“Que reste-t-il de la Belgique ?”
William Ancion, Délégué des Gouvernements de la Communauté française et de la Région wallonne.
Béatrice Giblin, Directrice de l’Institut français de géopolitique – Université Paris 8.
Frank Tétart introduit ce Café en retraçant les péripéties qui ont fait récemment vaciller la Belgique. Le pays se trouve privé de gouvernement depuis sept mois déjà et vient tout juste de mettre en place un gouvernement de transition. Quels sont les enjeux de la situation actuelle alimentée par les dissensions entre Wallons et Flamands ? Ces dernières posent en effet la question de l’avenir de ce pays européen. La Belgique risque-t-elle sérieusement de se scinder en deux entités indépendantes ?
Béatrice Giblin débute son intervention en affirmant que la question d’une éventuelle scission de la Belgique doit être examinée avec le plus grand sérieux. En effet, depuis la chute du Mur de Berlin, l’éclatement de certains Etats – Tchécoslovaquie puis Yougoslavie – nous rappelle que l’idée que l’on peut se séparer et former de très petits Etats peut se traduire dans la réalité. Alors, pourquoi pas la Belgique ? Concernant notre voisin, les choses sont toutefois plus compliquées. En tant que français, nous devons d’abord nous méfier du regard condescendant que l’on porte souvent sur ce pays, notamment au travers de nos « histoires belges ». Car ce regard est à l’origine de certaines difficultés que connaît aujourd’hui la Belgique.
Depuis les élections du mois de juin 2007, la Belgique n’a pas réussi à constituer un gouvernement et le gouvernement transitoire est actuellement dirigé par l’ancien Premier ministre. Tout d’abord, Béatrice Giblin, nous propose d’étudier l’engrenage des événements qui a pu conduire à une telle crise. Comment la situation a pu s’envenimer à ce point ? Il faut en revenir au « péché originel » de la Belgique. Lors de la constitution de l’Etat en 1830, la population flamande majoritaire n’a pas vu sa langue officiellement reconnue. Cette décision de doter la Belgique d’une seule langue officielle, malgré l’importance de la communauté néerlandophone, résulte de la situation géopolitique de l’époque et des rivalités entre la France et la Grande-Bretagne pour le contrôle de ce territoire. L’idée qui a prévalu était de créer à proximité de la France un Etat qui bloquerait l’extension française. La reconnaissance de la Belgique se décide au Congrès de Londres et le Roi de ce nouvel Etat est un parent de la Reine Victoria. La Belgique nouvellement créée est donc un Etat sous contrôle qui ne s’est pas forgé dans une longue histoire ni grâce à la constitution d’un sentiment national. Le temps de gestation nécessaire à la constitution d’un Etat nation n’a donc pas été observé dans le cas belge. En outre, ses deux parrains – la France et la Grande-Bretagne – lui ont imposé la neutralité et une position d’Etat tampon. Mais le principal malaise réside dans la non-reconnaissance de la langue de la communauté flamande. La Constitution du pays n’a été traduire en flamand qu’en 1967 ! Dans le Nord de la France, circule une image dévalorisée des Flamands qui venaient travailler dans les usines proches de la frontière. Cette position de peuple humilié, méprisé, favorise l’accumulation de rancune et cette humiliation collective – qu’il ne faut jamais négliger – a favorisé la naissance du nationalisme flamand. Jusqu’à la première guerre mondiale, cette communauté n’a jamais pu être administrée ou instruite dans sa propre langue. Il a fallu attendre les années 1930 pour voir ouvrir la première Université flamande. La grandeur de la culture française a porté ombrage à la reconnaissance du néerlandais comme langue de la communauté flamande. La bourgeoisie flamande utilisait le français ; durant la guerre 14-18, tous les officiers parlaient le français et les soldats, la « chair à canon », parlaient flamand. Cette représentation a véhiculé des ressentiments très puissants contre les francophones.
Le second facteur qui permet de comprendre la profondeur des tensions actuelles réside dans le développement économique contrasté qu’ont connu les deux communautés. La Wallonie avec la région de Charleroi et de Mons faisait partie du bassin charbonnier et a permis à la sidérurgie de s’y développer. La communauté francophone a donc connu un développement économique plus précoce que la communauté flamande longtemps restée agricole. La seconde guerre mondiale a également été un facteur important au sein des communautés belges. Le Roi est loin d’avoir eu une attitude exemplaire pendant le conflit et a accepté l’armistice. À la fin de la guerre, les Flamands veulent garder la Royauté tandis que les Wallons souhaitent l’avènement de la République. Les Flamands se voient alors accusés d’avoir collaboré pendant la guerre et le Roi est contraint à la démission. Lui succède son fils Baudouin. En 1963, la partition entre les deux communautés devient nette et la fixation de la frontière linguistique s’ancre dans le territoire. Car la langue correspond intimement au territoire sur lequel elle est parlée. Les Flamands marquent aujourd’hui fortement la domination de leur langue sur leur territoire. À Bruxelles, la population croît rapidement et les francophones sont de plus en plus nombreux à s’installer dans de petites communes alentours. Ces francophones ne peuvent souvent pas s’exprimer au quotidien dans leur propre langue et il existe parfois de la part des Flamands une volonté manifeste d’éliminer toute trace de la langue française de ces territoires. La crispation initiale date de 1963 lorsque l’ancrage de la limite linguistique a été décidé. La Belgique a manqué l’occasion de faire de ses citoyens un peuple bilingue. Les francophones auront toujours le complexe de supériorité de ceux qui parlent une grande langue. Ce sont les Flamands qui ont été contraints d’apprendre le français et non l’inverse. L’apprentissage du néerlandais par la communauté francophone est un phénomène récent même s’il a toujours existé une classe politique capable de s’exprimer dans les deux langues. Les communautés sont divisées en régions et disposent d’institutions propres. Cette division s’est déroulée sans drame, dans un débat démocratique, mais accepter cette division c’était déjà rentrer dans un engrenage. Les Flamands ont aujourd’hui effectué leur rattrapage tant d’un point de vue économique (5% de chômage contre près de 16% en Wallonie) que du point de vue du pouvoir politique. Leur revanche est prise, mais cela ne suffit pas. Les Flamands forment désormais une nation ; ils disposent des trois éléments qui constituent le phénomène des « nationalismes régionaux » : un peuple, un territoire, une langue. Ce qui leur donne la volonté d’acquérir une indépendance plus grande encore (comme la Catalogne). Les Flamands développent le complexe de supériorité d’une région riche (comme l’Ecosse, la Lombardie ou encore la Catalogne).
Que reste-t-il donc de l’Etat belge ? Les régions ont pris beaucoup d’importance et l’on peut se demander si le sentiment national belge existe encore. Si l’unité de la Belgique semble plus fragilisée que jamais, cela pourrait toutefois ne pas poser trop de problèmes dans le contexte de l’Union Européenne. La Wallonie et la Flandre pourraient tout à fait cohabiter dans une Europe des régions. A la seule restriction que, depuis la chute du Mur, on assiste en Europe à un « plus de nations ». La Flandre constitue une nation, contrairement à la Wallonie. L’unité wallonne construite autour de la langue française ne suffit pas à en faire une nation. En outre, la proximité d’une grande nation dont elle partage la langue – la France – freine l’émergence d’un sentiment national wallon. Certes, il existe en Belgique un nationalisme flamand, mais la capitale reste Bruxelles – peuplée à 80% de francophones et véritable nœud gordien du pays. Pour clore son propos Béatrice Giblin déclare faire le pari que la Belgique peut continuer son chemin en tant qu’Etat unitaire.
Notre second intervenant, William Ancion, nous apporte un éclairage précieux sur la manière dont fonctionne le fédéralisme belge. En tant que délégué de la communauté française et de la région wallonne, il connaît bien ces questions. Le fédéralisme en Belgique a ainsi fait des progrès étonnants et les différentes communautés ont réussi à gagner une réelle autonomie dans certains domaines. La France, très attachée à son modèle centralisé, a des difficultés à accepter le mode de fonctionnement fédéral de la Belgique. Il a été très difficile de convaincre la France de signer un accord de coopération avec une composante de la Belgique et non le pays entier. La structure de l’Etat fédéral belge se compose sur le modèle suivant : trois communautés linguistiques – francophones, néerlandophones et germanophones – qui sont compétentes notamment dans le domaine de l’éducation et trois régions – Flandre, Wallonie et Bruxelles – qui sont en charge de la gestion du territoire (aménagement, logement, transport). La structure fédérale de la Belgique est en constante évolution. En effet, les gouvernants réalisent pratiquement une révision constitutionnelle par législation ! C’est d’ailleurs l’un des motifs de la crise actuelle. Depuis 1973, la Belgique est dans un état de révision constitutionnelle permanent. L’Etat central est littéralement dépiauté : par le dessus, au travers des avancées de l’Europe, et par le dessous, de par les revendications permanentes des régions et des communautés. L’Etat belge s’apparente de plus en plus à une coquille vide.
Et c’est d’ailleurs un paradoxe que laisse apparaître la crise actuelle. Malgré la situation de paralysie, il n’y a pas péril en la demeure justement grâce à la large autonomie dont bénéficient communautés et régions. Si l’on regroupe l’Etat fédéral, les trois communautés et les trois régions, on arrive à un total de sept Parlements et sept gouvernements. Et seul ceux de l’Etat fédéral sont actuellement paralysés. La crise politique est certes sérieuse, mais elle ne change rien dans la vie quotidienne des citoyens belges : des dispositions continuent à être prises, des gouvernements fonctionnent et des Parlements légifèrent. Le second paradoxe de la crise réside dans ses fondements mêmes. Lors de la dernière législature, aucune révision de la Constitution n’a abouti. Les revendications sont restées en suspens, surtout du côté flamand qui réclamait une plus grande autonomie. On a donc été confronté à une sorte de retard, d’accumulation des revendications. Afin de pouvoir réviser la Constitution, il est nécessaire de réunir une majorité des deux tiers au Parlement fédéral et une majorité simple dans chacune des trois communautés. Lors des élections, le scrutin est strictement proportionnel ; ont réussi à être représenté cinq partis flamands et quatre partis francophones, d’où la difficulté de réussir à dégager une majorité des deux tiers. Jusqu’à présent, personne n’a réussi à rassembler tout le monde. Les Flamands réclament plus de fédéralisme alors que les Wallons ne demandent rien. C’est un véritable dialogue de sourds ! La situation était tellement figée, que l’ancien gouvernement a été convoqué pour tenter de faire dialoguer des interlocuteurs qui refusent de discuter des dossiers clés de la crise.
Les élections se succèdent et la compétition politique est toujours de mise. La Belgique a voté en juin 2007, elle votera à nouveau en juin 2009 pour les Parlements des communautés et des régions qui détiennent désormais l’essentiel des compétences et représentent donc un enjeu majeur. Celui qui cédera aujourd’hui la moindre parcelle de terrain pour contribuer à régler la crise peut être certain d’être désavoué lors de ces prochaines élections. La situation paraît tellement bloquée que la presse évoque même la possibilité que le gouvernement provisoire reste en place jusqu’en juin 2009. A cette date, auront lieu à la fois des scrutins fédéraux et régionaux, à moins qu’il soit décidé d’avancer les élections législatives d’un an. Jusqu’à maintenant, aucun dommage économique n’a été provoqué par la crise politique. L’euro assure une stabilité internationale et la pression s’avère donc moindre concernant la mauvaise image économique qui pourrait se diffuser. Les raisons profondes de la crise remontent bien à 1815 comme Béatrice Giblin l’a rappelé. Au sortir de la seconde guerre mondiale, la Wallonie est entrée dans une phase de stabilité économique qui s’est rapidement dégradée comme cela s’est d’ailleurs passé dans certaines régions françaises. La production de charbon, d’acier ou de verre s’est très vite effondrée. La Wallonie est une région de vieille industrie qui a mis beaucoup de temps à se reconvertir et elle n’a pas encore terminé ce processus et les fonds européens « l’endorment » un peu. La Wallonie peine à se tourner vers des secteurs économiques novateurs. La Flandre, à l’origine agricole, a profité d’un essor économique plus tardif lié à la sidérurgie et à sa situation géographique proche de la mer et des ports. Anvers est actuellement le second ou le troisième port mondial. La Flandre n’était pas encombrée de friches industrielles, la région était donc directement accessible et transformable. Elle considère désormais la Wallonie comme un poids qui lui coûte très cher, notamment en ce qui concerne la santé publique ou les prestations sociales qui sont à la charge de l’Etat fédéral. Les transferts sont considérés comme insupportables ; les Flamands ne nient pas la solidarité, mais considèrent l’évolution économique de la Wallonie comme trop faible et bien trop lente.
Le nationalisme flamand est certes lié au sentiment d’humiliation qu’a pu connaître cette communauté par le passé. Mais il ne faut pas perdre de vue que la nation flamande parle encore plus anglais que français et que ce peuple est largement tourné vers l’Ouest. Les Wallons sont réticents à l’apprentissage des langues étrangères et « s’exportent » moins. Bruxelles est francophone à 80% et se situe en territoire flamand. Elle est entourée de « communes à facilités » où l’on a consenti aux populations francophones des adaptations linguistiques là où elles sont devenues majoritaires. Ainsi, au lieu de se rétrécir, les poches francophones en territoire flamand ne font que s’étendre. Les Flamands ont tendance à se braquer et refusent de nouvelles accommodations aux francophones. Ainsi, dans certaines communes, il faut faire preuve de sa capacité à parler néerlandais pour pouvoir acheter un logement. La Wallonie est une terre d’immigration, 20 à 30% de sa population est d’origine immigrée. Contrairement à la Flandre qui est relativement hermétique et où le Vlaams Belang obtient entre 15 et 20% des suffrages et jusqu’à 30% à Anvers. Cet aspect renforce encore la difficulté du dialogue entre le Nord et le Sud du pays.
Quel est donc l’avenir de la Belgique ? Une chose qui réunit encore aujourd’hui les deux communautés est leur grande conviction européenne. Cette idée que l’Europe aurait dû solutionner les problèmes de la Belgique. Les Belges étaient d’ailleurs plus favorables à une Europe des régions. Les Wallons sont désormais fédéralistes tandis que les Flamands sont devenus confédéralistes. Le compromis « à la belge » demande beaucoup d’imagination et le pays est un véritable lieu d’expérimentation. Il n’est pas probable que l’on s’engage vers une solution à la tchécoslovaque car l’Europe exercerait alors de fortes pressions. Et pour clore son intervention, William Ancion rappelle que la crise actuelle est certes profonde mais qu’elle n’a jamais donné lieu à aucune violence. Malgré les difficultés, le dialogue ne s’est jamais rompu entre Wallons et Flamands.
Le débat
La première question est posée par Béatrice Giblin. Elle souhaite revenir sur les difficultés évoquées par William Ancion au sujet de la signature du traité de coopération entre la Wallonie et la France et lui demande si un tel accord aurait pu être possible s’il n’avait pas parlé français.
Ce dernier répond que la difficulté est d’une autre nature. La France refusait de signer un accord de coopération avec une région et non un Etat. L’argument que les représentants wallons ont alors opposé était que la Wallonie avait conclu des accords similaires avec la Hongrie ou le Burkina Faso alors qu’elle ne réussissait pas à faire de même avec son voisin ! Un accord de coopération culturelle a alors été signé, mais toute clause économique en a été écartée. Les accords d’ordre économique sont intervenus cinq ans plus tard. William Ancion estime que la France avait certainement peur de participer au dépeçage de la Belgique mais peut-être aussi que cela donne des idées à certaines régions françaises.
La première intervention de la salle soulève la rareté des réactions internationales – et en particuliers européennes – à la crise belge. Comment a été perçue par les Belges cette absence de réaction forte de la part de ses voisins et de l’Europe ?
William Ancion précise que deux personnalités politiques d’importance sont tout de même intervenues. Il s’agit d’abord du Premier ministre du grand Duché de Luxembourg, personnage profondément respecté par les Belges qui n’ont pas apprécié son intervention – dans l’exercice de ses fonctions – au sujet de la crise. La seconde personnalité à s’être exprimé publiquement est Dominique de Villepin qui a exhorté la Belgique à rester unie. Les Belges se sentent profondément européens, mais ils estiment aussi que cette crise est un problème belgo-belge et non un problème européen car la thèse de la séparation n’a pas encore été sérieusement envisagée.
Une nouvelle question porte sur l’avenir de l’arrondissement Bruxelles-Hal-Vilvorde (BHV).
William Ancion précise pour le public que cette circonscription électorale qui couvre la ville de Bruxelles et ses alentours permet à ses électeurs francophones de voter pour des partis francophones. Les Flamands pensent toutefois que les Wallons de l’arrondissement BHV devraient s’adapter et s’intégrer. À la suite d’un coup de force au Parlement, l’arrondissement a failli être scindé il y a quatre ans mais cette proposition a finalement échoué. L’arrondissement sera vraisemblablement scindé en deux mais avec l’instauration d’un mécanisme complexe qui permettra aux francophones de garder un statut particulier. Ce problème de l’arrondissement BHV a empêché l’adoption de la convention cadre sur les minorités. Les Flamands accepteraient de signer cette convention s’il est clairement signifié que ces poches francophones ne peuvent être assimilées à des minorités. Mais les francophones ne les considèrent pas comme des minorités et regrettent la non-ratification de la convention cadre sur les minorités.
Béatrice Giblin ajoute que ce qui pose fondamentalement problème est le processus qui conduit à voir les Flamands et les Wallons comme des ethnies. Dans les années 1960, l’inscription de la limite linguistique ne s’est pas accompagnée d’un projet politique commun au niveau linguistique. Le projet belge aurait dû logiquement conduire à la maîtrise des deux langues. En 2006, la fiction télévisée qui présentait la scission de la Flandre a révélé le fossé qui séparait Flamands et Wallons. Des deux côtés de la frontière linguistique, les médias ne se connaissaient pas, ils ne disposaient pas de correspondants. La Belgique est certes riche de deux langues, mais pourquoi a-t-elle mis tant de temps à comprendre que cela ne pouvait pas fonctionner sans communication.
Quel est le rôle du Roi dans l’identité belge ?
William Ancion commence par rappeler les prérogatives politiques du Roi : il a le pouvoir théorique de nommer le Premier ministre, dans les faits il nomme toujours le président du parti arrivé en tête. Le Roi est une véritable autorité morale. La Belgique a un Roi familier, convivial, qui dialogue avec tous, mais qui est aujourd’hui âgé de plus de soixante-dix ans. Baudouin, son prédécesseur, avait réussi à fédérer autour de sa personne.
Béatrice Giblin ajoute que l’attitude du Roi Baudouin avait été notamment très courageuse au moment de l’indépendance du Congo. Le Roi Albert n’a pas le charisme de son prédécesseur. Et un autre facteur vient accentuer les clivages existants entre Flamands et Wallons : la question de la dette.
William Ancion rapporte des propos souvent entendus dans son pays : « ce qui lie encore la Belgique, c’est la royauté et la dette ! ». Mais cette question n’est pas aussi sensible qu’on pourrait le croire car la dette belge est entièrement réalisée dans le pays ; la Belgique n’est pas endettée sur le plan international. Les Belges ont eux-mêmes souscrit aux emprunts émis par leur gouvernants. William Ancion souhaite faire une remarque : cela fait trois ans et demi qu’il est installé en France et au cours des trois premières années personne ne lui a parlé de la Belgique, mais depuis six mois il n’est question que de son pays. Il estime que cela correspond à une dramatisation qui ne coïncide pas avec la situation de la Belgique. Personne ne parle aujourd’hui d’un éventuel partage de la dette, les Belges n’en sont pas là !
Béatrice Giblin acquiesce mais elle prend à nouveau l’exemple du fameux canular télévisé pour préciser que beaucoup de Belges ont alors sincèrement cru au séparatisme de la Flandre. Cette émission a joué le rôle d’un électrochoc, d’une prise de conscience de certaines difficultés déjà existantes. Les réactions médiatiques et celles de la population ont révélé que ce canular avait un certain impact. Et cette interrogation, cette perplexité, est tout à fait légitime car on est tout de même face à l’affirmation d’un nationalisme avec un peuple, un territoire et une langue. C’est une question difficile mais les Belges sont habitués à gérer des situations complexes : le pays compte tout de même sept Parlements et sept gouvernements pour dix millions d’habitants !
William Ancion rebondit en admettant volontiers que cette émission a provoqué un électrochoc chez les francophones pour qui la question de la division de la Belgique était un véritable tabou. Cela leur a permis de concevoir la possibilité d’une telle chose. Mais l’électrochoc s’est également fait ressentir du côté flamand : les Wallons pouvaient croire que la partition avait eu lieu !
Une nouvelle intervention propose à Béatrice Giblin de développer la comparaison qu’elle a esquissé dans son intervention entre la Belgique et l’Espagne.
Béatrice Giblin précise qu’il ne s’agit pas tout à fait de la même chose. En Belgique, on a un Etat fédéral avec un niveau de pouvoir de ce même Etat fédéral très réduit. Tandis qu’en Espagne différentes identités régionales se font face et disposent de différentes compétences. Mais au-delà de la terminologie, une des différences majeures réside dans le système électoral. La proportionnelle totale conduit à des situations où la coalition devient obligée – comme en Israël, en Italie ou en Espagne. Ces gouvernements qui sont toujours issus d’une coalition peuvent facilement être défaits par un petit parti. Ce sont des situations qui favorisent le principe du chantage politique. Les choses sont très différentes dans des pays comme la France, qui s’est doté d’un système représentatif, ou l’Allemagne qui utilise une combinaison des deux systèmes.
Dans la crise actuelle que traverse la Belgique, les syndicats sont-ils restés unitaires ?
William Ancion répond par l’affirmative et précise même que les syndicats sont l’un des derniers remparts de l’unicité belge. Les syndicats reposent sur une solidarité ouvrière qui transcende les frontières. Il faut préciser qu’en Belgique le taux de syndicalisation est conséquent, il atteint 80 à près de 100% dans certains domaines. Et les syndicats sont aujourd’hui plus que jamais parmi les plus fervents partisans du maintien de l’unicité de la Belgique.
Frank Tétart se demande alors si les derniers Belges ne seraient pas les Bruxellois ?
William Ancion émet quelques réserves et estime que le dialogue étroit entre Bruxelles et la Wallonie peut être regardé comme une tentative de recherche d’unité contre la Flandre. Bruxelles est certes à part et joue une carte différente de celle de la Wallonie. La capitale a toujours été une terre d’immigration et devient de plus en plus internationale grâce à la représentation de l’OTAN, des régions européennes… Bruxelles est de moins en moins francophone et de plus en plus polyglotte. Il existe toujours une différenciation entre Bruxellois et Wallons bien qu’ils parlent la même langue.
Pour Béatrice Giblin, c’est bien la preuve qu’une langue commune ne suffit pas à faire un sentiment national. Bruxelles est une petite ville, mais elle est dotée d’un vrai rôle de capitale nationale et de capitale européenne. Bruxelles est désormais une capitale internationale ; les Bruxellois en sont très conscients et très fiers. La Wallonie a une image différente, celle d’une région en crise économique. Pour se rendre compte du fossé entre Bruxelles-Capitale et la Wallonie, il suffit de regarder les films des frères Dardenne dont les décors sont les régions en crise de Mons et de Charleroi.
Un dernier intervenant se demande quelles seraient les conséquences en termes d’accès à la mer d’une partition de la Belgique.
Béatrice Giblin précise que certains pays enclavés se portent plutôt bien d’un point de vue économique et donne la Suisse pour exemple. Et puis, si un tel cas de figure voyait le jour, l’utilisation des ports flamands serait autorisée à la Wallonie contre un droit de douane. Si l’on veut tenter un scénario de géopolitique-fiction on pourrait même imaginer une nouvelle coopération entre Wallons et Flamands dans une grande euro-région Kent-Flandre-Wallonie-Nord – Pas de Calais. Mais cela tient plus de la fiction, notamment car aujourd’hui les nordistes qui vont travailler en Flandre sont très peu nombreux (quelques milliers seulement), contrairement à l’Est de la France où les personnes qui traversent chaque jour la frontière pour se chiffrent en centaines de milliers. Mais le projet de coopération Lille-Wallonie dans le cadre d’une euro-région est un scénario envisageable car le partage d’une même langue facilite déjà les choses. Jusqu’à maintenant, ces deux régions sont confrontées à d’importantes difficultés économiques mais si leur situation s’améliore on pourrait à terme imaginer une étroite collaboration.
William Ancion ajoute que, grâce à la construction européenne, les régions belges ont retrouvé d’anciennes solidarités avec des régions proches, notamment entre le Hainaut et le département du Nord qui participent à la construction d’un euro-district à Lille. Le Nord – Pas de Calais est le premier client de la Wallonie et vice-versa. Mais la Flandre est également un client important pour le Nord de France. Même si la partition belge avait lieu, les relations économiques ne seraient pas rompues pour autant. En 1968, la division de l’Université catholique de Louvain, créée en 1485, eu lieu et une Université flamande fut fondée et entraîna la construction d’une ville nouvelle au milieu des champs de betterave. Pendant des années, les deux Universités se sont ignorées, mais aujourd’hui il n’existe pas plus de liens entre deux Universités qu’entre ces deux-là ! La Belgique devra un jour peut-être passer par cette rupture pour mieux se retrouver et se construire différemment.
Au "Snax Kfé" ; 182 rue St Martin, 75003 Paris ; M° Châtelet-les Halles / Rambuteau