shah. Cette souveraineté populaire se traduit notamment par la tenue d’élections en Iran (même si celles-ci ne sont pas toujours libres). Il existe ainsi un espace libre, une société civile, qui s’exprime chaque fois que l’occasion lui en est donnée, notamment sous Khatami. Les manifestations anti-Ahmadinejad de 2009 s’inscrivent dans cette logique ; elles ne sont pas « nées de rien ».
Pour Fariba Adelkhah, la notion de despotisme religieux n’a carrément pas de sens. Il y a souvent des élections en Iran : les élections présidentielles, les législatives, celles du Conseil des experts (qui désignent le Guide de la Révolution), et les élections municipales. Sur beaucoup de questions importantes, les clercs ne sont pas partie prenante, et la décision est prise par une institution appelée « maaslat e mesan » (dont la traduction exacte serait « instance de la raison d’Etat »). De leur côté, les mutamen, hommes de confiance, sont chargés de déterminer si une personne est apte à se présenter à une élection.
Y a-t-il un mouvement anti-clérical qui émerge en Iran ?
Marie Ladier-Fouladi estime que la République islamique, à force de mélanger religion et politique, a, malgré elle, contribué à séculariser la société iranienne. Les Iraniens, surtout les classes moyennes et urbaines, sont dans l’ensemble favorables à la séparation entre religion et politique.
Fariba Adelkhah, de son côté, rappelle que l’islam est ancré depuis 14 siècles, et qu’il ne suffit pas que l’État soit violent pour que se développent des mouvements anti-cléricaux. En outre, elle estime que la République islamique elle-même a créé du pluralisme religieux : elle ne peut empêcher l’existence de mouvements religieux épars, notamment dans les campagnes (où la religion est aussi une occasion de sociabilité). Ce pluralisme religieux est favorable à un pluralisme politique. La première division au sein de la République islamique a d’ailleurs eu lieu en 1985, au sein des clercs, entre d’un coté l’Association des clercs combattants, et de l’autre la Société du Clergé combattant.
Enfin, le Clergé n’est pas uniforme : une partie souhaite se mêler aux affaires politiques, une autre ne le souhaite pas, et une troisième partie du Clergé est apolitique.
Que sait-on de la fraude aux dernières élections ?
Ahmadinejad a revendiqué 24 millions de voix en sa faveur aux élections de 2009, mais il est intéressant de rappeler que son proche conseiller, Machai, a déclaré par la suite qu’en fait seulement 4 millions de personnes avaient voté pour lui, et les 20 millions de voix restantes contre lui. Ahmadinejad n’a pas contesté ces propos, ce qui est une forme de reconnaissance tacite de la fraude. Pour autant, quel que soit le degré de faudre, le vote est un indicateur intéressant. Ainsi en 2005, Ahmadinejad avait été plébiscité dans presque toutes les provinces iraniennes, même dans celles où personne ne le connaissait. Cela démontre surtout que les électeurs ne voulaient pas voter pour son adversaire d’alors, H. Rafsandjani, et souhaitaient un renouvellement. La seule province qui avait majoritairement voté pour H. Rafsandjani en 2005 était le Baloutchistan.
Perspectives
Pour conclure ce débat, Fariba Adelkhah estime que la République islamique n’est pas dans une impasse : au contraire, le mouvement actuel est peut-être l’occasion de son renouvellement. La contestation continue à se faire dans le cadre de la République islamique, et non en dehors de celle-ci.
Marie Ladier-Fouladi, de son côté, est plus pessimiste sur les événements en cours. La répression utilisée par le pouvoir et les arrestations s’accroissent. L’opposition n’a malheureusement pas de vrai programme et ne fait que s’opposer au gouvernement actuel. Karoubi et Moussavi demeurent des leaders dans cette opposition, mais on peut se demander jusqu’à quel point ils continuent à contrôler la protestation qui est en train de les dépasser pour remettre en cause la légitimité même de la République islamique.
Compte-rendu : Mathias Strobel
[1] Sur ce sujet un café géopolitique avait déjà été organisé en juin 2008 (voir « L’Iran et la bombe » – http://ex.irony.fr/geopolitique/article.php3 ?id_article=238)
[2] Marie Ladier-Fouladi vient de publier Iran. Un monde de paradoxes, Nantes, Atalante, coll. Comme un accordéon, 2009, 347 p.
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