“Pekin, Shanghai, deux villes face à la modernité”
Avec
Xavier Browaeys, Maître de conférence à l’Université de paris 1
Thierry Sanjuan, Maître de conférence à l’Université de paris 1
Le Débat, animé par Franck Tétart, sera précédé de la projection d’un mémoire de Maîtrise en géographie “Pékin 2003. Acteurs et idéologie d’une traansition urbaine” de Gaëlle Lavoué et d’une émission du Dessous des Cartes sur Shhangai.
Compte-rendu
En ce soir de janvier 2005, les Cafés géopolitiques ont organisé une soirée spéciale à la Société de Géographie avec la projection d’un mémoire de maîtrise sur Pékin effectué à l’Université Paris I et d’une émission du Dessous des Cartes sur Shanghai. L’amphithéâtre de la Société est comble, près de 150 personnes se sont massées pour assister à cette soirée.
C’est dans une salle et un immeuble plus que centenaires que Jean Bastié, président de la Société de Géographie, bientôt bicentenaire, accueille la jeune association des Cafés géographiques et géopolitiques qui oeuvre pour faire connaître la géographie auprès du grand public, sur ce qu’est la géographie et ce à quoi elle peut servir. Il souhaite une longue vie à l’association.
Frank Tétart, animateur de la soirée, remercie chaleureusement la Société de Géographie d’avoir bien voulu accueillir en ses murs les Cafés géopolitiques, cafés délocalisés de la Bastille au boulevard Saint-Germain pour cette soirée projection sur les villes chinoises.
Thierry Sanjuan présente le cas des villes de Pékin et Shanghai dans leur perspective chinoise. La question des villes chinoises s’est posée à lui en 1988, quand il s’est rendu pour la première fois en Chine. Ces deux villes étaient identiques à celles des années 1930- 1940, à l’époque des concessions, malgré les changements du Grand Bond en Avant. Quinze ans après, les visages de ces villes ont totalement changé. Les bouleversements sont multiples : accélération de l’urbanisation, importations de modèles en rupture avec les structures urbaines initiales, pour laisser la place à la création d’un modèle urbain propre à répondre à ses propres besoins. Si les changements socioculturels en Chine sont importants depuis 1978, les villes n’en ont été affectées que dans les années 1990, avec le premier projet phare de Pudong lancé à Shanghai en 1991. En effet, dans les années 1980, les réformes s’effectuent en dehors de la ville, par la création des zones franches, des zones économiques spéciales. Les villes restent à l’écart de cette ouverture sur le monde car elles sont le pilier social, politique et économique du régime. Au début des années 1990, le modèle de développement se renverse : désormais les villes deviennent les lieux de l’activité et du dynamisme économique. Elles sont les acteurs et la vitrine du développement du socialisme de marché. La ville articule alors l’espace chinois : les industries sont rejetées en périphérie, les réseaux marchands et urbains sont réactivés, entraînant de profonds bouleversements.
La Chine n’est pas un simple pays atelier asiatique, mais a la volonté d’être un acteur structurant de la mondialisation, créant des lieux de l’international. La Chine veut redevenir le centre de l’Asie. Telles sont les ambitions du régime pour ces villes. Mais, en même temps, la ville doit se dire chinoise dans son rapport à la modernité. Or Pékin et Shanghai n’ont pas la même histoire dans ce rapport. Pékin en tant que capitale subit les contraintes d’une histoire urbanistique marquée par un jeu de carrés emboîtés. Shanghai n’a pas ces contraintes. Ce sont donc deux itinéraires et deux défis à la modernité à comparer.
Xavier Browaeys insiste sur l’intérêt pour la géographie universitaire de réaliser des films. Filmer c’est enregistrer une réalité, celle du point de vue du géographe, forgée par des concepts et des outils du géographe. Le regard passe par la caméra qui oblige le géographe à axer son regard sur l’humain (attitudes, silence) et moins sur le théorique. Filmer, c’est produire de nouvelles connaissances. Tout ce qui est filmé est fixé, ce qui permet la possibilité de visionner plusieurs fois le film et par-là la multiplication des interprétations. C’est une vraie source documentaire qui devient archive et ressource pour l’avenir.
Filmer, c’est montrer à tous ceux qui ont participé le résultat et observer leurs réactions et leur permettre de dire ce qu’ils pensent, y compris ce qui n’est pas dit dans le film.
Filmer, c’est diffuser des résultats scientifiques. Le film est plus accessible et touche davantage de monde. Il marque plus profondément car l’image possède une réelle force : donner à voir des images qui vont convaincre et qui resteront en mémoire.
Le film est un messager pour la géographie.
Pékin 2003. Acteurs et idéologies d’une transition urbaine.
Projection du mémoire de maîtrise de Gaëlle Lavoué, soutenu à l’Université Paris I, sous la direction de Xavier Browaeys et de Thierry Sanjuan, en 2003.
Du passé faisons table rase ? Pékin 2003.
Pékin, capitale de la Chine compte officiellement 14 millions d’habitants. Il faut y ajouter la population dite flottante qui est estimée à 3,5 millions. Le rythme de la construction s’est emballé dans les années 1990 : la ville est passée à la verticale. On y trouve aujourd’hui tous les symboles internationaux de la modernité urbaine. Entre les années 1950 et 1970, Pékin a très peu changé. Mais depuis les années 1980, en particulier depuis les Jeux Asiatiques, la ville a connu des bouleversements très rapides. Grâce à la croissance économique très rapide de la Chine, le gouvernement a désormais les moyens financiers de reconstruire la ville.
L’urbanisme de Pékin est régi par un schéma directeur pour 2020 et une stratégie de développement pour 2050. Mais le projet de développement principal est de construire une ville moderne internationale. Hôtels, centres commerciaux, bureaux et quartiers d’affaires (CBD) dessinent le visage d’un nouveau Pékin. Ce sont les nouveaux monuments, les nouveaux repères identitaires de la société chinoise. Pendant ce temps, juste à côté, les quartiers populaires qui abritent l’identité du Vieux Pékin se maintiennent. Mais pour combien de temps encore ? D’étroites ruelles, des petits métiers, un mode de vie original, une véritable vie de quartier au cœur de Pékin en forment le contour. Les ruelles sont héritées de l’histoire impériale de la ville. Au XIIIème siècle, sous le règne de Qubilai Khan, le système urbain se met en place sur le principe des emboîtements. Des enceintes rectangulaires entourent successivement le palais, la cité impériale et la ville. L’empereur est le fils du Ciel. Le plan de sa ville reflète une conception cosmogonique du monde. L’urbanisme traditionnel comme l’organisation de la société et du clan familial reproduisent sur terre l’ordre du cosmos. Pékin est la capitale d’un pouvoir politique très centralisé. Elle est le siège de l’administration qui représente l’autorité impériale. Tout autour de la cité interdite, les quartiers d’habitation s’organisent autour des « hutongs », étroites et longues ruelles d’orientation Est / Ouest. L’habitat traditionnel pékinois est caractérisé par des maisons à cour d’un seul niveau : les « siheyuan ». Elles sont traditionnellement occupées par une seule famille. De l’extérieur, on ne voit qu’un mur et quelques portes. Une fois le seuil franchi, on pénètre dans une cour plantée, calme et paisible, qui contraste avec l’aspect minéral des ruelles. Pierres de seuil, murs écrans, on trouve encore aujourd’hui les éléments symboliques de l’architecture traditionnelle. Pendant plusieurs siècles, la ville impériale et le réseau de ruelles connaissent peu de modifications. Aujourd’hui encore, la vie des Pékinois s’organise autour de la cour, à la limite entre l’espace public et l’espace privé. Au cœur de la nouvelle métropole, ils ont une vie presque paysanne. Les quartiers anciens sont les témoins de l’histoire de la ville, du passé, du Vieux Pékin. Mais ils sont très densément peuplés, et dégradés. En 1949, quand les communistes arrivent au pouvoir, le logement devient un bien social attribué par le gouvernement. Pendant 30 ans, l’Etat construit peu et n’investit pas assez pour l’entretien des bâtiments. Aujourd’hui, le gouvernement communiste a décidé de faire peau neuve : les quartiers anciens disparaissent, dernières traces d’un moment de l’histoire de la ville.
Il y a deux Pékin : deux dynamiques sur le même territoire. Mais du passé, on fait table rase pour construire une capitale entièrement nouvelle. Ce processus de rénovation ne laisse pas indifférent : artistes et intellectuels s’engagent. En Occident, mais aussi en Chine, on dénonce l’assassinat des quartiers traditionnels marqués par le signe “tchaï” (à détruire), ces quartiers sont condamnés. On veut une ville moderne, très développée. C’est l’image de la Chine. Mais il y a un équilibre à trouver. Comment peut-on loger les gens et à la fois préserver les anciennes maisons ? L’influence américaine est prédominante : raser tout et tout recommencer à partir de zéro. Mais Pékin est comme Paris, elle a une histoire. Toutes ces rues, les trames ont été organisées par l’évolution de l’histoire. Chaque rue a une histoire. Les gens sont chassés donc l’histoire est effacée et remplacée par des bâtiments ou complexes énormes. Pourtant la municipalité dit travailler à la protection des quartiers anciens. Elle pense que Pékin a une valeur historique qui mérite d’être préservée, qu’elle a atteint les sommets de l’art dans l’histoire de l’urbanisme. Les experts jouent un rôle important dans la planification de cette préservation de la ville historique. Pour élaborer les plans des 25 quartiers protégés, la municipalité a invité près de 20 experts, dont certains professeurs de l’Université de Tsinghua. Ces experts conseillent les autorités à propos de la planification des quartiers anciens. Le discours officiel prétend donc prendre en compte la protection des quartiers anciens, tout en encourageant la modernisation de la capitale. Pour la municipalité, il s’agit de faire la synthèse de ces deux réalités urbaines, de réconcilier l’ancien et le moderne. C’est dans cette perspective que s’inscrit le chantier de l’opéra, à deux pas de la Cité interdite. Il se veut le symbole d’une Chine audacieuse, résolument tournée vers l’avenir. Urbanistes et architectes se sont emparés de la question. La priorité est pour eux de ramener le processus à un rythme et à une échelle contrôlés. Certains de leurs projets ont été réalisés, comme celui de Xiao hou cong (hutong). Ce projet : construire les bâtiments plus hauts de 5 à 6 étages pour loger plus de monde, protéger le tissu urbain des hutongs avec les murs et les portes. Les réalisations sont rares mais les projets nombreux pour protéger le patrimoine architectural et préserver la structure sociale du centre ville en permettant aux classes populaires de continuer à y vivre. C’est la forme singulière des toits et les matériaux qui donnent à la rue son caractère. Même si l’on utilise des formes nouvelles, des matériaux nouveaux, on doit pouvoir conserver l’ambiance, l’atmosphère de la rue. Mais les idées ne demeurent souvent que sur le papier. Globalement, la recherche est déconnectée de la réalité. Les propositions des architectes ne sont pas prises en compte, ce sont les aménageurs qui ont le dernier mot, et les hommes politiques qui décident. La municipalité a ses propres méthodes, ses propres solutions pour résoudre ce qu’elle appelle “ses problèmes spécifiques”. La protection de l’environnement ou de la culture n’est pas la chose la plus importante.
Le développement passe avant tout. La modernisation semble inexorable : Pékin est un chantier. Le pouvoir politique a décidé de réinventer une capitale nouvelle, il faut qu’elle soit grande, démesurée, rayonnante. C’est là que s’exprime la fierté nationale, peut-être même un nouveau geste impérial, pour Pékin 2008 (Jeux Olympiques). Tout va à marche forcée pour créer un Pékin moderne, puissant, beau et fort. Tous les travaux sur les axes principaux menant à l’axe olympique seront achevés d’ici 2006, de façon à laisser deux ans pour tester les infrastructures. Les démolitions devraient être achevées en juin 2003 de façon à laisser trois ans pour la construction. Le plus gros a été dégagé : désormais la municipalité se penche sur la protection de ce qui reste. Il y a beaucoup de bidonvilles qui ici sont appelés hutongs : il faut faire la différence entre un hutong et un bidonville. Insalubres, archaïques, pour les partisans de la modernisation, ces quartiers doivent disparaître. Certains y voient l’application de l’idéal de Le Corbusier par la création de barres, de tours, d’une façon simpliste, pour avoir de l’air. La municipalité promet l’amélioration des conditions de vie. Elle affiche des objectifs quantifiés : il faut atteindre 30 m² par habitant en 2010. Mais la priorité pour les autorités, c’est l’amélioration des conditions de circulation. Autoroutes urbaines et voies rapides traversent le centre ville. Les axes sont systématiquement élargis, ils entaillent le tissu urbain, segmentent les quartiers et bouleversent la desserte locale. Mais une route est différente d’une rue. La rue permet un espace humain, alors que la route est dédiée à la voiture et l’Homme n’y a pas sa place.
Construire une nouvelle ville, l’aménager pour la circulation, c’est l’ambition de la ville. Mais il lui faut des moyens et avant tout des moyens financiers et les besoins sont colossaux. La stratégie actuelle de rénovation du centre ville place les autorités dans la dépendance des investisseurs. Une grande partie des fonds provient des promoteurs immobiliers. D’abord ils relogent les habitants des maisons anciennes, puis ils construisent de nouveaux bâtiments. Pour chaque bâtiment, ils doivent payer une taxe au gouvernement. La relation entre gouvernement et promoteurs immobiliers peut être comparée à un match de foot. Le gouvernement a fixé les règles du match. Il joue le rôle de l’arbitre. Les entreprises immobilières s’affrontent comme les joueurs sur le terrain : c’est la concurrence. Les promoteurs sont donc devenus des acteurs incontournables du développement de Pékin. Face à la législation, ils disposent d’une réelle marge de manœuvre. La hauteur légale des constructions est semble-t-il très souvent dépassée (de plus de 30 mètres). A Pékin, la modernisation voulue par les autorités est désormais acquise, le processus s’accélère dans la perspective des Jeux Olympiques. La reconstruction du centre ville s’accompagne de changements sociaux d’envergure, les quartiers anciens sont progressivement vidés de leurs populations. Le petit peuple de Pékin est transféré en périphérie. Avec les ruelles et les maisons à cour, c’est toute une vie de quartier, un réseau d’échanges et des pratiques sociales qui disparaissent. Le prix du mètre carré n’est pas le même au centre ville. Les gens sont dédommagés à hauteur de 700 à 1000 euros le m² alors que dans le CBD, les immeubles vont être vendus pour 2000 euros le m². Ils n’ont donc pas les moyens de se reloger dans les bâtiments qui vont être construits à l’emplacement de leur ancienne maison et doivent souvent partir très loin. Les indemnités sont calculées à partir de la superficie d’origine des maisons et ne tiennent pas compte des constructions illicites ajoutées dans les cours par les habitants eux-mêmes. Aussi les indemnités sont peu importantes. Or on compte parfois 10 familles par cour, soit 40 à 50 personnes. Le Vieux Pékin disparu ? Pas entièrement. Sans revenir sur la rénovation, le gouvernement semble prêt à mettre en place la politique qu’il annonce : sur une petite partie de la ville, il y aura réhabilitation. C’est une deuxième étape dans l’aménagement du centre ville. Les intentions affichées par la municipalité sont en passe d’être réalisées dans certains quartiers de la ville, comme à San Yan Jing, le « quartier du puits aux 5 sources ». Ce n’est pas nécessaire, aux yeux des autorités, de protéger tous les hutongs. Il suffit de protéger certains quartiers typiques, afin que les jeunes générations sachent à quoi ressemblait le Vieux Pékin. C’est seulement pour la mémoire, la culture, et surtout afin d’attirer les touristes du monde entier.
Le regard porté sur les quartiers anciens évolue. Le patrimoine est considéré désormais sous l’angle de sa valeur touristique. Le Vieux Pékin est devenu un lieu clé du tourisme culturel, une industrie qui connaît en Chine une véritable croissance. Au-delà des monuments ponctuels, on valorise l’environnement des quartiers traditionnels. Les rives du lac portent les marques de cette nouvelle fonction urbaine. Toutefois, c’est une logique d’image qui préside à l’aménagement des quartiers protégés. La réhabilitation devient parfois copie de l’ancien, reconstruction d’un pur décor pour un spectacle touristique. Les choses originelles sont détruites au profit de copies qui ont l’air traditionnelles. Ce n’est qu’une façade et non la nature de l’ancien. Historiquement en Chine, l’idée de rupture, de raser totalement et de reconstruire n’est pas du tout choquante. Le bâtiment en lui-même n’a aucune importance tant qu’on peut le reproduire à l’identique. Le quartier de Nanchizi fait partie des 25 quartiers protégés. Pourtant les maisons anciennes ont été détruites et les habitants d’origine ont disparu. A quelques mètres de la cité interdite, on construit aujourd’hui, sur ces ruines, des pastiches de siheyuan, des bâtiments neufs qui seront habillés pour reproduire le décor traditionnel. L’enveloppe physique est reconstituée, mais les acteurs traditionnels disparaissent. La croissance a produit une nouvelle classe de propriétaires qui investissent les quartiers traditionnels. Réhabilitation, construction de siheyuan neuves, un nouveau type d’opérations immobilières lucratives accompagnent l’émergence de ce paysage urbain. Au Nord des lacs, tout près du parc Beihai, près de la Cité interdite, ces nouvelles constructions se vendent à prix d’or. Il y a 10 ans, on construisait des bâtiments dont la qualité n’était pas aussi bonne. Ils étaient vendus pour moins de 1000 euros le m². Mais dans le quartier de Shichabai, on ne construit que des maisons à cour. Elles n’ont qu’un étage, pas plus de 9 mètres de haut. Mais elles sont vendues autour de 3600 euros le m². Le retour sur investissement est très rapide. Pour le standing des constructions, les nouveaux propriétaires veulent du haut de gamme, de luxueuses maisons à cour, de très grandes cours pour les familles de Hong Kong ou de Taiwan peut-être. Elles peuvent payer le prix. Les Chinois de la diaspora aiment ces maisons. C’est pour eux qu’elles sont construites, pas pour les Pékinois ni pour les “Chinois de Chine”, ou bien parfois pour les entreprises qui achètent ce genre de bâtiments pour leurs opérations de relations publiques.
L’équilibre social des quartiers traditionnels est profondément bouleversé. Nouveaux riches et touristes sont devenus les acteurs clés du centre ville. Depuis 20 ans, c’est la ville qui est au cœur du changement en Chine. Le développement des grandes métropoles est certainement le signe le plus marquant du dynamisme contemporain, le signe du passage au socialisme de marché. Et c’est le modèle américain qui est imposé. Les urbains doivent devenir les premiers acteurs de la société de la petite prospérité. Les modalités de cette transformation sont classiques : ce sont les mêmes dans la Chine communiste et dans l’Occident capitaliste. Il y a d’abord eu un désintérêt pour le patrimoine immobilier de l’époque impériale. Les quartiers de hutongs sont devenus des taudis. Là-dessus, un discours hygiéniste justifie leur destruction. On rénove, on construit des barres et des tours, et aujourd’hui on tente de réhabiliter les dernières traces d’un passé révolu. Il n’y a pas que les pierres qui changent. La transition s’accompagne de mutations sociales d’envergure. Ici, comme ailleurs, de nouvelles classes, un nouveau mode de vie s’inscrivent au cœur de Pékin. Et ces nouveaux repères ressemblent étrangement à ceux des sociétés modernes occidentales.
Projection de l’émission du Dessous des Cartes :
Voici, aujourd’hui le 2ème numéro que le Dessous des Cartes consacre à la ville de Shanghai. La semaine dernière, je vous ai raconté l’histoire de cette ville passionnante, en vous montrant des cartes anciennes de ce port qui n’a jamais cessé de grandir. Nous avons pu vous les montrer grâce à Françoise Ged, de la Direction de l’Architecture et du Patrimoine, au Ministère de la Culture. Cette semaine, au contraire, nous allons nous concentrer sur l’évolution de l’urbanisme de cette ville, qui est en rénovation complète depuis maintenant à peu près 10 ans. C’est un grand port, situé presque à égale distance entre Pékin, au Nord, et Canton, au sud. Shang – Hai n’est pas une capitale régionale, elle est une municipalité autonome, rattachée au pouvoir central, comme chacune des 22 provinces chinoises. Seuls trois autres villes ont le statut de municipalité en Chine : Pékin , Tianjin et Chongqing. Pourquoi un tel statut ? A cause de son histoire. Et à cause des communistes. On l’a vu attentivement la semaine dernière, pendant plus d’un siècle, la ville a été très ouverte sur l’international, c’était d’ailleurs l’un des objectifs des britanniques en imposant le Traité de Nankin à la Chine, en I842. Et Shang – Hai s’est développée parce que elle est placée à un carrefour géographique, mais aussi grâce aux capitaux qui sont venus s’investir dans les concessions étrangères.
Mais quand en octobre 1949, est fondée la République Populaire de Chine, Shanghai représente pour les communistes le symbole même de cette idéologie capitaliste et impérialiste qu’ils détestent, et la ville doit donc être “punie”. D’abord, fini l’ouverture internationale et l’initiative individuelle. Tous les étrangers doivent peu à peu quitter la ville, et beaucoup d’entrepreneurs chinois émigrent vers Taiwan ou Hong Kong. Les grands magasins de Nanjing Road, et des banques sur le Bund sont peu à peu fermés, car le PCC veut faire passer la ville de consommatrice à productrice.
Sur le plan administratif, Shang – Hai va donc être mise sous la tutelle directe du pouvoir communiste, qui peut ainsi mieux la contrôler. Elle se retrouve donc pour la première fois depuis 1 siècle à nouveau unifiée, sous une seule administration. Mais ce statut de municipalité autonome l’oblige à reverser 85% de ses revenus au pouvoir central, ce qui la prive évidemment de ses ressources propres. Alors que l’atout de Shanghai est lié à sa position géographique : c’est un port, qui donne, sur la mer de Chine méridionale, sur la baie de Hangzhou, qui est juste à l’embouchure du Yantzé ; alors qu’elle a toute une tradition commerçante, et qu’elle demeure l’une des bases de l’industrie du pays, elle est dans les années 1980, la ville la plus mal lotie de Chine. Elle manque de logements, les infrastructures font défaut, les transports sont saturés, la pollution est importante. Le changement d’attitude du pouvoir va s’opérer autour des années 90.
D’abord, il y a retour de l’entreprise privée, avec le lancement de la réforme économique, sous l’impulsion de Deng Xiao Ping. Ensuite, deux anciens maires de Shanghai accèdent au pouvoir, à Pékin. Il s’agit de Jiang Ze-min et de Zhu Rong- ji, qui deviendront respectivement Président de la république chinoise, et le Vice-premier ministre.
Et puis se multiplient en Chine, les zones économiques spéciales afin d’attirer les investisseurs étrangers.
Alors concrètement, à Shang – Hai, il s’agit de la zone économique de Pudong, en face du bund, sur la rive Est du Huangpu, dont le projet est lancé le I8.4.90.
Alors je voudrais m’arrêter un moment sur ce très vaste projet d’aménagement. Pudong représente une superficie totale de 520km2. Le quartier de la Défense à Paris en fait 7….. Les fonds viennent des capitaux de la diaspora chinoise, et des capitaux occidentaux.. En quelques10 ans, 600 tours y ont été construites, dont la Tour Oriental Pearl en forme de fusée, qui fait 430 mètres de haut. Le World Financial Centre : avec 460 mètres de haut, ainsi il devrait battre les records américains et malaisiens. C’est à Pudong que se construit l’Avenue du Siècle, longue de 4,5km et qui se veut les Champs Elysées de Shanghai. C’est un projet de l’architecte français Jean Marie Charpentier, elle a été célébrée en l’an 2000, même si le projet n’est pas encore terminé. Des logements, des centres commerciaux, des routes, un golfe, un nouvel aéroport ont été construits. Pour relier Pudong à l’autre rive Puxi, 2 ponts, un tunnel, des autoroutes, un métro.
Et les 4 zones de développement de la ville ont chacune une fonction différente :
au Nord -Wai-gao-qiao- un port en zone franche,
Jinqiao, une zone industrielle ou se sont déjà installés quelques 300 entreprises étrangères dont plusieurs multinationales. Elle comprend des centres commerciaux, un hôpital, une université pour rendre cette zone plus attractive pour les investisseurs.
On a la zone de Lujiazui qui est destiné aux services et à la finance. C’est là que se trouve la bourse de Shanghai qui s’est réouverte en 1990 ;
Plus au sud, on a le parc des hautes technologies de Zhanjiang High Tech Park : là se sont développées des industries pharmaceutiques de pointe et la recherche médicale, par une quarantaine d’investisseurs étrangers. Donc vous le voyez, l’entreprise est considérable, l’aménagement de Pudong devrait s’achever vers 2030.
Et si l’on replace maintenant Shanghai à l’intérieur de l’ensemble chinois on constate que :
Shanghai est aujourd’hui le premier port du pays avec presque 25 % du trafic national,
c’est le plus important marché financier du pays,
avec 1% de la population chinoise, elle réalise 15% de la production du pays en industrie lourde,
C’est elle qui capte le plus grand nombre d’investissements étrangers, 200 des 500 plus importantes multinationales mondiales ont déjà investi à Shanghai ;
Le revenu par habitant est d’environ 2500 $ à Shanghai, soit un revenu 10 fois plus élevé plus que la province de Guizhou, la plus pauvre de Chine. ET IO fois moins élevé que le revenu par tête, à Hong Kong !
Avec 16 millions d’habitants pour la municipalité, Shanghai est la 6ème ville au monde ; c’est la plus grande ville de Chine, qui est loin devant Pékin, la capitale avec 12 millions. Ou bien Canton avec 6 millions d’habitants.
Cette brève présentation est à la fois trop descriptive, et sans doute trop laudative. Les défis de Shanghai sont maintenant multiples : à terme elle souhaite prendre la place de Hong Kong ; la rivalité politique est très marquée avec Canton et plus encore avec Pékin ; il y a maintenant trop de logements et de bureaux qui ont été construits à Pudong par rapport aux capacités du marché ; la crise asiatique de I997 a presque vidé les logements de luxe de la ville, alors que la croissance attire des travailleurs migrants et des paysans sans terre qui viennent à Shanghai se faire embaucher sur les chantiers. De toute façon, on l’a compris, on est là face à un projet urbain ambitieux, voire porté par une certaine fierté nationaliste chinoise. En ce début de XXIème siècle, Shanghai est en passe de devenir le centre de finance et d’économie internationale de la Chine. Et évidemment, l’entrée de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce, ne devrait que renforcer cette position centrale de la ville.
LIVRES : Si vous voulez mieux faire connaissance avec cette ville de Shanghai, je vous renvoie d’abord à la revue “Globe-Mémoires”, qui publie un numéro sur la Chine mutante, nous avons travaillé avec “Globe-Mémoires” pour préparer ces cartes et ce texte, et dans ce numéro il y a un CD Rom avec notamment une émission du DDC, celle qui était consacrée à Macao. Ensuite je vous signale que Pierre Gentelle a publié “Chine et diaspora” récemment, ce sont les dossiers de l’agrégation, aux éditions Ellipse. La revue de géopolitique, “Hérodote”, publié à la Découverte, publie au 1er trimestre 2000 “une géopolitique en Chine”. Ensuite si vous voulez un certain nombre de photos sur Shanghai, vous avez un livre de photos, qui est publié chez Catleya Editions. Et puis un livre d’un auteur que j’aime énormément, qui est François Cheng, “le dit du Tianiy”, c’est sans doute l’autobiographie de François Cheng, il est publié chez Albin Michel, et c’est un roman, une autobiographie, que j’ai particulièrement apprécié.
Questions et débats :
La première question est polémique : pourquoi les différents reportages sur la Chine ne se placent-ils pas dans la perspective du gouvernement chinois ? Pourquoi systématiquement critiquer son travail et ses choix ? Entre 1949 et 2004, le nombre d’habitants à Pékin a été multiplié par trois. Il faut bien trouver des solutions humaines à une telle augmentation. La seule solution trouvée à ce jour réside dans les barres et les tours. Quant aux vieilles maisons, elles sont invivables car elles ne sont que des micro-logements favorisant l’entassement et leur dangerosité.
Thierry Sanjuan rappelle que le film de Gaëlle Lavoué a laissé parler les autorités. Certes, elle aurait pu aller plus loin en mettant davantage en avant les différences entre les architectes, les urbanistes, les promoteurs, les pouvoirs publics (dont le rôle est primordial en définissant les parcelles à rénover par le bureau foncier qui attribue le sol aux promoteurs), les politiques (qui insistent sur l’hygiène et la modernisation) et les populations qui s’opposent. Il est vrai qu’il y a un autre Pékin, celui de la modernisation socialiste et maoïste qui a permis de loger les nouveaux Pékinois de la transition démographique. La densification de la ville rendait nécessaire la création des axes routiers et des places. La vraie politique architecturale maoïste se lit dans quelques monuments tels l’Hôtel de Pékin ou l’Assemblée Nationale Populaire, mais elle est aujourd’hui refoulée par les Chinois.
Pour Xavier Browaeys cela revient à demander s’il faut raser le Marais pour construire des tours ? Le Corbusier en avait fait les plans en n’y gardant que quelques monuments.
Quels sont les moyens de défense des résidents confrontés à l’expulsion ?
Ils ont peu de moyens : les comités de quartier qui remontent les plaintes à l’administration, leur propre réhabilitation de leur “Hutong” pour qu’il devienne un bâti vivable et soit enlevé de la liste des destructions. Dans l’ensemble, les habitants sont relogés à la périphérie car les logements centraux sont trop chers, d’autant plus qu’en périphérie, les unités de travail et les logements qui étaient associés ont été rasés et remplacés par de nouveaux immeubles pour lesquels les promoteurs ont la contrainte de loger les anciens employés à des prix préférentiels, dans le cadre d’une logique de mixité sociale. Mais les migrants, sans statut, sont mis à la porte.
Le projet mené à Pékin est-il spécifique à la Chine du communisme de marché ou est-il présent dans l’aménagement de toutes les villes chinoises ?
Thierry Sanjuan répond à propos de Shanghai Cette ville s’est construite à l’occidentale, à l’européenne avec l’implantation de platanes sur le modèle européen des années 1930 auquel s’est ajoutée la verticalisation à l’américaine, mais qui n’est pas achevée. Aujourd’hui, cette ville est cassée morceau par morceau. Ce n’est pas une ville occidentale ou moderne banale qui se crée, mais morceau par morceau, ce sont les répliques parfois complètes de ce qui était construit dans les années 1930 qui y sont édifiées. Shanghai est restée fidèle au tissu urbain et historique qui l’a faite. Pourtant, dans les années 1950 à 1980, c’était la “putain de l’Occident”, une verrue occidentale à vider de son élite. Dans les années 1990, son histoire a été réhabilitée. Actuellement c’est une ville cassée mais qui renoue le lien historique et urbanistique avec la Shanghai des années 1930. Il y a réappropriation et valorisation de cette image comme modèle de la ville chinoise : il y a donc bien spécificité de ce modèle de développement urbain. Pékin était une ville immense, calme, horizontale. Actuellement elle connaît une verticalisation sans précédent, mais aussi la destruction de son tissu urbain originel et des logiques urbanistiques conduites depuis 600 à 700 ans. L’urbanisme circulatoire mis en place momifie certains secteurs de la ville pour les touristes étrangers et chinois et multiplie les réalisations architecturales accolées les unes aux autres. Il n’y a pas de paysage propre, pas de projet propre, si ce n’est qu’on continue à faire du carré emboîté. Et le coup de grâce pour Pékin est d’y faire les Jeux Olympiques de 2008 !
Ne faut-il pas non plus parler de la diaspora chinoise qui apporte des capitaux pour la construction de ces villes ?
Pour Thierry Sanjuan, les Chinois de la diaspora ont effectivement un rôle réel dans les affaires et les investissements, or ils n’ont parfois jamais connu la Chine, ne parlent pas la langue pour certains et ont fui la Chine communiste. Mais, ils ont les moyens de s’acheter les appartements au centre. On assiste, pour eux, à la construction de Chinatown dans les villes chinoises. Au milieu de l’urbanisme moderne, se ressent le besoin de création d’une certaine sinité, mais destinée au tourisme, à partir des représentations de ce qu’est une ville chinoise pour ces touristes. Ce sont ces représentations qui deviennent les points de référence à Shanghai Pour Pékin, les choses sont plus compliquées, car c’est une ville très chinoise à la base.
Existe-t-il une coupure entre les villes de la Chine de l’intérieur et les grandes métropoles ?
C’est plus compliqué qu’il n’y parait et sujet à discussions Dans les années 1990, richesses et commandements se sont concentrés sur le littoral. Shanghai, Hong Kong, Pékin fonctionnent davantage avec l’étranger qu’avec le reste de la Chine. Aujourd’hui apparaît un nouveau décloisonnement des espaces avec de nouvelles hiérarchies et de nouveaux réseaux urbains, grâce à l’aménagement du territoire via, par exemple, le barrage des Trois Gorges. Les villes de l’intérieur s’intègrent à un marché national commandé par les métropoles, ce qui crée des liens et des dépendances.
Comment peut-on filmer à Pékin ? Gaëlle Lavoué s’est-elle heurtée à des interdits ?
Xavier Browaeys indique qu’effectivement il est interdit de filmer dans la rue, ce qui a obligé Gaëlle Lavoué à faire d’abord des repérages sur place puis un filmage rapide dans la rue avant l’arrivée de la police. Le plus simple a été de se faire passer pour une touriste. Le film présenté comporte donc de nombreuses images volées mais a permis de mettre en avant les opinions exprimées. Pour Xavier Browaeys, l’image forte de ce film est le policier en train de lire un journal, assis sur un tas de gravats.
En conclusion, pour Thierry Sanjuan, on retrouve dans les grandes métropoles chinoises de ce début de XXIème siècle le même scénario de développement urbain qu’a connu la France dans les années 1960, mais dans un contexte politique, économique et social spécifique. Il y a toutefois une note d’espoir. On assiste actuellement à une démultiplication dans les villes chinoises de nouveaux types d’espaces publics : espaces piétonniers, places, lieux de loisirs, de restauration. Les gens s’y rencontrent, comme acteurs ou spectateurs. Ce sont des espaces où les gens viennent librement se retrouver pour toutes sortes d’occasion, notamment autour des monuments spécifiques à la ville et qui en font l’image. Il y a là la création d’une monumentalité liée à l’image singulière de la ville.
Compte-rendu rédigé par Alexandra Monot, avec la participation de Frank Tétart qui a transmis le texte de l’émission du Dessous des Cartes.
En collaboration avec la revue Hérodote et les café-geo de Paris
à la Société de Géographie (Amphithéâtre) ; 184, bd Saint-Germain ; 75006 Paris.