L’Ukraine dans la vision russe de la CEI
Après moult atermoiements et manœuvres de tous ordres, l’investiture de Viktor Iouchtchenko au poste de président d’Ukraine s’est tenue le 23 janvier 2005. Outre l’intérêt qu’elles ont joué pour le peuple ukrainien, ces élections présidentielles à « trois tours » auront mis en évidence le rôle crucial que l’Ukraine revêt pour plusieurs acteurs de la scène politique internationale, notamment pour la Russie voisine.
En s’immisçant aussi ouvertement dans la campagne présidentielle ukrainienne, la Russie vient de rappeler à la communauté internationale que certaines zones de son entourage, son « étranger proche », demeurent des sujets sensibles. L’Ukraine est de ceux-là.
Les positions défendues par Vladimir Poutine ont pris au dépourvu une large part de l’opinion occidentale qui a semblé découvrir un président russe encore plus inquiétant qu’elle ne se le représentait déjà. Cette situation inattendue a réanimé un vague spectre de la guerre froide, accompagné de toute une cohorte de sentiments et d’impressions de déjà-vu en relation avec cette époque pourtant révolue.
Jugées responsables de ces tensions, les autorités de Moscou ont fini par adopter une position plus souple qui s’apparente davantage à une dérobade qu’à une véritable approbation de la nouvelle donne ukrainienne. Dans ce cas, pourquoi s’être engagé aussi maladroitement dans des enjeux qui ont lieu dans un Etat voisin, indépendant depuis maintenant plus de treize ans ? Pourquoi s’être à ce point dévoilé et exposé à un camouflet politique et diplomatique ? Pourquoi s’être positionné d’une façon aussi arrêtée aux côtés du candidat du pouvoir, alors que les relations entre le Kremlin et l’Ukraine n’avaient été ni meilleures ni pires avec Viktor Ianoukovitch qu’avec Viktor Iouchtchenko ? Car dans cette crise ukrainienne, le problème ne réside pas tant dans le fait que Vladimir Poutine ait apporté un soutien marqué au Premier ministre sortant, mais bien évidemment dans la précipitation avec laquelle il l’a félicité, à plusieurs reprises, alors qu’il était d’ors et déjà avéré que des fraudes massives avaient eu lieu.
Un droit de regard russe ?
Pour aussi maladroit qu’il puisse paraître, cet empressement répond à une logique qui a été expérimentée à diverses reprises en Russie comme dans d’autres anciennes Républiques soviétiques : depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, Moscou se veut le garant d’une plus grande stabilité politique au sein des membres de la CEI et, pour ce faire, les autorités russes n’hésitent pas à jouer de leur influence. Le Kremlin estime en effet que l’évolution des régimes de ces pays doit se réaliser de manière « contrôlée », c’est-à-dire en planifiant le déroulement des présidentielles afin de limiter tout risque de voir un candidat « non désirable », c’est-à-dire défavorable aux intérêts de Moscou, s’emparer du pouvoir et « porter le désordre aux portes de la Russie ». Il est vrai qu’empêtrée dans le bourbier tchétchène, la Russie n’a guère besoin de déstabilisation à ses frontières. Dans cette logique, Moscou cautionne exclusivement deux moyens de prolongation des régimes politiques en place : le premier se résume à l’organisation d’un référendum ou d’un vote d’un organe représentatif visant à accorder au chef de l’Etat sortant un ou plusieurs mandats supplémentaires. Cette démarche aux apparences démocratiques constitue en réalité un sérieux recul de la démocratie puisque la plupart du temps, son résultat vient contredire une Constitution au contenu pourtant proche des lois fondamentales occidentales et qui limite souvent à deux mandats consécutifs l’exercice du chef de l’Etat. Il va sans dire que jusqu’à présent, de tels scrutins ont toujours été favorables au président sortant, premier bénéficiaire de la mesure. C’est précisément le cas du Turkménistan, où le turkmenbachi, le président Separmourad Nyazov, a obtenu la présidence à vie en décembre 1999, lors d’un vote à l’unanimité du Parlement. L’opération a été réitérée avec le soutien de Moscou, en Biélorussie cette fois, en octobre 2004, à l’occasion d’un référendum dont le résultat, plus de 79% en faveur du « oui », permet désormais au président Alexandre Loukachenko de briguer un nombre illimité de mandats.
Le deuxième moyen, qui reçoit le soutien de Moscou, voit le président sortant nommer son successeur, un Premier ministre, de préférence populaire, dont la tâche est facilitée par un contexte bien spécifique. En mars 2000, Vladimir Poutine a succédé à Boris Eltsine selon ce principe. Le nouveau président russe avait alors été élu sur le bilan de ses actions en Tchétchénie et sur fond d’une vague d’attentats qui a durablement marqué la société russe.
Dans le cas de l’Ukraine, force est de constater que c’est ce deuxième mode opératoire qui a été retenu, le maintien au pouvoir de Leonid Koutchma par voie référendaire n’étant pas sérieusement envisageable au regard de l’impopularité dont souffre le président sortant. Par conséquent, Viktor Ianoukovitch, Premier ministre en exercice, s’inscrit en gardien des intérêts du pouvoir en place, et bénéficie en prime du soutien affirmé de Vladimir Poutine qui jouit d’un fort potentiel affectif en Ukraine, notamment de la part des Russes qui y vivent, mais plus largement, pour ses différentes entreprises audacieuses, au nombre desquelles la lutte contre la corruption. Au lendemain du deuxième tour du 21 novembre 2004, à l’annonce de résultats immédiatement contestés par l’opposition et dénoncés par les observateurs internationaux, le président russe s’empresse de féliciter Viktor Ianoukovitch, espérant certainement prendre de court aussi bien l’Union européenne et les Etats-Unis, que l’opinion publique ukrainienne. Ainsi, après s’être rendu à deux reprises à Kiev pour soutenir Viktor Ianoukovitch au cours de la campagne, Vladimir Poutine s’emploie cette fois à verrouiller les résultats de la présidentielle en usant à nouveau de l’affection que lui accorde une part non négligeable de la population ukrainienne. En persistant à soutenir un mensonge d’Etat tandis que les cas avérés de fraudes et de falsifications se multiplient, le président russe travaille à la consolidation des positions de Viktor Ianoukovitch, mais, du même coup, il sape l’image de la Russie, aussi bien en Ukraine que dans le reste du monde. Ce faisant, Vladimir Poutine ne semble pas avoir bien mesuré le rôle de premier plan joué par l’opposition ukrainienne, rare pays de l’ex-URSS à avoir vu se développer une société civile avec des institutions et une opposition suffisamment structurée et fédérée pour en découdre avec un régime corrompu. Par ailleurs, le Kremlin a sous-estimé la capacité de l’Union européenne à parler d’une seule voix, contrairement à la crise irakienne qui avait vu des partenaires divisés entre un axe Paris – Berlin, d’une part, et Londres, Rome, Madrid et l’essentiel des nouveaux pays membres, d’autre part.
Hésitations russes sur fond de « révolution orange »
Dès lors que l’opposition ukrainienne est persuadée d’être dans ses droits, soutenue en cela par l’Occident, Vladimir Poutine devient plus hésitant : tout en jugeant « inadmissibles » les réserves exprimées par l’Union européenne et l’OSCE, il prend soin de préciser qu’il a félicité Viktor Ianoukovitch sur la base de sondages réalisés à la sortie des urnes et non pas de résultats officiels puisque ceux-ci ne sont pas encore connus. La suite des prises de positions russes s’apparente à une grande confusion : en déplacement à La Haye pour le sommet UE – Russie, Vladimir Poutine envoie un nouveau message de félicitations à Viktor Ianoukovitch, tout en évoquant des « résultats transparents » et en précisant que la Russie n’interviendra pas dans le processus, que Moscou est disposé à « travailler avec le président élu par le peuple, quel qu’il soit ». Les atermoiements du Kremlin ne cessent pas pour autant après cette dernière déclaration : le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, accuse « certains Etats » de tirer l’Ukraine vers l’Occident en traçant de « nouvelles lignes de partage en Europe ». Et tandis que la Biélorussie, l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et la Chine reconnaissent la victoire de Viktor Ianoukovitch, la rumeur persistante sur l’arrivée à Kiev de commandos spetnaz russes s’accompagne désormais de menaces séparatistes de la part des gouverneurs des régions orientales russophones de l’Ukraine. Toutefois, il convient de remarquer que si les régions de Donetsk, Lougansk et Kharkov veulent organiser un référendum qui leur permettrait d’obtenir un statut de république et leur accorderait automatiquement plus de droits et prérogatives, il n’est pas pour autant question de s’unir à la Russie. Cette dernière est néanmoins jugée responsable d’être derrière ces menaces de scissions, principalement par l’opposition ukrainienne, ce que la présence du maire de Moscou, Iouri Loujkov, aux côtés de Viktor Ianoukovitch le 27 novembre ne vient pas démentir.
Dès le 29 novembre, le Kremlin prend ses distances avec le candidat qu’il a soutenu et se prononce « pour que toutes les questions se règlent dans le cadre de la Constitution et de la législation ukrainienne ». Simultanément, l’opposition ukrainienne, par la voix de Ioulia Timochenko, l’une des critiques les plus virulentes à l’égard de Moscou, tend la main à la Russie en affirmant que l’élection de Viktor Iouchtchenko à la tête du pays ne lèserait pas les intérêts de la Russie. Par le biais de Sergueï Lavrov, les autorités russes font savoir qu’elles offrent leurs bons offices pour régler le conflit « sur la base de la Constitution et des lois de l’Ukraine ». Devant ce qui s’apparente de plus en plus à une reculade de la part de la Russie, Leonid Koutchma se précipite à Moscou le 2 décembre d’où il annonce qu’aucune solution n’est envisageable sans la participation de la Russie. A cette occasion, Vladimir Poutine se prononce contre la tenue d’un nouveau deuxième tour. Le lendemain, les députés de la Douma votent une résolution (415 voix pour et 8 contre) dans laquelle ils accusent l’Union européenne, le Parlement européen et l’OSCE de pousser à des actions dangereuses une partie des Ukrainiens, risquant de « provoquer des désordres massifs, le chaos et une partition du pays ».
Il faut attendre le 6 décembre pour qu’à l’occasion d’un déplacement à Ankara, Vladimir Poutine réitère les propos qu’il avait déjà timidement tenus, déclarant que la Russie travaillera avec « n’importe quel leader élu » en Ukraine. Mais, contre toute attente, cette déclaration s’accompagne d’une nouvelle mise en garde de l’Occident que le président russe désigne comme « donneur de leçons au casque colonial ». Il est intéressant de constater que cette représentation est totalement inversée en Europe où l’on considère que la Russie ne peut se résoudre à considérer l’Ukraine comme un Etat indépendant de Moscou. Somme toute, ces accusations, de même que l’ensemble des postures adoptées par les autorités russes tout au long de cette crise politique constituent un aveu indirect d’échec de la politique conduite par le Kremlin, tout spécialement en Ukraine.
Quel avenir pour la CEI ?
En effet, avec le recul du « nouveau second tour » organisé le 26 décembre 2004, il apparaît de façon de plus en plus évidente que dans cette crise ukrainienne, les autorités russes ont finalement travaillé contre leurs propres intérêts. En soutenant coûte que coûte la candidature de Viktor Ianoukovitch, la Russie a considérablement affaibli son projet de longue haleine qu’est l’espace économique commun, zone de libre échange destinée à la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie et au Kazakhstan, dans un premier temps, puis aux autres membres de la CEI, dans une étape ultérieure. A plus long terme, Moscou espère aboutir à une union douanière et monétaire, à la mise en place d’un système de sécurité collectif, de même qu’à une politique étrangère et de défense commune. Dans cette optique, il ne s’agit pas de substituer une structure du type de l’URSS à celle de la CEI, mais bien d’établir des relations d’un type nouveau, où chaque pays conserverait son indépendance, à l’exception éventuelle de la Biélorussie d’après Loukachenko, et où idéalement, la solidarité l’emporterait sur la domination. De fait, aidé en cela par plusieurs chefs d’Etats de la CEI, Vladimir Poutine s’est engagé dans une réorganisation de l’espace postsoviétique, cherchant à donner vie à cette Communauté des Etats Indépendants sur le modèle de l’Union européenne, à la différence fondamentale qu’en Europe, aucun Etat de la taille de la Russie n’a jamais été en position dominante, voire impériale pour certaines régions, pendant plusieurs siècles.
Dans les anciennes Républiques soviétiques, les ambitions de Moscou rencontrent deux types d’accueil diamétralement opposés. Le premier est ouvertement positif et enthousiaste, d’autant plus qu’aucun de ces Etats ne peut actuellement se réjouir de quelque perspective réaliste que ce soit en matière d’intégration européenne ou de soudaine amélioration économique. Or, dans ces pays, la Russie de Vladimir Poutine présente souvent un caractère attirant, surtout depuis l’embellie de son économie en partie dépendante des cours élevés du pétrole. Ainsi, grâce au renforcement de son attraction économique, la Russie offre une alternative qui passe par une phase d’expansion de son capital dans les pays issus de l’Union soviétique, tout en prétendant naturellement au rôle de noyau de la CEI.
Toutefois, ce projet se heurte également à un fort sentiment anti-impérial, voire anti-russe, particulièrement palpable en Ukraine, en Géorgie et en Moldavie, où des proportions variables de la population se sentent davantage attirées par d’autres projets occidentaux, à l’image de la construction européenne. Pour contourner cette animosité, le Kremlin s’est engagé dans un travail long et difficile qui consiste à la formation dans ces pays de groupes d’influence orientés vers Moscou. Il va de soi que plus les communautés russes sont présentes dans le pays visé, plus la tache en est aisée, mais plus le risque de catégorisation par nationalités est élevé.
Toujours est-il que pour la Russie, il s’agit à terme d’atteindre au minimum un consensus avec les élites dirigeantes de ces pays, au mieux, d’obtenir leur loyauté politique dans un système qui exclut d’emblée toute participation à un autre pôle : relations privilégiées avec les Etats-Unis ou l’OTAN pour le Caucase, avec l’OTAN et l’Union européenne pour les anciennes Républiques soviétiques qui en sont dorénavant limitrophes, ou encore avec la Chine et les Etats-Unis pour l’Asie centrale.
Ce refus de la Russie de voir les anciennes Républiques soviétiques s’engager au sein de structures supranationales occidentales ou de collaborer avec des pays tels que les Etats-Unis est à associer avec la notion de « désordre aux portes de la Russie » qui ne relève pas d’une « paranoïa d’Etat », mais de faits concrets.
Depuis le démembrement de l’Union soviétique, la Russie a compris qu’elle ne pouvait pas ou ne souhaitait pas intégrer les structures de l’Occident : de par sa taille, son régime politique, ses modèles économiques, son nombre d’habitants et sa mentalité dont ses autorités se complaisent à entretenir les ambiguïtés. En outre, depuis la disparition de l’URSS, bon nombre de Russes, mais aussi d’anciens ressortissants soviétiques non-Russes, caressent l’espoir de vivre assez longtemps pour voir la Russie ou la CEI redevenir l’interlocuteur d’égal à égal des Etats-Unis, tout en demeurant le partenaire commercial naturel de l’Union européenne. Qu’ils se rassurent : Vladimir Poutine y travaille avec acharnement. Après la parenthèse de la présidence Eltsine au cours de laquelle la Russie a démontré qu’elle demeurait une grande puissance, ne serait-ce que d’ordre régional, capable s’il le faut, de ne compter que sur elle-même, l’heure est venue pour Moscou de réorganiser son espace d’influence historique en composant un grand pôle régional avec les anciennes Républiques de l’URSS. Ce projet a également pour but de ne plus laisser la moindre zone tampon, entre les grands ensembles régionaux, susceptible de servir de base arrière aux Américains.
L’Ukraine est l’élément clé de cette politique en cours de réalisation. Ainsi, l’appui conféré à Viktor Ianoukovitch contre Viktor Iouchtchenko vise principalement ce dernier pour les relations qu’il pourrait avoir, par l’intermédiaire de sa seconde épouse – Américaine – avec d’éminents représentants du parti démocrate des Etats-Unis tels Madeleine Albright, mais surtout Zbigniew Brzezinski, honni en Russie où il est considéré comme le principal instigateur de plusieurs théories visant à l’éclatement de la Russie en quatre entités étatiques distinctes. Si cette dernière hypothèse semble s’éloigner depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, elle ne représente, somme toute, qu’une des multiples facettes de la théorie de Zbigniew Brzezinski pour qui cette Russie mal « désoviétisée » devrait être définitivement séparée de l’Ukraine, refoulée du Caucase et d’Asie centrale dont l’exploitation des hydrocarbures pourrait enfin se faire hors de son contrôle. L’idéologie Brzezinski présente la particularité d’incarner la continuité de la politique étrangère américaine, ni démocrate ni républicaine, qui se traduit par différentes formes d’encerclement de la Russie grâce à la déstabilisation de ses régions frontalières.
Or le sentiment d’encerclement de la Russie est une représentation ancestrale des Russes, omniprésente, qui remonte aux toute premières invasions nomades en provenance des steppes de Sibérie et d’Asie centrale. A cela s’ajoute que, dans l’historiographie russe, l’Ukraine demeure le berceau de la civilisation russe à l’image de ce que le Kosovo représente pour les Serbes, entend-on souvent dire en Russie depuis les bombardements de l’OTAN, essentiellement américains, sur la Yougoslavie en 1999. Et depuis l’administration Clinton, l’Ukraine est devenue une priorité de la politique étrangère américaine : elle est aujourd’hui la troisième bénéficiaire de l’aide américaine dans le monde, davantage subventionnée par Washington que ne l’est l’immense Russie.
De là à envisager que cette politique conduite par les Etats-Unis ne contribue non seulement à faire le jeu de Moscou, mais de surcroît à le justifier, il n’y a qu’un pas que Vladimir Poutine et les « siloviki [1] » du Kremlin ont franchi depuis bien longtemps.
[1] Personnes issues des « structures de force » de l’Etat russe, c’est-à-dire des ministères de l’Intérieur, de la Défense, ou encore des services.