“Quand les quartiers s’enflamment… regard géopolitique sur la France et le Royaume-Uni”
Avec
Béatrice Giblin, Directrice de l’Institut français de géopolitique
Romain Garbaye, Maître de conférence, Paris IV-La Sorbonne.
La France et le Royaume-Uni ont tous deux connus des violences urbaines durant cet automne 2005. Au-delà des similitudes, de nombreuses différences sont à relever. Première remarque, la configuration urbaine n’est pas la même : au Royaume-Uni, en effet, les quartiers à problèmes se trouvent au centre des villes et non en banlieue comme en France. De plus, ces deux pays constituent deux modèles d’intégration qui se revendiquent différemment : au multiculturalisme britannique s’oppose le modèle républicain « à la française ». Deux modèles différents et pourtant des évènements comparables… reste à savoir dans quelles mesures ils le sont vraiment et pour quelles raisons y a-t-il eu un tel embrasement urbain ? Ce sont les questions posées lors du Café géopolitique du 2 décembre au Café des Phares.
– Romain Garbaye, Maître de conférence à Paris IV-La Sorbonne, a choisi de traiter la question des violences sous son angle politique, en partant d’un postulat simple : en France, la représentation politique des jeunes de banlieues issus de l’immigration est bloquée, et ce depuis vingt ans et les multiples tentatives d’intégration opérées. En Grande-Bretagne, au contraire, les populations d’origine immigrées sont parvenues à s’intégrer dans le système politique britannique.
Afin de mener à bien son raisonnement, Romain Garbaye prend l’exemple de deux villes des deux côtés de la Manche : Birmingham et Lille, qui, malgré leurs différences, partagent leur passé industriel et la présence d’une population d’origine immigrée conséquente. Or, à Birmingham, le pourcentage de conseillers municipaux d’origine immigrée est proportionnel à la part que représente la population d’origine immigrée dans la population (notamment pakistanaise), c’est-à-dire environ 20%. Dans le cas de Lille, la population d’origine maghrébine, pourtant bien présente dans la ville, n’est représentée au Conseil municipal, qu’à hauteur d’un ou deux conseillers. Ce décalage peut s’expliquer de différentes manières. En Grande-Bretagne, en effet, les immigrés d’origine coloniale et post-coloniale sont arrivés en ayant le droit de vote ; ceci constitue un facteur fondamental. Les personnes nées dans les colonies étaient considérées comme sujets du roi et, à ce titre, ont bénéficié du droit de vote dès leur installation au Royaume-Uni (cependant ce facteur est à nuancer du fait du taux d’abstention dans cette population). En France, en revanche, leur naturalisation s’est effectuée à rythme lent : les nouveaux arrivés n’ont pas pu exercer un droit de vote et n’ont donc fait leur apparition que beaucoup plus tard sur le radar des partis politiques. Le second facteur est le décalage dans le temps. En effet, l’arrivée de cette population a commencé 10 à 15 ans plus tôt en Grande-Bretagne, cela peut expliquer l’avance prise par les Britanniques, mais ne suffit pas à justifier l’ampleur du retard français.
Romain Garbaye se propose alors d’expliquer ce décalage en développant trois facteurs d’ordre institutionnel : l’organisation entre la politique locale et la politique nationale dans un premier temps, puis l’organisation politique locale et les structures du pouvoir dans ces partis dans un second temps, et enfin, l’organisation des collectivités locales des municipalités.
En Grande-Bretagne, la répartition des compétences est différente de celle en vigueur en France. Il existe, en effet, une séparation entre les compétences des institutions nationales et locales. De plus, la politique publique (éducation, logement, emploi…), arène des mobilisations, est aux mains des collectivités locales et, en l’occurrence, des travaillistes. Dans les années 1960, après des émeutes raciales, on assiste à une tentative réussie des partis conservateur et travailliste pour stopper les flux d’immigration en y couplant une politique innovante et ambitieuse d’intégration afin de lutter contre les discriminations raciales et de désamorcer les tensions locales. C’est une politique qui a pu légitimer l’intégration. En France, au contraire, on est témoin dans les années 1980, d’un enjeu migratoire qui se retrouve très politisé et médiatisé (mais sans effets concrets) parallèlement à une montée du Front National. Il faut toutefois rappeler que le système électoral britannique, qui ne laisse pas de place aux petits partis, a permis aux Britanniques d’échapper au fléau d’un parti d’extrême droite.
Le second facteur développé par Romain Garbaye est l’organisation politique locale et les structures du pouvoir des partis et plus précisément, celui des travaillistes. A Birmingham, le parti travailliste est scindé en deux tendances : l’aile droite, modérée, proche des syndicats, et l’aile gauche, radicale qui développe un programme environnemental et féministe et qui porte un intérêt notable aux minorités ethniques. Chacune de ces deux tendances s’est affrontée pour le pouvoir et les militants associatifs ont pu bénéficié de cette lutte d’influence. Les populations d’origine immigrée ont été séduites par le programme plus radical de l’aile gauche et sont parvenues progressivement à s’y faire élire. C’est donc grâce à ce jeu politique à l’intérieur du parti travailliste de Birmingham que le niveau de représentation des personnes d’origine immigrée a pu être conséquent. A Lille, en revanche, dans les années 70 et 80, c’est Pierre Mauroy, socialiste, qui détient le pouvoir. Il n’a pas existé de conflit de pouvoir aussi fort et déterminant qu’au sein du parti travailliste de Birmingham. A Lille, Pierre Mauroy a détenu une position de figure dominante et aucune faction n’a cherché d’appuis de nouveaux venus ou d’appuis militants ou associatifs. Les populations d’origine immigrée n’ont pas fait pas figure d’intérêts stratégiques pour le PS.
Le dernier facteur est l’organisation des collectivités locales. Birmingham est découpé en quartiers électoraux dans lesquels se joue systématiquement une compétition électorale. La population d’origine immigrée étant concentrée dans certains quartiers (jusqu’à 70 à 80 % de Pakistanais certaines fois), les candidats soutenus par ces populations écrasent les autres candidats. Le système électoral britannique constitue donc un atout pour les populations en question ainsi que pour leurs leaders politiques. A Lille, la concentration résidentielle de ces populations se trouve diluée sur l’ensemble de l’agglomération et le scrutin ne se déroulant pas par quartier comme à Birmingham, il ne permet pas l’émergence d’un représentant de ces populations.
Romain Garbaye achève son intervention en nuançant finalement ce constat du « meilleur fonctionnement politique britannique » en faveur des populations d’origine immigrée. A Birmingham, tout d’abord, l’un des risques est l’utilisation que pourrait faire le politique des mosquées comme relais d’opinion. En outre, le parti travailliste s’est « droitisé » avec Tony Blair et a ainsi perdu le soutien de différents conseillers municipaux au bénéfice des libéraux démocrates. De plus, même si à Lille un constat d’échec s’impose, l’histoire politique de la ville de Roubaix fait apparaître une meilleure intégration des communautés d’origine immigrées dans le jeu politique électoral. Romain Garbaye conclut sur une note optimiste en soulignant que ce sont les émeutes raciales dans les années 1960 qui ont permis l’intégration des populations d’origine immigrées dans la politique locale britannique et qu’il faut, pour le moins, espérer que les émeutes dans les banlieues françaises permettront d’accélérer le processus d’intégration politique.
– A l’intervention de Romain Garbaye succède celle de Béatrice Giblin qui entame son exposé en s’interrogeant sur les raisons du recours à une démarche géopolitique concernant les événements survenus en France à l’échelle de quartiers. La directrice de l’Institut Français de Géopolitique souligne également la difficulté de nommer ces événements : quels sont les termes les plus appropriés : émeutes, violences urbaines ? Ce qui est certain c’est que ces termes recouvrent un phénomène tout à fait particulier, d’abord dans le fait de brûler des voitures (ce qui manifestement représente quelque chose !) mais aussi dans le fait qu’il n’y ait pas eu d’émeutes raciales comme à Birmingham (le contexte étant tout à fait différent !). Béatrice Giblin insiste, de plus, sur le fait que ces violences n’ont pas eu lieu n’importe où et que les endroits touchés n’étaient pas forcément ceux auxquels on pouvait penser. Certaines banlieues (comme par exemple Echirolles près de Grenoble) n’ont pas bougé, soit du fait de l’emprise des dealers à certains endroits qui ne tenaient pas à ce que la police soit trop présente, soit (comme à Marseille) du fait de la configuration urbaine de la ville spécifique (les structures de clientélisme permettant un maintien de l’ordre grâce à un jeu de pouvoir et de contrôle). A l’exception de Lyon où les émeutes ont atteint le centre-ville, ce sont les banlieues qui ont été touchées et notamment celles du nord-est et du sud de Paris. Ces violences se sont ainsi déroulées à proximité des lieux auxquels appartenaient les protagonistes. La particularité des événements survenus en France s’explique également par la configuration même de l’habitat des banlieues. En effet, l’imbrication de ces grands ensembles (à l’origine dans un but de mixité, de convivialité et de meilleure sociabilité !), construits dans les années 1970, afin de répondre à une grave crise du logement, n’a pas d’équivalent dans une ville comme Birmingham. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que ces habitats ont représenté une nette amélioration du niveau de vie pour des populations à qui l’on permettait la sortie de bidonvilles.
Aujourd’hui, l’argument qui a trop duré pour expliquer les difficultés dans les banlieues est la pauvreté. Il faut à tout prix garder à l’esprit la difficulté de la situation et la réalité des rivalités de pouvoir (réalité qui justifie que la démarche géopolitique s’y intéresse). L’hypothèse de la fracture sociale ne suffit pas à expliquer le phénomène (ces événements auront en outre permis au Parti Socialiste de faire la synthèse) alors que ces quartiers sont, pour certains, devenus identiques à des ghettos ethniques (pour la majorité maghrébins ou africains). Dés lors, comment expliquer cette analyse biaisée de la situation, et, en particulier, de la part de la Gauche française ? Béatrice Giblin souligne que cette dernière est passée à côté de nombreux rendez-vous.
Premier point, l’arrivée d’une population immigrée avec femmes et enfants n’est pas uniquement due au regroupement familial mais date déjà de l’arrivée de travailleurs immigrés. Ce regroupement familial, suspendu au moment du choc pétrolier en 1973, a repris un an plus tard (l’arrivée de travailleurs restant, quant à elle, stoppée). Second point, dans la seconde moitié des années 1970, on assiste à la montée de l’insécurité, devenant peu à peu le soucis premier des Français. C’est à cette époque que l’on se trouve plongé dans un climat de conviction que la Gauche va prendre le pouvoir : elle s’imposera d’ailleurs à la suite de plusieurs échéances électorales. On observe alors un affrontement idéologique entre la Droite et la Gauche avec, comme débat politique frontal, la question de la sécurité. En 1981, François Mitterrand remporte les élections présidentielles et change d’attitude face à la question de la sécurité en axant uniquement son discours sur la prévention et en en écartant la répression. Dernier point soulevé par Béatrice Giblin : le malaise socialiste sur la question de la colonisation et de l’immigration (rôle de Mitterrand au moment de la question algérienne) qui pousse à une stigmatisation quand il s’agit d’aborder ces problèmes. Il est vrai qu’en France, afin d’éviter les tensions, on évite de dire que l’on a à faire à une dérive d’une minorité active. Tout cela explique la représentation à gauche du seul discours sur la pauvreté afin d’expliquer les violences urbaines. Or, selon Béatrice Giblin, il ne s’agit certainement pas que d’une question de pauvreté. La Directrice de l’IFG termine en insistant sur le fait que le PS tient une certaine part de responsabilité, aussi bien dans la crise actuelle, que dans l’ancrage du Front National en France, que dans la montée de popularité de Nicolas Sarkozy… par son refus de dire les choses et par son déni de certains facteurs.
– C’est sur cette conclusion que s’achève l’intervention engagée de Béatrice Giblin et que s’ouvre un débat mené par Delphine Papin dans la salle du café des Phares. L’organisatrice des Cafés géopolitiques pose la question de la similitude et des divergences entre les évènements survenus mi-octobre dans un quartier de Birmingham et ceux de mi-novembre dans les banlieues françaises, embrasement des deux côtés de la Manche et ce malgré l’avance prise en Grande-Bretagne dans la représentation politique de la population d’origine immigrée décrite par Romain Garbaye.
Ce dernier reprend alors la parole pour observer que des deux côtés, les émeutes représentent un révélateur, une prise de conscience politique. La conséquence déjà visible des émeutes survenues en France à l’automne 2005 est que l’on parle beaucoup plus de discrimination positive ou encore de CV anonyme. Romain Garbaye en profite alors pour partager l’idée de Béatrice Giblin selon laquelle il faut se montrer sévère avec le PS sur ces questions. Un des éléments frappant, par exemple, un des rendez-vous manqués décrit précédemment, est le phénomène « Marche des Beurs » des années 1970 ou celui-ci d’ « SOS Racisme », qui ont tenté d’entrer dans le jeu du PS mais qui ont finalement été déçus et « lâchés » par le Parti. Une intervention dans la salle explique qu’il n’y a pas, à cette époque de conscience collective que la nation avait changé. Béatrice Giblin confirme l’hypocrisie qui consiste à tenir des discours orientés très à gauche dans la forme, destinés uniquement à des fins politiques. Elle ajoute qu’aujourd’hui, il ne s’agit pas d’une fracture sociale mais d’une fracture nationale. L’enjeu pour la Gauche consiste à reconnaître cette fracture nationale, à la décrire et à l’accepter afin d’y répondre. Nous ne sommes plus confrontés à une nation qui a confiance mais à une nation plongée dans le doute.
Une nouvelle intervention de la salle confirme cette idée de fracture nationale en relevant la non intégration des parents des jeunes protagonistes actuelles des violences urbaines et en remarquant la crise identitaire dont ils souffrent. L’importance des liens entre les jeunes issus de l’immigration et la police est également soulignée par le constat que l’origine des émeutes est souvent due à un incident avec les forces de l’ordre. La défiance entre ces jeunes et la police confirme le malaise de la nation.
Autre point soulevé par l’assistance : il s’agit des catégories, dont les chercheurs sont à l’origine, afin de décrire la situation. Selon l’intervenant, « Français d’origine de quelque chose » n’est pas une catégorie pertinente, d’abord parce qu’en France, il n’y a pas de statistiques permettant des évaluations à ce sujet et, ensuite, parce que ces personnes décrites comme « personnes d’origine immigrée » sont avant tout françaises. Selon lui, les chercheurs, en créant ces catégories, ont une part de responsabilité dans la crise actuelle. Romain Garbaye lui répond que s’il n’y a effectivement pas de termes appropriés, il existe une réalité sur le terrain, et que les chercheurs ont l’obligation d’y mettre des mots pour la décrire et l’expliquer. En effet, si on se contente de parler de « Français » sans en préciser davantage, on ne peut saisir la situation et sa complexité.
Les prises de paroles suivantes mettent alors le doigt sur la Guerre d’Algérie. On fait remarquer que les liens entre la France et l’Algérie sont beaucoup plus anciens et complexes que ceux qui existent entre la Grande-Bretagne et l’Inde par exemple. Même si actuellement de jeunes chercheurs entament des études sérieuses et intéressantes à ce sujet, la Guerre d’Algérie reste un épisode douloureux de l’Histoire contemporaine dont la France n’est pas fière (et en particulier pour des membres du PS pour qui il constitue un véritable tabou). Un des éléments importants (décrits par Béatrice Giblin) qui entre en jeu dans notre sujet est, en 62, la captation de la victoire par l’armée extérieure et le phénomène non prévu, après l’indépendance de l’Algérie (du fait de sa situation économique), de la poursuite de l’arrivée d’Algériens en France.
Dernière remarque d’une intervenante étrangère avant la clôture d’un débat, qui s’est révélé passionné et engagé, qui tient à faire remarquer que, dans le cas d’une monarchie qu’elle connaît, dépourvu du prétendu « modèle républicain d’intégration », des tensions existent également. Elle tient à démystifier les prétendus « exception et particularismes français ».
Flavie Holzinger, doctorante à l’Institut Français de Géopolitique – Université Paris 8
En collaboration avec la revue Hérodote et les café-geo de Paris
Au Café des Phares ; 7, place de la Bastille ; 75004 Paris ; Métro : Bastille