Mixité et vote Front national : géopolitique du bouleversement des comportements électoraux à l’échelle de Tourcoing (France), 1977-2004.
Dans le cadre de ce colloque franco-américain, on peut se demander pourquoi le choix d’une focalisation sur une seule ville et peut-être plus encore pourquoi sur une commune du Nord de la France. Un premier élément de justification découle du fait que la démarche de géopolitique peut conduire à descendre au plus près des habitants pour mieux analyser les rivalités sur des territoires qui peuvent être de très petite dimension : cela semble particulièrement nécessaire pour aborder la question des rapports entre l’évolution des comportements électoraux et les problèmes de ségrégation urbaine. Mais il ne s’agit pas d’en rester à une image instantanée. Si l’on veut essayer d’expliciter les processus et les interactions à l’œuvre dans les bouleversements géopolitiques à l’échelle d’une ville, il faut prendre en compte les évolutions sur une assez longue période.
Localisée juste à la frontière avec la Belgique, au Nord-Est de Lille, Tourcoing n’est pas un ancien village de la périphérie d’une métropole, devenu banlieue ou fausse ville nouvelle. Tourcoing est une vraie ville de 93 000 habitants qui a connu une forte expansion au temps de la croissance de l’industrie textile et elle a même bénéficié d’un certain effort d’urbanisme dès la fin du XIXe siècle. Et pourtant cette ville a plusieurs caractéristiques que l’on retient souvent pour décrire les banlieues populaires de la région parisienne : taux de chômage plus de deux fois supérieur à la moyenne nationale, population d’origine étrangère concentrée dans certains quartiers, existence de “zones sensibles” au regard de la délinquance constatée et comportements électoraux combinant un vote Front national bien supérieur à la moyenne nationale depuis 1984 et une tendance marquée au repli dans l’abstention, plus particulièrement depuis les années 1990.
Que dans cette ville sans tradition d’extrême droite et, qui plus est, au sein d’une région ancrée fortement à gauche, un bastion du FN ait pu s’enraciner, voilà qui constitue une première source d’interrogation sur le plan géopolitique [Giblin, 1988]. On est conduit à envisager de façon complexe la question du rapport entre dynamiques ségrégatives et évolution des comportements politiques et ce, d’autant que Tourcoing a constitué un territoire d’accueil privilégié de plusieurs vagues d’immigration (Flamands, Portugais, Maghrébins) depuis le XIXe siècle.
Un vote des quartiers populaires dans un contexte de mixité “ethnique”
Confronter les cartes infracommunales pour éviter le schématisme des représentations
Une approche strictement statistique à la fois diachronique et géographique à cette échelle infracommunale est souvent aléatoire. Pour ce qui concerne Tourcoing, toute mise en relation des données électorales et des données sociodémographiques doit tenir compte du fait qu’il y a eu plusieurs modifications de la carte électorale (à cinq reprises entre 1977 et 2005) ainsi que trois changements importants des délimitations spatiales de l’INSEE depuis 1975 [1]. Pour mener à bien la confrontation entre les divers critères socio-ethniques cartographiés au niveau des îlots regroupés et le vote “national-populiste” (figure 1), j’ai privilégié la référence à une carte des zones de force et faiblesse du vote FN, tout d’abord pour la période 1989-1997 : cette carte reflète les contrastes du choix des électeurs à l’apogée de l’enracinement de ce parti, en présentant de façon synthétique les scores au-dessus ou au-dessous de la moyenne tourquennoise à tous les types d’élections (municipales, présidentielles, législatives, régionales, européennes) et ce, avant la scission du FN en 1998.
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La première constatation qui ressort des données cartographiées est que le vote Front national est surtout un vote des quartiers populaires à Tourcoing. En se basant sur la carte des ouvriers en 1990 (voir figure n°1), et même si leur part relative dans la population active est en recul depuis 1975, on n’en constate pas moins un net contraste entre les quartiers du Nord et de l’Est [2] où l’on observe plus de 45 % d’ouvriers (au dessus de la moyenne de Tourcoing) et ceux du Centre-ville et du Sud-Ouest (ces zones ayant la plus forte proportion de classes moyennes, au moins 30% [3]).
La comparaison de cette carte avec celles des zones de force et de faiblesse du vote FN permet de dégager quelques traits majeurs. Il apparaît assez nettement que le vote frontiste, à Tourcoing, n’est pas pour l’essentiel un vote de classes moyennes. Il est manifeste que la plupart des zones de faiblesse du FN à Tourcoing correspondent aux quartiers où la part des classes moyennes est supérieure à 30%. Au contraire, c’est dans les quartiers où la proportion d’ouvriers reste encore forte en 1990 (égale ou supérieure à 45 %) que sont localisés la plupart des bastions du vote FN depuis 1986 (Phalempins, La Marlière, Croix Rouge, Virolois). Et quand on constate un score moyen du FN dans un quartier à forte proportion d’ouvriers, c’est que le niveau d’abstention y est particulièrement fort comme c’est le cas dans le quartier de l’Epidème ou dans celui de La Bourgogne.
Si l’on considère les conditions d’habitat, on peut se demander si l’accès à la propriété peut être retenu comme un indice de ségrégation expliquant les contrastes du vote FN : “c’est le quartier riche près du quartier pauvre, c’est la résidence pavillonnaire près du grand ensemble qui votent Le Pen” [4]. Au-delà d’une présentation trop simplifiée sur le plan sociologique, cette piste est intéressante car on peut observer à Tourcoing une certaine corrélation entre la structure spatiale du vote FN et celle des logements en propriété en 1990 (cf. figure 1). Cependant, on notera certaines contradictions puisque les zones de force du FN peuvent également s’étendre dans des îlots où dominent les locataires comme aux Francs ou à proximité immédiate de La Bourgogne ; et inversement les quartiers de la pointe Sud de Tourcoing à forte proportion de propriétaires ne sont pas pour autant des zones de force du lepénisme. Mais il faut avoir en mémoire qu’il n’y pas, à Tourcoing, de grandes cités d’H.L.M. comme en banlieue parisienne ou lyonnaise. Il est donc possible de trouver un mélange des types d’habitat, à faible distance, dans un même quartier. Et, surtout, comme dans la plupart des villes dont la croissance date de la révolution industrielle, l’habitat individuel en propriété n’est pas forcément synonyme de haut niveau de vie et de confort moderne. Il s’agit assez fréquemment, à Tourcoing, de toutes petites “maisons ouvrières” en brique dont certaines ne répondent même pas aux critères minima de confort (W.-C. intérieur, douche, chauffage central). Ainsi, le quartier des Phalempins compte moins de la moitié de logements ayant le confort minimum en 1990 alors qu’il constitue l’une des zones qui concentrent la plus forte proportion de propriétaires et d’habitations individuelles (plus des deux tiers).
L’attachement des ouvriers à la “possession” en matière d’habitat [5] permet de compenser en partie les difficultés des conditions de travail ; ce n’est pas un phénomène récent, ni spécifique aux seules vieilles régions industrielles. Il est probable cependant que le contexte de crise et de précarisation sociale a contribué à renforcer l’aspiration à pouvoir être au moins tranquille chez soi.
Le chômage peut-il à la fois être retenu comme un indice de discrimination “socio-ethnique” et comme un facteur d’explication du vote FN ? Si l’on prend en considération la carte du chômage et celle des ménages d’origine étrangère (cf. figure 1), il est incontestable que les îlots où la part des personnes d’origine étrangère est la plus importante sont presque tous caractérisés par des taux de chômage élevé, très supérieurs à la moyenne tourquennoise : les quartiers du Pont Rompu, de la Bourgogne, du Parc Clémenceau et de l’Epidème sont classés parmi ceux qui ont le plus fort taux de chômage, quelle que soit la tranche d’âge envisagée. Peut-on pour autant en faire un critère déterminant de discrimination socio-spatiale “immigrés”/”Français de souche” ? La comparaison de la carte du taux de chômage en 1990 avec celle des ouvriers montre une assez nette corrélation qui dépasse largement les seuls îlots où la présence étrangère est particulièrement forte [6]. En règle générale, les zones ayant les taux de chômage les moins élevés sont les quartiers où la proportion d’ouvriers est la plus faible et où celle des classes moyennes dépasse 30%. Ce sont également des zones de faiblesse du vote frontiste.
Il peut paraître logique de prendre pour hypothèse que le niveau élevé du chômage pourrait être un des facteurs qui conduit au vote FN, mais l’inadéquation des limites des bureaux de vote et de celles des IRIS ne permet pas d’établir un rapport étroit entre ces deux sortes de données à l’échelle infracommunale. Quoiqu’il en soit, il faut surtout raisonnablement envisager le fait que le chômage incite tout autant l’électeur à s’abstenir comme on peut l’observer dans les bureaux de vote de la Bourgogne et de l’Epidème. De plus, si l’on prend en compte l’évolution du chômage depuis les années 1970, il apparaît que, malgré un très net recul de l’activité textile entre 1975 et 1985, les habitants de Tourcoing n’ont été affectés massivement par la dégradation de l’emploi que plus tard [7]. La percée électorale du FN s’est effectuée à Tourcoing avant que les effets sociaux de la crise (chômage de longue durée et précarité) ne touchent directement et massivement les habitants de la commune. C’est seulement à la fin des années 1980 que le taux de chômage à Tourcoing dépasse la moyenne régionale : il est de 18% en 1990 et atteint 21,5% en 1999.
Un vote de proximité, lié à une perception directe des “immigrés”
Pour localiser le plus précisément les personnes “issues de l’immigration”, on a recours faute de mieux à la carte de la part des ménages dont la personne de référence est d’origine étrangère en 1990 [8]. Cette carte sur la base des données INSEE a été confrontée à la localisation, rue par rue, des abonnés au téléphone ayant un nom ou un prénom d’origine maghrébine. Pour l’essentiel, la répartition spécifique des personnes d’origine maghrébine apparaît très proche de celle de la “présence de personnes d’origine étrangère” ainsi cartographiée [Alidières, 2005, pp. 653-657]. Dans les années 1990, une très forte concentration de population d’origine maghrébine dans la circonscription d’un bureau de vote coïncide pourtant assez souvent avec un niveau seulement moyen du vote FN. C’est dans une zone située juste autour des bureaux précédents que le vote frontiste est particulièrement fort : c’est le cas tout près de la Z.U.P. de La Bourgogne, non loin du Pont Rompu et à proximité du Parc Clémenceau. La population la plus anciennement établie dans ces quartiers a vu s’installer et s’accroître les familles maghrébines à seulement quelques rues de distance, voire de part et d’autre d’une même rue. Il s’agit d’une perception directe qui résulte d’une réelle mixité dans les lieux publics. Il y a visibilité et rapport direct avec ceux que l’électeur frontiste perçoit comme “ennemis”. [9] Au contraire, quand il y a un réel éloignement géographique par rapport aux lieux d’habitation des personnes d’origine maghrébine et que les caractéristiques socioculturelles du quartier sont celles de classes moyennes, voire aisées, le niveau du vote FN est alors inférieur à la moyenne tourquennoise [10]. C’est le cas dans les bureaux du centre-ville et dans ceux situés à l’ouest, aux limites des communes résidentielles de Mouvaux et Bondues.
Malgré l’absence de données statistiques ou d’études publiées, peut-on quand même proposer une vérification empirique de la question de la “mixité ethnique” dans les services publics ? Il s’agit d’essayer d’évaluer la possibilité réelle de rencontre, en un même lieu, de personnes d’origines diverses, et notamment de contacts quotidiens entre la population d’origine maghrébine, de nationalité française ou non, et les autres habitants des quartiers concernés. L’école est l’un de ces lieux de “cohabitation mixte” entre populations d’origines différentes, du moins dans les années 1980, au moment de la percée électorale du FN. Le collège, plus particulièrement, rassemble des jeunes pouvant habiter des quartiers distincts bien que géographiquement assez proches. J’ai choisi le collège de la Marlière pour sa localisation puisqu’il draine les élèves d’îlots aux caractéristiques très différentes quant à la proportion de personnes d’origine étrangère. Par ailleurs il faut se rappeler que ce petit quartier de La Marlière est un des bastions du vote frontiste dès 1984.
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Sans disposer de statistiques exhaustives sur la composition de la population scolaire, j’ai pu cependant avoir accès à un échantillon à valeur représentative [11] : la période couverte va de 1969 à 1987 pour un nombre de cinq à sept classes selon les années (soit de 120 à 180 élèves par an). J’ai pris en compte d’une part, la nationalité d’origine des parents [12] et d’autre part, le lieu d’habitation, ce qui a permis d’établir une cartographie par circonscription de bureau de vote à trois dates différentes (cf. figure 2). La proportion d’élèves d’origine maghrébine était insignifiante jusqu’au milieu des années 1970. A partir de 1984, la proportion augmente de façon importante pour atteindre plus de 40% en 1986-1987 et l’une des classes dépassait même les 60%. Il y a donc bien eu un changement important et assez rapide de la composition de la population scolaire de ce collège. Dans les années 1970, ce sont déjà des jeunes habitant la Z.U.P. qui fournissent des effectifs importants de collégiens ; mais dans les années 1980, une majorité d’entre eux est désormais d’origine maghrébine. Ainsi, même dans le cas où le lieu d’habitation est éloigné de quelques centaines de mètres, les jeunes dont les parents se considèrent comme “des Français de souche” sont bien en situation de contact journalier direct avec les jeunes “issus de l’immigration”. Il ne s’agit ni d’une perception vague de ceux qu’ils appellent les “Arabes”, ni d’une crainte qui serait amplifiée par la distance mais bien d’une cohabitation objective au sein d’un même “lieu de vie” [13].
Sans vouloir minimiser les effets délétères sur le lien social du non-retour au plein emploi, l’argumentation socioéconomique n’apporte pas une explication suffisante aux contrastes de l’implantation électorale du FN et ne rend pas compte des raisons de l’hostilité à l’encontre des “immigrés”. Ce qui est en cause, c’est le passage bien avant 1982 de l’« immigration de travailleurs » à l’installation de familles entières, et tout particulièrement l’arrivée à l’âge de l’adolescence de nombreux “jeunes d’origine étrangère”. Beaucoup plus que la concurrence d’une main d’oeuvre peu qualifiée sur le marché du travail, le sentiment que les habitants “de souche plus ancienne” éprouvent d’être “envahis” vient du caractère de plus en plus visible de cette installation, à proximité immédiate de chez eux (c’est-à-dire à quelques rues de distance, voire dans la même rue), d’autant que ces changements sont contemporains d’une montée très réelle de la “petite” délinquance.
L’enracinement de la délinquance dans les quartiers populaires : un des principaux facteurs de remise en cause de la mixité “ethnique”
L’antériorité de la forte hausse de la délinquance sur la percée du FN
Le graphique “Insécurité et vie politique à Tourcoing” (cf. figure 3) permet de mettre en évidence une très forte montée de la délinquance entre 1976 et 1983 à laquelle la brusque émergence du vote FN en 1984-86 semble répondre comme un écho, alors que, jusque là, la vie politique tourquennoise avait vu alterner des majorités de centre gauche (comme en 1977) et de centre droit (en 1983). D’après le commissaire de Tourcoing, “à l’époque la plus noire, c’est-à-dire 1983, la délinquance globale de Tourcoing représentait 406% de la délinquance de 1972 […]“. En présentant cet état de la délinquance constatée devant le Conseil Communal de Prévention de la Délinquance en 1987, le commissaire met l’accent sur l’évolution de quelques délits qui ont “profondément marqué et choqué l’opinion publique : de 1976 à 1985 le nombre de cambriolages de lieux d’habitation est passé à Tourcoing de 205 à 2056, soit une multiplication par 10, le nombre de vols avec violences est passé de 30 à 398, soit une multiplication par 13, le nombre de vols à la roulotte est passé de 551 à 3223, soit une multiplication par 6.” [14]
[emplacement figure 3]
Les commentaires annuels sur la délinquance du commissariat de Tourcoing que j’ai pu consulter (les plus anciens de ces rapports datant des années 1980) insistent avant tout sur le fait que les nouveaux cambrioleurs ne sélectionnent pas leur cibles : “On assiste à une banalisation de l’infraction dans l’esprit de délinquants pratiquant « l’abattage » : ils recherchent le nombre élevé de cibles pour des espérances de butin aléatoires et modestes. Le trait principal est la recherche du profit quel qu’en soit le montant.” Ce qui ressort des rapports des policiers tourquennois, c’est d’abord le fait que les victimes sont bien souvent les habitants des quartiers les plus populaires de la ville : “en matière de cambriolage, même de modestes habitations occupées par des personnes peu aisées sont des proies possibles [dans des] quartiers denses, populaires, désertés durant les horaires de travail” [15]. On est ainsi très loin du stéréotype hérité de la littérature du XIXe siècle (pourtant repris tel quel par certains sociologues), qui voudrait rassurer en réaffirmant que “les pauvres volent plus aisés qu’eux” [16].
L’évolution du nombre de mineurs inquiétés par les services de police pour faits de délinquance montre également une profonde aggravation avant 1984 : en l’espace de six ou sept ans le nombre de “mineurs mis en cause” passe de 217 à plus de 600 pour la circonscription de Tourcoing. Un petit nombre de délinquants forment un “noyau suractif” qui est ainsi caractérisé dans les commentaires des policiers (en 1985) : “Cette délinquance est le fait d’un nombre restreint d’individus avec un noyau dur, d’une trentaine de délinquants multirécidivistes. Ils agissent en petit groupes inorganisés qui se constituent au hasard des rencontres et dont la composition varie souvent pour chaque expédition. […] et il n’est pas rare de voir des jeunes de 12 à 14 ans commettre des infractions graves telles que cambriolages, vols avec violence, pratique du racket scolaire“. Quant au commissaire de Tourcoing, il est encore plus direct dans ses propos de 1987 : “Essentiellement d’origine maghrébine et plus précisément algérienne, ces équipes de jeunes n’ont pas d’organisation très structurée comme les bandes que nous avons connues il y a une vingtaine d’année un peu partout en France” [17].
L’étude des données d’origine policière à l’échelle de Tourcoing, pour la période allant de la fin des années 1980 jusqu’au début des années 2000, montre la persistance de ces caractéristiques. Ces constatations faites à Tourcoing rejoignent les conclusions des travaux d’enquêtes réalisées sous la direction de Sébastian Roché en région Rhône-Alpes : “Une caractéristique française pourrait être l’asymétrie entre le profil des auteurs et des victimes. Autant on sait qu’aux Etats-Unis la délinquance est intra-ethnique […] autant ce n’est pas le cas dans l’Isère. [Le bilan statistique] montre combien les victimes d’origine française sont sur-représentées, et combien les auteurs d’origine maghrébine sont sur-représentés.” [18]
Délinquance et progression de “petites” ségrégations dans les années 1990
La structure spatiale d’ensemble de la délinquance ne s’est pas radicalement modifiée dans les années 1990. Le secteur de La Bourgogne reste le principal foyer de “petite délinquance”. Si le vote FN a régressé depuis 1986 au cœur géographique du quartier, on a déjà remarqué qu’il est resté très nettement supérieur à la moyenne en bordure immédiate de la Z.U.P. Il faut voir là, à la fois l’effet d’une progression de l’inscription de nouveaux électeurs “issus de l’immigration” et les conséquences du déménagement à courte distance d’électeurs frontistes. Mais il faut également observer que le même secteur de police regroupe les deux types de bureaux de vote où demeurent à la fois les auteurs des délits et une partie de leurs victimes dont certaines (ou leurs proches) continuent à voter fortement pour le FN. De plus, les habitants du quartier voisin de La Marlière subissent eux aussi directement les effets de ce foyer de “petite” délinquance [19]. Il y a donc maintien d’un puissant vote FN sur une des principales “lignes de front” de l’insécurité constatée.
[emplacement figure 4]
Mais les rapports annuels du commissariat font apparaître une nouvelle zone de forte diffusion de la délinquance, correspondant aux quartiers de La Croix Rouge et de L’Egalité. Il s’agit, selon la police, de quartiers placés sur le trajet entre le domicile des délinquants (Z.U.P. de la Bourgogne) et le centre-ville. On peut s’en rendre compte grâce à l’extrait de la partie Nord-Est d’une carte de l’insécurité (cf. figure 4). La délinquance recensée s’y maintient à un niveau assez fort (plus de 700 délits par an en moyenne) [20]. Les scores élevés du FN dans la plupart des bureaux situés le long de ces axes sont bien spatialement étroitement corrélés à l’insécurité constatée. Trop souvent négligé est le rôle de diffusion de l’insécurité résultant de la mobilité même des délinquants. Il s’agit pourtant d’un autre cas de liaison entre la délinquance subie et l’enracinement du vote FN [21].
Mais ces axes d’insécurité ont contribué à accélérer un processus de départ d’une partie des “Français de souche plus ancienne” et d’installation de personnes d’origine étrangère dans les quartiers de la Croix Rouge, du Virolois et de la Potente. Dans la plupart des IRIS correspondant à ces quartiers, on peut observer, en effet, une augmentation sensible entre 1990 et 1999 de la part des ménages dont la personne de référence est étrangère. Du point de vue des plus anciens habitants, cela est très clairement perçu comme “un grignotage rue par rue, maison par maison” de leur quartier de “leur” quartier par les “immigrés”.
Sur le plan politique, le vote FN qui s’était renforcé jusqu’en 1997 le long de ces axes, tend à stagner voire à régresser sensiblement depuis, tout en restant le plus souvent au-dessus de la moyenne. Au contraire, l’abstention y progresse assez fortement (cf. figure 4). On peut voir là une conséquence de la scission du FN en 1998-1999 et de l’hémorragie militante (forte à Tourcoing), nombre de déçus du lepénisme s’étant réfugiés dans l’abstention (notamment pour les élections à enjeu local). Mais c’est probablement aussi l’effet de la part croissante de personnes d’origine étrangère résidant dans ces quartiers. Même quand il s’agit de Franco-maghrébins, leur niveau de participation électorale est souvent plus faible que les plus anciens habitants du quartier. Seul un enjeu important comme le 2e tour de la Présidentielle en juin 2002 (et à un niveau moindre, le 2e tour des Régionales de 2004) peut provoquer un sursaut civique. Ce recul de l’abstention au “tour décisif” peut d’ailleurs correspondre à la fois à la volonté de jeunes adultes issus de l’immigration de faire barrage à Le Pen et à celle de “déçus du Lepénisme” de montrer qu’ils n’ont pas abandonné la “défense des Français d’abord”. Ces bureaux enregistrent des comportements électoraux qui se rapprochent de ceux d’autres quartiers où la “désaffiliation” est marquée depuis les années 1980.
S’il est un type de délits pour lesquels les statistiques d’origine policière sont nettement insuffisantes, c’est l’ensemble de ce que l’on appelle les “violences scolaires”. Jusqu’à une période très récente, les actes de petite délinquance (rackets, vols, violence entre élèves ou contre les professeurs) commis dans les établissement scolaires n’étaient pas répertoriés, puisque le plus souvent ils ne donnaient lieu à aucun dépôt de plainte : il s’agissait de sauvegarder la réputation de l’établissement. [22] Dans le cas de Tourcoing, on ne dispose d’aucune statistique, alors que l’expérience de personnes ayant enseigné dans des collèges au début des années 1980 montre que les incivilités et les violences ne sont pas un phénomène nouveau [23]. Le silence des autorités – administratives ou syndicales – face aux actes de vandalisme les plus spectaculaires, mais aussi face à la montée des multiples formes d’incivilité, ne résulte pas d’une censure médiatique ; il s’agit avant tout d’une attitude très fréquente à l’époque qui s’apparente à la “politique de l’autruche”. Il en est d’ailleurs de même en Seine-Saint-Denis à la fin des années 1970, comme l’a montré Assia Melamed dans sa thèse sur Clichy-sous-Bois [Mélamed, 1998, pp. 159-160 et 504-510]. Mais il faut noter également que certains enseignants victimes se sentaient coupables, ayant intériorisé l’idée que la violence de ces “jeunes” ne ferait qu’exprimer leur “misère” et leur “exclusion” ou qu’il s’agirait d’une “réponse à la violence de l’institution scolaire”.
On peut repérer un indice indirect de ce processus de ségrégation dans l’évolution contrastée des effectifs de l’enseignement public et privé à Tourcoing. Alors que jusqu’aux années 1980 il y avait un certain équilibre dans la répartition des élèves entre l’école publique et l’école privée, la période 1987-1993 marque une rupture : près des deux tiers des jeunes en âge d’aller au collège, sont désormais scolarisés dans l’enseignement privé [24]. Force est de constater qu’il ne s’agit pas d’une “école de classe” réservée aux seuls enfants des familles moyennes ou aisées. A Tourcoing, c’est une partie croissante des ouvriers et des employés qui pratique une “stratégie d’évitement” des risques d’insécurité scolaire en faisant le choix de l’école privée. C’est pourquoi il semble qu’on ne puisse pas dénoncer ce que certains ont appelé récemment “l’apartheid scolaire” [25] si on continue à sous-estimer l’ampleur des incivilités, délits ou “violences” (y compris les violences sexistes ou antisémites) commis dans certains secteurs scolaires.
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En conclusion, il paraît établi que, dans nombre de quartiers populaires comme ceux de Tourcoing, la percée du Front national a été la traduction électorale de difficultés nouvelles de cohabitation exacerbées par une forte progression de la “petite” délinquance à la charnière des années 1970-1980. Loin d’être uniquement une question socioéconomique ou un problème d’urbanisme, l’interaction de l’emprise territoriale croissante des noyaux délinquants et de la faiblesse des réponses (au niveau des gouvernements successifs mais aussi des municipalités, des offices d’H.L.M. ou des établissements scolaires…) a contribué à la perpétuation d’attitudes agressives et délictuelles provenant en plus forte proportion d’une fraction des “jeunes issus de l’immigration”. C’est là un facteur majeur de mise en cause de la mixité dans les quartiers populaires et de renforcement des ségrégations.
Depuis une trentaine d’années, pour combattre les risques d’interprétation raciste des “problèmes de banlieues”, un autre risque a été pris, celui d’occulter le fait que la plupart des enfants de personnes précarisées et de chômeurs ne deviennent pas délinquants. Bien souvent encore, on omet de signaler que les victimes (quelles que soient leurs origines) peuvent, elles aussi, appartenir aux classes défavorisées, être au chômage ou ne disposer que d’une maigre retraite. On peut déplorer que le point de vue des “partisans de la fermeté” d’origine étrangère soit le plus souvent négligé ou dévalorisé dans la plupart des études sociologiques sur la banlieue” [26]. En faisant passer pour une “révolte contre les injustices” les actes délictueux d’une minorité des jeunes des banlieues, on a contribué, au moins indirectement, à encourager cette délinquance.
N’a-t-on pas ainsi pris le risque de fortifier une représentation stigmatisant comme délinquants potentiels tous les “jeunes issus de l’immigration” ? Face aux dérives délinquantes, la culture de “l’excuse sociologique” fortement ancrée dans les représentations à gauche comme dans une grande partie de la mouvance antiraciste ne doit-elle pas être envisagée comme un des facteurs contribuant à la progression des phénomènes ségrégatifs ?
Repères bibliographiques
– Alidières, Bernard, De Tourcoing à la France : géopolitique du vote “national-populiste” (1977-2004), Thèse de doctorat en géographie (géopolitique), Université Paris 8, 8 avril 2005.
– Chichignoud, Christelle, “Insécurité, réalités et représentations : le cas du Nord-Isère”, Hérodote, n°113, 2004, pp. 94-112.
– Dagnaud, Monique et Roché, Sébastian, Mineurs et Justice : Analyse des dossiers judiciaires des auteurs mineurs de délits graves jugés dans l’Isère de 1985 à 2000, Rapport de recherche pour France 5, septembre 2003, site http://www.upmf.grenoble.fr/cerat
– Etchebarne, Serge, “L’urne et le xénophobe. A propos des élections municipales à Roubaix en mars 1983”, Espace Populations Sociétés, 1983, n° 2, pp.133-138.
– Giblin, Béatrice, “Le Front national dans une région de gauche : le Nord-Pas-de-Calais”, Hérodote n°50-51, 3e-4e trimestre 1988, pp.50-65.
– Melamed, Assia, Chronique géopolitique : la mutation d’une commune communiste de la banlieue parisienne, thèse de doctorat en géographie (géopolitique), Université Paris 8, décembre 1998.
– Roché, Sébastian, Le Sentiment d’insécurité, Paris, PUF, 1993.
– Roché, Sébastian, La Délinquances des jeunes, Seuil, 2001.
– Roché, Sébastian, Tolérance zéro ? Incivilités et insécurité, Odile Jacob, 2002.
[] Même en prenant pour base les Ilots Regroupés pour l’Information Statistique qui sont plus proches de la taille des bureaux de vote, la comparaison de la carte électorale et de celle des IRIS ne laisse apparaître pratiquement aucune coïncidence spatiale entre ces deux types de découpage [Alidières, 2005, pp. 626-629]. Cette question de la possibilité d’établir des corrélations spatiales à l’échelle infracommunale est souvent négligée dans les études de cas. Il n’est pas rare, d’ailleurs, que la carte électorale ne soit même pas présentée : ainsi l’étude du “Cas du Frais Vallon” à Marseille voudrait récuser “les constats alarmistes de la presse régionale et nationale assimilant vote d’extrême droite et quartiers populaires“, sans apporter pour autant une démonstration spatialement vérifiable. cf. Le Naour, Gwenola, “Mobilisation électorale et rapport au politique dans les quartiers d’habitat social. Le cas de Frais Vallon”, in Traïni, Christophe, [s.d.],Vote en PACA, Karthala, 2004, pp. 75-95.
[2] La plupart des IRIS des quartiers périphériques du Nord (Orions, Pont Rompu, Phalempins, La Bourgogne) et de l’Est (La Marlière, Croix Rouge, Virolois, l’Epidème). Il faut y ajouter celui de la Blanche Porte à l’Ouest.
[3] Les employés ne sont pas inclus. Les classes moyennes désignent ici le regroupement suivant : Artisans, commerçants et chefs d’entreprise ; Cadres et professions intellectuelles supérieures ; Professions intermédiaires.
[4] Dubet, François, Immigrations qu’en savons-nous ? Documentation française, Notes et études documentaires n°4887, 1989, p.79 (je souligne).
[5] Groux, Guy et Lévy, Catherine, La Possession ouvrière. Du taudis à la propriété (XIXe -XXe), Ed. de l’Atelier, 1993.
[6] Un taux de chômage supérieur à la moyenne tourquennoise s’observe également dans des bureaux où la “présence étrangère” est plus faible (notamment aux Orions et au Virolois). De plus, si l’on prend en compte les chiffres absolus de chômeurs, les écarts entre les deux types d’ilôts ne sont pas toujours tels que l’on puisse valider une représentation selon laquelle le chômage affecterait seulement les familles d’« immigrés » dans les quartiers populaires.
[7] Il ne faut pas perdre de vue qu’une partie de l’effet des licenciements (en 1970-1980) a été atténuée puisque certaines personnes licenciées ne résidaient pas dans la ville (notamment les “filles des mines” et les “frontaliers belges”).
[8] En se basant sur le nombre de personnes composant les ménages dont la personne de référence est étrangère, l’effectif total est de 17 000 personnes d’origine étrangère (18% de la population totale) et de plus de 20 000 en 1999 (22%).
[9] Même dans le cas du Clinquet-Les Francs au Nord-Ouest qui forment le seul bastion du FN semblant être situé en marge par rapport aux quartiers à forte proportion d’« immigrés », on peut repérer une part assez élevée de “ménages d’origine étrangère” en 1990 dans la partie du quartier de la Blanche Porte (cf. IRIS 0401) qui jouxte celui du Clinquet.
[10] Il en est de même à Roubaix dès les années 1980 [Etchebarne, 1983].
[11] La base d’informations est constituée des fiches que les élèves remplissent au début de chaque année (avec nom, prénom, date de naissance, parfois la nationalité, adresse, profession des parents, nombre de frères et sœurs). Un professeur d’Histoire-Géographie dans ce collège (les ayant conservées) m’a permis d’en faire un traitement statistique.
[12] J’ai ainsi distingué, en les regroupant, les personnes originaires des pays d’Europe, celles des pays du Maghreb, celles des pays d’Indochine (le solde étant composé des parents français depuis plusieurs générations).
[13] Par l’intermédiaire de leurs enfants, ces parents lepénistes n’ont donc pas “une représentation abstraite ou imaginaire des immigrés”, contrairement à l’hypothèse d’Henri Rey (in La Peur des banlieues, Presses de la FNSP, 1996, p.139).
[14] cf. Commissaire divisionnaire E. Sibiril, à Tourcoing le 25 mai 1987 :”Les vicissitudes de la délinquance”.
[15] cf. Ministère de l’Intérieur Observation et commentaires sur la délinquance constatée sur le territoire de la circonscription de Tourcoing, année 1985, Tourcoing, janvier 1986.
[16] cf. Mucchielli, Laurent, Violences et insécurité, La Découverte, 2001, pp.62-63. Pour un point de vue opposé, reposant sur de véritables travaux empiriques, voir Sébastian Roché [1993, 2001 et 2002].
[17] Le dépouillement systématique de la presse locale que j’ai effectué pour la période allant de l’été 1982 à juin 1984 [Alidières, 2005, pp. 470-471 et 1012-1020] a permis de retrouver ces mêmes caractéristiques quant aux types de délits et à l’origine des délinquants. Au début des années 1980 la presse locale fournissait pour chaque arrestation de délinquants : les prénoms (et les noms pour les jeunes majeurs), l’adresse et parfois même la photo.
[18] cf. Dagnaud et Roché, 2003, pp. 15-16 (constat établi après dépouillement de tous les dossiers judiciaires des mineurs jugés pour “délits graves dans l’Isère de 1985 à 2000”). Voir également l’« enquête autorapportée sur la délinquance des jeunes » qui avait déjà mis au jour un constat analogue [Roché 2001, pp. 219-220].
[] Ainsi un “rodéo” commis avec une voiture volée à un habitant du quartier de la Marlière (secteur 304) mais qui se termine par un “accident de la route” dans une des rue de la Z.U.P. de la Bourgogne y sera enregistré (secteur 303).
[] La carte a été réalisée à partir de la synthèse des statistiques policières par secteur et des divers renseignements contenus dans les commentaires sur l’état de la délinquance de 1989 à 2002. Pour ce qui est du centre-ville, il a un caractère “attractif” pour les passants victimes comme pour leurs agresseurs (les uns comme les autres n’y habitant pas nécessairement) il faut donc éviter toute mise en relation systématique entre le niveau de la délinquance enregistrée et les résultats électoraux dans le seul centre-ville. [Alidières, 2005, pp. 513-520].
[21] Pour un autre exemple, voir le cas des communes du Nord-Isère, qui ont fortement voté pour J-M. Le Pen en 2002 alors même qu’elles sont “éloignées” de 20 à 30 km des “quartiers sensibles” de la banlieue lyonnaise. Le développement de l’insécurité dans ces communes “rurbaines” est bien une réalité. [Chichignoud, 2004].
[] Seul le fait qu’une sorte de “loi du silence” ait été rompue depuis le milieu des années 1990 peut donner l’impression que l’insécurité dans les établissements scolaires est un phénomène récent. Il a fallu attendre la généralisation de ces faits de délinquance pour que M. Bayrou (1995-97) et ses successeurs en parlent explicitement.
[] Seuls quelques cas très graves (homicide), ou spectaculaires (école saccagée), apparaissaient alors dans la presse locale. cf. Nord Eclair du 13/10/1982 (“Après le saccage de l’école Paul Claudel, les enseignants au point de rupture… Pédagogie active, outil de formation […] tout cela est remis en cause par quelques voyous”).
[24] Les effectifs de jeunes scolarisés dans les collèges publics ont régressé (de 3493 à 2516) alors que ceux scolarisés dans les collèges privés ont augmenté dans le même temps (de 3893 à 4301), cf. Voix du Nord du 12/3/1998.
[25] cf. Felouzis G., Liot F., Perroton J., L’Apartheid scolaire., Seuil, 2005.
[26] Ainsi, dans La Gauche et les cités, le discours sociologique qui entrecoupe deux témoignages d’adultes maghrébins hostiles aux jeunes délinquants contribue à amoindrir l’importance de leur parole et à marginaliser, parmi les immigrés, ceux qui sont porteurs d’une condamnation de la délinquance [Masclet, Olivier, op. cit., La Dispute, 2003. pp. 114-118].