“Regards géopolitiques sur l’Inde”
Avec
Claude Markovits, historien, directeur de recherche au CNRS
Ingrid Therwath, doctorante à Science-po Paris, responsable de l’Asie du Sud à Courrier International
en collaboration avec la Revue « Question internationales »
En collaboration avec la revue Hérodote et les café-geo de Paris
Compte-rendu
La diaspora indienne (Ingrid Therwath)
La diaspora indienne représente aujourd’hui environ 20 millions de personnes, issues de plusieurs courant migratoires dont l’histoire remonte au XIXème siècle.
Les années 1830 marquent le début d’une émigration plus ou moins forcée, organisée par l’Empire colonial britannique pour pallier au manque de main d’ ?uvre suite à l’abolition de l’esclavage. Ce sont les coolies , qui partent travailler dans les plantations et parfois à la construction des chemins de fer. Cette première vague d’émigration dure jusqu’en 1917, date à la laquelle la couronne britannique a abolit ce système sous la pression du parti du Congrès.
Au 20ème siècle, les migrations se poursuivent. A la différence des coolies, dont les papiers étaient souvent confisqués et qui vivaient dans un état de quasi servitude, les nouveaux candidats au départ sont des Indiens dit libres, commerçants pour la plupart, qui quittent l’Inde pour échapper à la misère (particulièrement dans l’Etat du Pendjab).
Les années 1960 marquent une rupture forte : les travailleurs qualifiés, de plus en plus nombreux en Inde, peinent à trouver du travail dans leur pays. Au même moment, les Etats-Unis modifient leur politique d’immigration et leur système de quotas : c’est le début du « Brain Drain », l’exode des cerveaux. Le gouvernement indien se lamentera pendant longtemps sur ce « pillage de matière grise », mais depuis quelques années le discours est devenu très différent et le gouvernement indien considère de façon positive les liens entretenus avec cette diaspora d’Amérique du Nord, mais aussi des pays développés.
A partir des années 1970, les migrations vers le Golfe persique deviennent de plus en plus importantes : ce sont des Indiens généralement pauvres (beaucoup sont originaires du Tamil Nadu et du Bihar) et musulmans, qui partent travailler en Arabie Saoudite, à Dubaï, Oman. Ils y vivent très souvent dans des conditions épouvantables. Mais ce n’est que très récemment que le gouvernement indien commence à s’intéresser à cette diaspora du Golfe, qui contribue pourtant à l’équilibre de la balance des paiements en rapatriant en Inde des sommes importantes.
L’attitude officielle de l’Inde vis-à-vis de la diaspora a en effet beaucoup évolué : l’arrivée au pouvoir en 1998 du parti nationaliste, le Bharatiya Janata Party (BPJ), a contribué à imposer la vision d’une continuité ethnique de la nation indienne, en Inde et à l’étranger. Le gouvernement indien cherche dès lors à capter les ressources financières de la diaspora, et son soutien politique. Le Congrès, de retour au pouvoir en mai 2004, poursuit cette politique. Mais, si le discours sur « la famille indienne globale » est à présent enthousiaste, les choses changent peu dans les faits. Ainsi, la double nationalité, promise en janvier 2003, n’est toujours pas appliquée.
La diaspora indienne reste néanmoins très diverse. Le terme le plus couramment employé par les membres de la diaspora est desi, littéralement « du pays ». L’expression peut désigner aussi bien des originaires d’Inde que du Pakistan. Hors de l’Inde, une culture desi est en train de se former, en Angleterre notamment, et il s’agit plus d’une culture de l’Asie du Sud que d’une culture strictement indienne. Le cinéma est d’ailleurs une des choses principales qui cimentent les sud-asiatiques en diaspora. De fait, les tensions géopolitiques qui ont cours en Asie du Sud ne se reflètent pas telles quelles dans la diaspora : les lignes de fracture ont tendance à se déplacer ou à s’atténuer. Aux Etats-Unis par exemple, la première génération de migrants a eu tendance à conserver des lignes de fractures politiques et sociales ayant cours en Inde. Mais avec la troisième génération a émergé une identité sud-asiatique, qui va au-delà de l’appartenance linguistique et nationale. A l’inverse, certaines causes nationalistes ont trouvé un soutien particulier chez les NRI, les Indiens Non Résidents.
L’image de Gandhi dans la société indienne (Claude Markovits)
Gandhi est un personnage historique d’une extraordinaire complexité.
C’est d’abord une figure de la diaspora. C’est en Afrique du Sud, où il vécu en exil pendant plus de vingt ans, qu’il a véritablement formé sa personnalité, ses idées religieuses et politiques, et où il fit pour la première fois l’expérience de la lutte politique et de la lutte contre un pouvoir colonial oppresseur. Cet aspect de la vie de Gandhi est d’ailleurs très significatif de l’importance du thème de la diaspora dans la construction de l’identité indienne.
Gandhi est un personnage dont l’image est relativement « brouillée ». De son vivant, Gandhi fut très souvent comparé à la fois à Jésus Christ et à Lénine. Mais Gandhi est loin d’avoir fait l’unanimité. Nehru, qui le vénérait profondément, avait par exemple des idées politiques très différentes, notamment sur le plan économique : Nehru était fasciné par les plans quinquennaux soviétiques, et souhaitait une véritable industrialisation de l’Inde. A la différence des idées de Gandhi qui prônait une renaissance de l’artisanat, notamment textile.
L’unanimité, qui n’existait pas de son vivant, va en réalité se construire après l’assassinat de Gandhi par un fanatique hindou. Cet assassinat va produire une image beaucoup plus homogénéisée, mais aussi instrumentalisée, de Gandhi.
C’est d’abord Nehru qui s’emploie à retravailler l’image de Gandhi pour en faire l’inspirateur du régime qu’il est en train de mettre en place, le père de la nation indienne indépendante. Au moment de l’indépendance, une lutte idéologique forte existait au sein du Parti du Congrès : d’un coté, ceux qui souhaitaient que l’Inde se déclare Etat hindou, prenant acte du fait que la Pakistan venait de se déclarer Etat musulman ; de l’autre, Nehru et la majorité des membres du Congrès, qui souhaitaient au contraire que l’Inde soit un Etat laïc et que la minorité musulmane puisse continuer à y vivre sans persécution ou discrimination. L’assassinat de Gandhi a beaucoup servi à Nehru pour défendre l’idée d’un « sécularisme à l’indienne » et à discréditer les thèses des nationalistes hindous. Gandhi devient dès lors le « saint » de la laïcité indienne.
Mais la réalité est plus ambiguë : certes, Gandhi n’a jamais eu de sympathie pour le courant nationaliste hindou. Mais en même temps, son discours restait très fortement imprégné d’hindouisme, ce qui avait posé problème pour les Indiens musulmans, notamment ceux de la classe moyenne.
C’est bien l’utilisation de l’image de Gandhi, retravaillée avec succès, qui a permis à Nehru de se poser légitimement en successeur de Gandhi.
Dans les années 1970, cette image de la continuité entre Nehru et Gandhi est remise en cause lorsque le Congrès perd pour la première fois le pouvoir au profit d’une coalition à laquelle participaient les nationalistes hindous. Une expérience « néo-gandhienne », en opposition avec l’industrialisation héritée de Nehru, se dessine : Gandhi est présenté alors comme l’homme qui avait voulu éviter à l’Inde les écueils de la modernisation à l’occidentale. Ce courant ne dura guère, et Indira Gandhi puis Rajiv Gandhi engagent l’Inde sur la voie d’une libéralisation de l’économie qui s’impose définitivement en 1991.
Gandhi reste très fortement ce « père de la nation », figure officielle et iconique de la République Indienne. Cet unanimisme couvre tout l’échiquier politique, sauf l’extrême gauche maoïste et les Dalits (ex-intouchables), deux courants qui restent très critiques à l’égard de Gandhi.
Mais la référence à Gandhi devient aujourd’hui de plus en plus vide de sens, de moins en moins liée à des idées politiques spécifiques. Ce qui est paradoxal à l’heure où l’image de Gandhi occupe de plus en plus de place dans l’espace public. Gandhi tend à devenir une figure du passé, de plus en plus menacé d’être ravalé au rand d’une figure purement symbolique.
Les questions, très variées, ont porté entre autres sur :
L’héritage du système des castes et son incidence sur le développement économique : l’idée d’un facteur de blocage du développement économique semble peu étayée par des faits concrets, il n’est pas évident que le système des castes ait des coûts socio-économiques plus élevés que d’autres hiérarchisations sociales. Le système des castes a été officiellement supprimé, mais il existe une discrimination positive en faveur des ex-intouchables.
La diversité de la diaspora indienne et l’attitude du gouvernement indien : le gouvernement indien s’intéresse surtout à la diaspora issue du Brain Drain, pourtant c’est la diaspora installée dans le Golfe persique qui génère le plus de flux financiers vers l’Inde. Le gouvernement indien semble plus soucieux de développer l’influence des lobbys de la diaspora indienne qui peuvent jouer un rôle non négligeable à Washington.
La politique étrangère l’Inde : une alliance de plus en plus marquée avec les Etats-Unis ; un intérêt croissant des médias pour la puissance régionale de l’Inde, qui vient nuancer la focalisation médiatique qui s’est opérée sur le rôle de la Chine.
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