“Quel avenir pour les Balkans ?”
Avec
Michel SIVIGNON, Professeur émérite de Géographie, Université Paris X
Amaël CATTARUZZA, Docteur en Géographie, Université Paris IV
Mirjana MOROKVASIC, Directrice de recherche au CNRS
Ce café a été organisé avec Questions Internationales, La documentation française.
En collaboration avec la revue Hérodote et les café-geo de Paris
Compte-rendu
Le Café Géopolitique qui se déroule ce soir a été préparé en collaboration avec la revue Questions internationales n°23 consacré au thème « Les Balkans et l’Europe ». En introduisant le Café, Sonia Jedidi nous rappelle l’actualité de cette problématique à l’heure où le statut du Kosovo est toujours en suspens.
Pour tenter de répondre à la question « Quel avenir pour les Balkans ? », nos trois intervenants brossent un tableau des enjeux géopolitiques des Balkans. Notre premier intervenant, Michel Sivignon, professeur émérite de géographie à l’Université Paris X, nous invite à observer les pays qui attendent en file d’attente aux portes de l’Union Européenne puis s’attache aux représentations des Européens sur cette région marquée par la guerre. Amaël Cattaruzza, docteur en géographie de l’Université Paris IV, souligne l’ambiguïté de la relation entre l’Union Européenne et les Balkans occidentaux ainsi que ses conséquences sur l’enthousiasme des populations locales. Finalement, Mirjana Morokvasic, directrice de recherches au CNRS, rappelle le sort tragique des réfugiés de l’ex-Yougoslavie et nous expose l’ampleur et les conséquences de ces déplacements.
Michel Sivignon attire notre attention sur l’évolution récente de l’Union Européenne. Depuis le 1er janvier 2007 nous accueillons deux nouveaux pays, la Roumanie et la Bulgarie, mais les perspectives d’élargissement futur sont désormais conditionnées par de nouvelles réflexions sur le devenir de l’UE et ce indépendamment de la question des Balkans. Depuis que la France a décidé d’assortir toute perspective d’élargissement de la tenue d’un référendum, l’intégration de pays comme le Monténégro – que les citoyens français connaissent très mal – semble particulièrement délicate à mettre en œuvre.
Alors que la réticence à l’entrée de nouveaux Etats dans l’UE est une donnée nouvelle, de nombreux pays attendent en file d’attente au portillon de l’Europe. Parmi eux les « Balkans occidentaux », appellation existant depuis 1998 et qui désigne les pays de l’ex-Yougoslavie plus l’Albanie. Une distinction au sein de la région tend à se faire toujours plus nette entre pays déjà entrés dans l’UE et considérés comme « débalkanisés » – Slovénie et Grèce, et maintenant Bulgarie et Roumanie – et pays aspirant à y adhérer.
Plusieurs étapes doivent être franchies par les Etats pour entrer dans l’UE. L’adhésion à l’OTAN a souvent été un préalable : la Grèce et la Turquie l’ont rejointe dans les années 1950, et plus récemment (2004) la Slovénie, la Bulgarie et la Roumanie. Mais encore faut-il être officiellement reconnu comme pays candidat ; en 2005 la Croatie et la Macédoine ont été les seuls Etats à obtenir ce statut. Les accords de stabilisation et d’association (ASA) sont destinés aux Balkans occidentaux, leurs conséquences sont surtout d’ordre financières (accès aux crédits et subventions) et leurs conclusions laissent théoriquement bien augurer de l’entrée dans l’Union Européenne.
Mais un problème majeur reste la question des indépendances ; pour adhérer à l’Union il faut être reconnu comme un Etat par la communauté internationale. Actuellement, le Monténégro a été reconnu comme Etat indépendant et le Kosovo est proposé à l’indépendance par le médiateur envoyé par l’ONU.
Après avoir fait un rapide tour d’horizon de la file d’attente aux portes de l’Union Européenne, Michel Sivignon nous propose une réflexion à propos de nos propres représentations sur les Balkans. Force est de constater que le regard des Européens de l’Ouest se révèle parfois condescendant et ils ne connaissent ces pays souvent qu’à travers des caricatures : Michel Sivignon nous donne l’exemple du récent ouvrage intitulé La Molvanie dont la couverture représente un vieux paysan édenté, à l’air débile et qui tient un verre d’alcool à la main. Cette vision condescendante, frisant parfois même le racisme, des Balkans et plus largement de l’Europe centrale préside souvent dans la littérature ayant trait à cette région. Une autre représentation largement partagée tient dans l’affirmation que les conflits qui affectent les Balkans seraient des conflits d’un autre âge, et qu’ils témoigneraient du retard de ces pays. Cette vieille image a notamment été réactivée lors des guerres des années 1990. Avoir conscience de ces représentations et savoir les décrypter se révèle indispensable lorsque l’on s’intéresse à cette région.
Michel Sivignon, en tant que géographe, se demande s’il n’est pas trompeur d’appréhender la question des Balkans uniquement sous l’angle de la diplomatie internationale. Le géographe doit aussi être soucieux de ce qui se passe sur le terrain. La « décennie terrible » (1990) a créé de nombreux déserts dans la région. À ce propos, Michel Roux a usé d’une expression particulièrement expressive : les Balkans ont été « passés au rabot ». Les destructions impliquant des déplacements de population conduisent à la formation de déserts. Les cicatrices de la guerre sont encore particulièrement visibles en Slavonie centrale et dans la région de la Krajina croate. Il y a sans doute en Bosnie bien des régions vides, qui, de surcroît n’ont pas encore été déminées. Les jeunes qui ont toujours vécu dans la banlieue des grandes villes, vont-ils accepter de retourner dans leurs villages d’origine où la vie est très dure et les emplois rares ?
Mais lorsqu’on observe minutieusement le terrain, on constate que la situation économique de quelques régions s’améliore rapidement. De nombreuses industries se sont implantées dans certains pays balkaniques, par exemple en Bulgarie, près de la frontière grecque où les investissements italiens, allemands et grecs sont en nombre et où l’on déplore même une pénurie de main d’œuvre, le chômage étant quasi-inexistant. On pourrait presque comparer cette situation avec la frontière mexicaine où affluent les investissements des Etats-Unis. Le constat est résolument positif : le pays fonctionne, le réseau routier est rénové, le parc automobile se développe. Les capitaux anglais affluent dans le Sud de la Bulgarie pour créer des complexes touristiques ou pour investir dans une résidence secondaire. Pour avoir conscience de cette réalité, il est nécessaire de se rendre sur place car les images véhiculées dans nos pays entrent souvent en contradiction avec ce que l’on observe sur le terrain. Ce cas n’est pas isolé : des observations parallèles peuvent être faites en Roumanie de l’ouest. Mais, ces améliorations ne peuvent se produire que si l’Etat est à même d’assurer aux entreprises la sécurité, des approvisionnements réguliers et des transports satisfaisants.
Amaël Cattaruzza intervient ensuite à propos de la politique européenne vis-à-vis des Balkans occidentaux. Il profite de sa contribution pour saluer le Courrier des Balkans qui s’avère être une source de données précieuses en rendant accessible en français la presse locale de ces pays. Amaël Cattaruzza tient également à remercier Emmanuelle Chaveneau pour le travail commun sur lequel repose cette intervention.
Comment la politique de l’Union Européenne est-elle perçue dans les Balkans occidentaux ? Résidant à Belgrade, notre interlocuteur bénéficie d’une situation privilégiée lui permettant d’observer les sentiments des populations locales.
L’UE joue un rôle important dans les Balkans occidentaux par le biais de la promesse d’adhésion qui lui permet d’exercer un moyen de pression sur les politiques nationales. Nous nous trouvons néanmoins dans une situation d’entre-deux mal définie. Si le sommet de Thessalonique a affirmé la vocation de ces pays à intégrer l’UE, ils sont actuellement dans une situation périphérique, voire même encerclés par cette organisation. L’UE se pose comme la seule alternative crédible vis-à-vis de l’avenir de la région. Mais son rôle a été très largement ambigu concernant la pacification des Balkans : elle a été à la fois médiateur et décideur dans les conflits. En outre, l’adhésion reste une perspective lointaine, aucun calendrier n’ayant été précisément défini. Après le dernier élargissement et le rejet du Traité Constitutionnel Européen, les discours sur la capacité d’intégration de l’UE ne semblent pas favoriser le rapprochement de cette échéance. Les critères retenus pour l’adhésion ne sont donc plus suffisants à l’intégration effective. L’UE a un comportement politique ambivalent : elle cherche à se rapprocher de cette région tout en la mettant à distance. Pour les populations, cela a pour conséquence un euroscepticisme grandissant et une indifférence croissante envers le projet européen. On reproche souvent à l’Europe son attitude moralisatrice.
Étudions maintenant l’évolution de la politique de l’Union Européenne dans la région. Au cours des années 1990, on a pu observer un glissement dans la perception des Balkans par l’UE : de voisinage à pacifier (« la guerre à la porte de l’Europe »), ils sont peu à peu apparus comme de futurs membres de l’UE. Si au début des années 1990 la préoccupation principale était de contenir les conflits, à la fin de la décennie, l’Europe prend peu à peu conscience qu’elle ne pourra se réaliser elle-même qu’en y arrimant solidement les Balkans. L’adhésion est pour la première fois alors envisagée et la région désormais considérée comme une zone périphérique à intégrer. Les anciens dirigeants disparaissent laissant la place à une nouvelle génération démocratique et pro-européenne. Lors des sommets de Zagreb (2000), Nice (2000) et Thessalonique (2003), la vocation des Balkans occidentaux à intégrer l’UE est à nouveau affirmée. Cette position forte de l’Europe créé un horizon d’attente pour les populations. La conclusion des accords ASA – étape de pré-adhésion nécessaire à l’obtention du statut de candidat officiel – renforce encore ces aspirations. Les Accords de Stabilisation et d’Association déclenchent tout une série de réformes démocratiques et favorisent la coopération régionale. Paradoxalement, ce processus complexe a finalement pour conséquence de retarder la candidature de ces pays et éloigne même progressivement cette perspective. La Croatie a ainsi dû attendre six ans pour obtenir le statut de pays candidat malgré les importants efforts fournis. La longueur de ce processus contribue à transformer les enjeux liés à la perspective d’adhésion.
Jusqu’aux années 2000, l’adhésion recouvrait une réelle perspective de démocratisation. Mais, avec l’arrivée au pouvoir de nouveaux gouvernements, cette aspiration s’estompe, l’aspect économique devient alors primordial. Les europhiles voient dans l’adhésion à l’UE un potentiel de croissance, tandis que les europhobes redoutent l’ingérence européenne. Le survol des différentes forces politique pro- et antieuropéennes permet de mieux appréhender la diversité des situations. Dans des pays comme la Bosnie-Herzégovine ou la Serbie, où le discours ethno-territorial est développé, il existe des forces politiques s’opposant directement à l’entrée dans l’UE. Mais ailleurs les mouvements nationalistes ont intégré la perspective d’adhésion, comme en Croatie ou au Monténégro.
Les interventions de l’Union Européenne oscillent entre médiation et décision, on peut observer trois formes différentes. Tout d’abord il existe des pressions en faveur des réformes. L’UE a ainsi fortement incité la Croatie entre 2000 et 2002 à intégrer dans son arsenal juridique la question des minorités, une loi a finalement été votée dans ce sens en décembre 2002. Ensuite, les pressions peuvent être de nature diplomatique dans un contexte de gestion de crise. Le référendum sur l’indépendance du Monténégro a été encadré par l’UE qui a elle-même fixé à 55% le seuil nécessaire à la validation du scrutin. Finalement, on constate des situations de quasi-protectorat comme en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. Dans ces domaines, l’ONU a progressivement cédé la place à l’UE considérant qu’elle était la mieux placée pour gérer l’évolution de la région étant donné qu’elle avait vocation à intégrer ces pays. Mais les récentes discussions concernant la capacité d’absorption de l’UE a révélé que les efforts de ces pays n’étaient plus suffisants pour leur permettre l’intégration et ce changement a provoqué un choc au sein de ces populations : l’avenir européen recule.
En conséquence, l’euroscepticisme est un sentiment bien réel. La capacité de l’UE à résoudre les crises est de plus en plus remise en cause. Il existe également des débats concernant la coopération avec le Tribunal Pénal International, en particulier en Croatie. Ces phénomènes nourrissent un euroscepticisme latent. Les représentations populaires de l’UE sont souvent négatives, cela est lié à l’ingérence dont a souvent fait preuve l’Europe. Les populations locales sont en outre confrontées à un « vécu de périphérie », les difficultés pour obtenir un visa et rentrer dans l’espace Schengen sont nombreuses. Cette situation les conduits à nourrir une rancœur envers une UE qui pose toujours plus de contraintes et qui ne semble pas se soucier des habitants.
Amaël Cattaruzza conclut en observant que la manière dont l’Union Européenne s’est investie dans les Balkans a progressivement conduit à une situation de périphérisation de la région. La première étape a été l’intervention humanitaire lors de laquelle l’UE, un acteur parmi d’autres, menait des actions ciblées de normalisation et de reconstruction. L’ambiguïté de cette action humanitaire a entraîné de fait une situation de dépendance et a encouragé une politique dissymétrique. L’aide financière apportée par l’UE a ensuite joué un rôle de promotion démocratique face à des gouvernements nationalistes. En 1992, les régions qui s’opposaient à Milosevic étaient ainsi épargnées par l’embargo qui touchait la Serbie. La troisième étape de ce processus de périphérisation est liée à l’émergence de la perspective d’intégrer l’Union Européenne. L’annonce officielle de la vocation des Balkans occidentaux à adhérer à l’UE a suscité un sentiment d’attente et a réellement créé une périphérisation politique. Cette situation d’entre-deux balkanique tend à perdurer.
Mirjana Morokvasic débute son intervention en nous rappelant que la question des réfugiés dans l’ex-Yougoslavie est particulièrement tragique. « Nous avons tous perdu quelqu’un, nous connaissons tous des personnes qui ont perdu leur maison ou qui ont été confrontés à l’expulsion ou le départ de proches ». Parler en termes généraux, aligner des chiffres est gênant lorsqu’on mesure l’horreur des déplacements subis. Michel Sivignon a rappelé à juste titre les représentations extrêmement négatives que les Européens ont vis-à-vis des Balkans. Dans les années 1990, les pays de l’Union Européenne ne considéraient pas les Balkans comme faisant partie de l’Europe.
Les pays des Balkans ont été touchés par la guerre et une de ses conséquences a été la recomposition de leurs populations. Au problème des réfugiés s’ajoute le départ des populations les plus jeunes et les mieux qualifiées. L’arrivée de personnes au profil ethniquement homogène s’est doublée du départ de ceux qui disposaient d’un capital social et humain élevé. On doit parler de millions de réfugiés – 2,5 millions environ, on ne pourra jamais savoir les chiffres exacts certaines personnes se sont trouvées déplacées à plusieurs reprises. Elles ont cherché une certaine sécurité en rejoignant des espaces où leur nation était majoritaire ou sont parties à l’étranger.
Le processus d’homogénéisation doit être décomposé en deux temps : la période daytonienne et post-daytonienne puis la crise du Kosovo. Au cours de ces deux périodes, on a pu à la fois observer des déplacements internes à l’ex-Yougoslavie et des départs à l’étranger. Commençons par étudier les migrations vers l’étranger. La Yougoslavie a toujours été un grand exportateur de main d’œuvre : un million de Yougoslaves travaillaient en Allemagne, en Autriche, en France ou encore en Suède avant que le pays n’éclate. Les premiers réfugiés se sont tournés vers les pays qui accueillaient déjà certains membres de leurs familles : vers l’Allemagne surtout, mais aussi la France, la Suède, la Norvège et les Pays-Bas car ils pouvaient encore y entrer sans visa (jusqu’en 1992). L’Allemagne qui a compté jusqu’à 500 000 réfugiés en a aujourd’hui renvoyé la plupart. En 1997 il en restait encore 250 000. La France compte 3 000 réfugiés statutaires et 7 000 protégés temporaires. Plus tardivement, les réfugiés se sont tournés vers les Etats-Unis, la Nouvelle-Zélande et l’Australie.
Mais la majorité des réfugiés est restée dans le territoire de l’ex-Yougoslavie. Il s’agit principalement de déplacements forcés qui ont servi une stratégie d’homogénéisation ethnique : les pays où les entités ont désormais une population beaucoup plus homogène qu’auparavant. En Croatie, une personne sur sept a été déplacée. En 1991, les Serbes représentaient 12% de la population de ce pays, ils ne sont plus que 4,5% aujourd’hui. En Bosnie-Herzégovine, plus de deux millions de personnes ont été déplacées, soit un habitant sur deux ; le pays a perdu 27% de sa population. Sarajevo qui était une ville multiculturelle est désormais peuplée à 90% de bosniaques. La population de la Serbie est également beaucoup plus homogène, surtout depuis l’arrivée des Serbes de Bosnie et de Croatie. La Serbie est le premier pays d’Europe et même le cinquième pays au monde relativement au nombre de réfugiés.
Il y a onze ans, les accords de Dayton précisaient dans l’annexe 7 le droit au retour des populations déplacées. À l’heure actuelle, alors qu’on se félicite sur place d’un million de retours, il reste encore des personnes en attente d’une solution durable : elles vivent sans statut et n’ont pas l’accès à la citoyenneté. La déclaration trilatérale de janvier 2005 entre la Serbie, la Bosnie et le Monténégro a affirmé le retour dans la dignité et la sécurité des réfugiés ou leur intégration sur place. Cela révèle une volonté manifeste de tourner la page, mais les difficultés sont encore nombreuses. Les obstacles majeurs aux retours sont la sécurité et le problème de la restitution de la propriété. En outre, il faut distinguer deux types de retours : les retours majoritaires et les retours minoritaires. Les retours majoritaires s’effectuent vers des territoires où ces personnes se sentent en sécurité grâce à la majorité de leur groupe, sans être pour autant des endroits dont elles ont été expulsées. Ces retours renforcent ainsi l’homogénéisation provoquée par les départs forcés. Quant aux retours minoritaires, ils sont également rarement des retours réels : temporaires, ils servent a récupérer les biens immobiliers et les revendre avant un nouveau départ.
La crise du Kosovo a provoqué à nouveau d’importants déplacements forcés. Dès 1996, l’augmentation des tensions et les actions militaires ont poussé de nombreux Albanais à demander l’asile en Europe, particulièrement en Allemagne et en Suisse. Ils ont souvent été déboutés dans leur demande de droit d’asile et expulsés. En 1998, on comptait 300 000 déplacés internes, Albanais et non-albanais qui fuyaient l’UCK. En 1999, les bombardements de l’OTAN ont provoqué des déplacements d’une grande ampleur. 800 000 Albanais ont trouvé refuge dans des camps en Macédoine et en Albanie. Cet exode n’a toutefois été que temporaire. Deux mois après les accords de paix de juin 1999, ces déplacements ont été suivis de retours. La résolution 1244 de l’ONU, établissant un protectorat de la MINUK sur la province, et l’arrivée des forces de la KFOR a provoqué le départ des Serbes et des minorités considérées comme pro-serbes. Ces derniers ont été beaucoup moins bien accueillis en Serbie que les premiers. Le pays se trouve dans une situation économique catastrophique et ces réfugiés se dirigent justement vers les régions les plus pauvres. Certains non-albanais restent dans la province au sein d’enclaves et leur quotidien est caractérisé par l’insécurité, leur avenir reste suspendu à la question du statut définitif. En effet, l’éventuelle indépendance du Kosovo aura d’importantes répercussions sur les populations.
Mirjana Morokvasic nous propose maintenant quelques points pour ouvrir la discussion. Tout d’abord elle souligne le fait que la crise des réfugiés de l’ex-Yougoslavie est la plus grave depuis la seconde guerre mondiale. Si l’accent est souvent mis sur l’épuration ethnique mise en place par Slobodan Milosevic, il ne faut pas oublier que l’homogénéisation ethnique a touché toutes les populations. Ainsi, un million de Serbes ont rejoint l’actuelle Serbie.
Et il ne faut pas non plus oublier que ces réfugiés ont été obligés de partir à cause de leur allégeance réelle ou supposée à une nation particulière. Ces personnes ont souffert de l’exil et la plupart d’entre eux risquent de se tourner vers des partis nationalistes. Ainsi, en Voïvodine où de nombreux réfugiés se sont établis, on constate déjà une certaine radicalisation politique.
Débat
Ces trois exposés ont ensuite suscité un riche débat, de nombreuses questions ont porté sur l’avenir statutaire du Kosovo ainsi que sur le lien à la Nation et son rôle dans la guerre.
Un premier participant aimerait savoir s’il existe un risque réel de proclamation d’indépendance de la Voïvodine. Amaël Cattazurra précise que la nouvelle Constitution adoptée par la Serbie qualifie le Kosovo de partie constituante de l’Etat serbe. Dans le cas de la Voïvodine, c’est un peu différent : la question de l’indépendance tend à passer au second plan. Mirjana Morokvasic ajoute que si une volonté autonomiste devait voir le jour, elle ne pourrait s’appuyer sur une base ethno-nationale.
Une seconde interrogation porte sur l’élément principal constitutif de l’identité commune existant auparavant en Yougoslavie. Michel Sivignon précise qu’il s’agit là d’une vaste question : celle de la constitution des Nations. Ces nationalismes se constituent tous de la même manière : en cherchant à tout prix une histoire ancestrale – ce qui explique le rôle joué par les archéologues lors de la constitution des Nations – puis en passant sous silence certaines périodes moins glorieuses de l’histoire. Si la langue n’est pas un élément indispensable à fondation d’une Nation, la religion joue en revanche un rôle très important. A ce point de vue, la Yougoslavie constituait une exception dans une Europe des Etats-Nations. Dans les années 1970, aucun spécialiste n’imaginait l’implosion de ce pays et aujourd’hui encore certains citoyens de l’ex-Yougoslavie regrettent leur Etat. Mirjana Morokvasic rajoute que le 25 juin 1991, lorsque la Slovénie et la Croatie ont déclaré leur indépendance, nombreux étaient ceux qui ne voulaient pas y croire. Dans ces deux pays, des citoyens racontaient à l’époque qu’ils ne se rendaient même pas compte que le bulletin de vote qu’ils avaient mis dans l’urne aurait pour conséquence le démantèlement de la Yougoslavie.
La marche à reculons de la Serbie vers l’Union Européenne n’handicape-t-elle pas l’intégration des autres pays des Balkans occidentaux ? Amaël Cattaruzza nous rappelle que le processus ASA permet d’avoir une réponse individualisée pour chaque pays : la Serbie serait donc le seul pays à prendre du retard. Si la même logique était appliquée vis-à-vis de l’UE, chaque pays pourrait donc adhérer à son rythme. Amaël Cattazurra tient toutefois à préciser qu’il ne faut pas stigmatiser l’ensemble du peuple serbe et qu’il est important d’avoir conscience du poids joué par les réfugiés dans le vote ultranationaliste. Ces derniers ont d’ailleurs un discours relativement efficace et pointent certaines difficultés réelles, comme la faiblesse des salaires. En jouant sur les frustrations et les représentations liées à la perte du Kosovo, les ultranationalistes séduisent un large pan de la population. De notre point de vue, la situation politique de la Serbie s’avère donc très critique, mais pour le peuple serbe l’urgence est surtout économique et sociale.
Un jeune homme s’adresse ensuite aux intervenants en leur demandant à quelle époque les conflits actuels trouvent-ils leurs origines. Michel Sivignon tient tout d’abord à rappeler qu’aucun spécialiste de la région n’aurait pu prédire les événements tragiques qui ont éclaté en 1992. Les historiens ont certes tendance à affirmer a posteriori l’inéluctabilité des événements mais, pour les observateurs aguerris, rien ne laissait présager une telle évolution. On peut tout de même concevoir que les Serbes aient pu développer le sentiment d’être lésé dans la construction yougoslave telle que voulue par Tito et qu’ils aient souhaité renforcer leur rôle qu’ils jugeaient central. Mais d’autres questions rentrent en ligne de compte pour expliquer l’ampleur des tensions entre les différentes entités : celle de l’inégalité des niveaux de développement par exemple, on comptait ainsi six fois plus de voitures pour 1000 habitants en Slovénie qu’au Kosovo ou en Macédoine. Finalement, l’insuffisance d’expression démocratique au sein de la Yougoslavie a pu conduire à accroître les tensions. Mirjana Morokvasic confirme qu’on ne peut répondre en quelques minutes au vu de la complexité de la situation. Le déclenchement du conflit serait principalement dû à la conjonction de deux facteurs : l’absence de démocratie au sein de la République yougoslave et la fin de la guerre froide. L’Europe n’étant plus divisée par le rideau de fer, la Yougoslavie – pays différent, incarnant une troisième voie – n’aurait alors plus eu lieu d’être sur le plan international. La défense du système yougoslave perdait donc de son intérêt aux yeux des citoyens. Amaël Cattaruzza précise que les discours nationalistes apparus avec le multipartisme au cours des années 1990 a pu venir combler un vide politique et a contribué à réactiver les mémoires locales. Il ne faut pas oublier la crise sociale et politique induite par l’ancien système alors complètement sclérosé.
Un dernier intervenant se demande si l’accroissement du nationalisme serbe – depuis et même avant la mort de Tito – n’a pas été quelque peu sous-estimé dans cette discussion. Mirjana Morokvasic tient à préciser que le nationalisme serbe a incontestablement été le plus brutal, il ne s’agit en aucun cas de nier cette réalité. La Serbie est le pays qui porte le plus de responsabilités dans cette guerre. Il reste néanmoins nécessaire d’avoir conscience du rôle joué par d’autres nationalismes. Si le nationalisme serbe est le plus dangereux, il n’est pas le seul. Les Serbes expulsés ou déplacés de force de Croatie ou de Bosnie et Herzégovine ont également éprouvé de la souffrance.
Sonia Jedidi conclut cette soirée consacrée à l’avenir des Balkans en remerciant les intervenants pour leurs précieux éclairages sur un sujet si complexe. Le prochain Café Géopolitique se déroulera le jeudi 1er mars et aura pour thème les frontières de l’Union Européenne.
Delphine Iost, doctorante à l’Institut Français de Géopolitique
Au Café des Phares ; 7, place de la Bastille ; 75004 Paris ; Métro : Bastille