Russie et Abkhazie : Quelle politique étrangère pour Moscou ?
Cyrille Gloaguen est spécialiste des questions militaires et de sécurité russes à l’Institut Français de Géopolitique (IFG) (Université Paris VIII) et ancien collaborateur de la Mission d’Observation des Nations Unies en Géorgie (MONUG) de 1998 à 2000.
Pas moins de deux tours auront été nécessaires pour que l’Abkhazie se trouve enfin un “président” le 12 janvier dernier. Deux tours et trois mois pendant lesquels la petite république géorgienne “de facto” indépendante, pour reprendre le jargon des Nations Unies, a dangereusement flirté avec la guerre civile. Paradoxalement, dans cette région où l’ethnie éponyme, celle des Abkhazes, représente probablement moins du tiers de la population totale (voir encadré ci-dessous), ces tensions n’ont pas été le fait d’autres ethnies ? Arméniens ou Mingrèles, par exemple – mais celui de clans abkhazes. Divisés entre pro-Bagapch et pro-Khajimba selon des logiques difficiles à percer, mais en tout cas très éloignées de l’idéologie, ils se sont emparés à tour de rôle de la Cour de justice, de la radio-télévision d’Etat, de l’immeuble du gouvernement, du parlement, de l’administration présidentielle, ont fait pression sur les juges, la Commission électorale, etc. pour tenter de tourner le résultat des votes à leur avantage.
C’est pourtant l’omniprésence de la Russie que l’on retiendra surtout de ces trois derniers mois. En pesant de tout son poids dans le processus électoral abkhaze, celle-ci a certes défendu ses intérêts, mais elle a aussi réussi à éviter que ne coule le sang dans une région à vif où ni l’Europe ni les Etats-Unis ne veulent s’engager autrement qu’avec des mots. En mai 1994, déjà, elle avait été la seule à pouvoir imposer aux parties géorgienne et abkhaze les accords dits de Moscou. Pourtant, les man ?uvres russes ont une nouvelle fois donné du Kremlin une image très négative, renforcée encore par des manoeuvres similaires, plus au nord, en Ukraine. Vladimir Poutine n’en a cure. Il sait que l’Europe, les Etats-Unis, l’OSCE et l’ONU ne s’engageront dans cette région très complexe et très sensible que sur la pointe des pieds et avec mille précautions. Il sait également que le problème abkhaze ne peut se régler entre les seules Russie et Géorgie. Même si Moscou venait à abandonner sa politique de soutien à Soukhoumi (capitale de facto de l’Abkhazie), ce geste ne suffirait pas à ramener la petite république frondeuse dans le giron géorgien. Car après tout, on ne le souligne jamais assez, ce sont bien les Abkhazes, maîtres d’une Abkhazie très divisée ethniquement (voir tableau ci-dessous), et eux seuls, qui recherchent l’aide de la Russie. Ils sont donc en définitive seuls maîtres de leur destin et de celui de cette région qui porte leur nom : paix ou guerre, indépendance, fédération, rattachement à la Russie, etc. Bien entendu, Moscou a joué leur jeu en les aidant, en leur ouvrant sa frontière, officieusement tout d’abord, puis officiellement, en distribuant aussi aux plus riches des passeports russes, etc. Pour autant, l’attitude de l’ethnie abkhaze qui voit dans la Russie son unique protecteur contre un nationalisme géorgien dont la période zviadiste [1] a montré toute la virulence (voir chronologie en fin de texte), n’est en rien une invention de la propagande russe : c’est bien une attitude spontanée qui trouve sa source dans un sentiment ethnique fort et dans le souvenir des violences perpétrées par les troupes géorgiennes en Abkhazie entre 1992 et 1993. Qui plus est, déjà en conflit contre la Géorgie, Soukhoumi fait également face sur son propre sol à la difficile gestion de la question des Mingrèles, l’ethnie géorgienne qui occupe tout le sud de la république (région de Gali) et vit à cheval sur la ligne de cessez-le-feu, la rivière Ingouri. A Gali, l’armée abkhaze ne sera jamais rien d’autre qu’une armée d’occupation. Les Mingrèles ont eu eux aussi à souffrir de la guerre et leur désir de rattachement à la Géorgie n’est pas moins légitime que le désir d’indépendance ou de rattachement à la Russie formulé par les Abkhazes. Même si la forte communauté arménienne a jusqu’à présent joué le jeu de l’indépendance, la société abkhaze n’en demeure pas moins extrêmement fragile, suspendue pour sa sécurité à la politique étrangère russe, et divisée géographiquement, ethniquement, linguistiquement et psychologiquement. A partir de cette constatation, la Russie a cyniquement la main. Le statu quo – qui est tout autant le résultat d’une impossibilité de Soukhoumi à se trouver une identité que celui du piétinement des relations entre Moscou et Tbilissi – joue en faveur des intérêts russes de court terme.
Abkhazes et Abkhazie : une ethnie minoritaire qui s’impose par la violence |
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“En schématisant, on pourrait dire qu’il existe aujourd’hui au moins quatre Abkhazie. Celle des Abkhazes, la nationalité titulaire, qui représentent sans doute à peine un tiers de la population ; celles des Arméniens ensuite, présents surtout dans le nord de la république, et des Mingrèles [2] du district de Gali, dans le sud. Il existe également une Abkhazie de l’exil divisée, elle-même, en deux diasporas bien distinctes : une diaspora historique, très importante et constituée en majeure partie des Abkhazes musulmans poussés par l’occupant russe à l’exode vers la Turquie et certains autres pays du Proche et du Moyen-Orient à partir du milieu du XIXème siècle [3] , et une diaspora récente, apparue en 1993 dans le sillage des forces armées géorgiennes en retraite et dont les membres, en très grande partie mingrèles, vivent en Géorgie, mais aussi à l’étranger, en Russie surtout. Cette Abkhazie-là, c’est aussi celle du “gouvernement en exil [4] ». Ces deux diasporas continuent à jouer un rôle important dans l’économie et dans la politique de la petite république sécessionniste” Extrait de Cyrille Gloaguen (Michel Guénec), “L’Abkhazie, république autonome de Géorgie. Entre dérives mafieuses et conflit ethnique“, Le Courrier des pays de l’Est, septembre 2001, La documentation française. Selon le sondage de 1989, le dernier effectué dans cette partie de la Géorgie, la population de la république autonome d’Abkhazie était à cette date de 525.061 dont 17% d’Abkhazes (soit 93.461 personnes), 45,7% de Géorgiens/Mingrèles (239.900 personnes) et 14,6% d’Arméniens (76.500 personnes). En 1997 d’autres chiffres donnent une population totale de 203.000 personnes dont 35% d’Abkhazes (71.050 personnes [5] ), 23% d’Arméniens (46.690 personnes) et 20% de Géorgiens/Mingrèles (40.600 personnes). Ces derniers chiffres sont cependant très fortement sujet à caution. En effet, les combats de mai 1998, ceux d’octobre 2001, l’insécurité et le chômage latents ont contribué et continuent à alimenter une émigration importante sans qu’aucune statistique ne puisse être avancée pour des raisons inhérentes à la décomposition des structures administratives de la région. On sait cependant de façon certaine que les réfugiés d’Abkhazie vivant dans les camps géorgiens ne sont e plus aussi nombreux que le laissent entendre les listes du ministère géorgien aux réfugiés [6] (268.072) ou les listes électorales du “gouvernement abkhaze en exil”. Beaucoup sont revenus, dans la région de Gali, d’autres se sont naturellement insérés dans le tissu économique géorgien. Beaucoup ont aussi émigré, entre autres en Russie. Le chiffre donné par le site Internet officiel de la république sécessionniste, ouvert à l’occasion du référendum sur l’indépendance du 3 octobre 1999, est donc probablement faux avec un nombre de personnes en âge de voter fixé à 219.534. Ce chiffre correspond sans doute au nombre de votants de 1989 et n’a été repris par le gouvernement abkhaze de facto qu’à titre de propagande. Il est d’autant plus inexact que les autorités abkhazes fixent à seulement 26 à 30.000 personnes le nombre de Mingrèles rentrés officiellement dans le district de Gali et donc autorisés, en théorie, à voter. L’Abkhazie est vide d’hommes. Même les grandes villes, à commencer par la capitale, Soukhoumi, paraissent désertes. Il est d’ailleurs vraisemblable que les autorités abkhazes elles-mêmes ne connaissent pas exactement le chiffre de la population. Le ministère des Affaires sociales souligne régulièrement dans les journaux le nombre élevé d’âmes mortes” (sic) qui pèse sur le budget des pensions. Le projet de loi portant sur l’augmentation du montant des retraites a ainsi été voté avec beaucoup de retard car de nombreux districts ne pouvaient fournir la liste des bénéficiaires. Les retraités concernés par la loi seraient environ 23.000, soit “1/6 de la population“, selon le Président de facto Ardzinba. 1/6, soit une population totale de 138.000 personnes. D’autres sources permettent de confirmer plus ou moins ce premier chiffre, comme l’ONG “Action contre la Faim” (ACF), par exemple, qui déclarait avoir nourri en 1999 50.000 personnes, soit “la moitié de la population abkhaze“. Pour le représentant de la Croix-Rouge en Abkhazie, la population du pays est “de 130.000 à 150.000, principalement de vieilles personnes“, chiffre confirmé par M. Kismaria, le chef de l’administration du district de Gali, qui l’évaluait également à 135.000 en mars 2000. Le district le plus peuplé d’Abkhazie pourrait bien, paradoxalement, être le district mingrèle de Gali. Certains évaluations estimaient en 1992 sa population à 80.300 personnes soit, à l’époque, 15,1% de la population d’Abkhazie, dont 93,8% de Géorgiens/Mingrèles, 3,1% de Russes et 0,8% seulement d’Abkhazes. C’est dire combien ce district était homogène. Il le demeure. Il est aussi probable que le pourcentage de sa population par rapport à la population globale d’Abkhazie n’a fait que croître depuis la fin des combats en 1997. En effet, les réfugiés mingrèles dont les terres et les biens sont proches de la ligne de cessez-le-feu et par conséquent accessibles en relative sécurité, sont les seuls habitants de la petite république à revenir nombreux. Selon le Président de facto Ardzinba, 50 à 60.000 réfugiés seraient aujourd’hui rentrés dont 26.000 auraient été officiellement enregistrés par les autorités abkhazes du district de Gali. Tous les chiffres recueillis, par les Nations Unies comme par les quelques rares ONG présentes sur place, prouvent en effet le retour des Mingrèles. Les Abkhazes craignent de devenir une minorité dans leur “propre république” et ne cessent d’en appeler au retour des membres de la diaspora sur la terre de leurs ancêtres. Leur crainte n’est pas infondée. Au retour des réfugiés mingrèles s’ajoute en effet le taux de naissance des populations mingrèles et arméniennes, plus élevé que celui de la population abkhaze. Parfaite illustration de cette crainte, le directeur de l’hôpital pour enfants de Soukhoumi propose, pour faire face à ce déséquilibre démographique [7] , que chaque femme abkhaze ait au moins trois enfants et appelle de ses voeux une loi. Mais une loi géorgienne qui octroie à partir du 1er juin 2000 cent laris (environ 50 $) pour chaque naissance risque de contrarier ces projets. Les Mingrèles en effet, qui peuvent se rendre facilement du “côté géorgien“, en profiteront directement. C.G. |
Quels peuvent être ces intérêts, suffisamment puissants pour que la Russie continue à soutenir le sécessionnisme de ce petit triangle de terre de 8700 kilomètres-carré (12% du territoire géorgien), tout en affirmant respecter l’intégrité territoriale de la Géorgie ? Lorsqu’on traverse la grande plaine abkhaze, force est de constater que, malgré les ruines et les champs en friche, les affres de la guerre de 1992-93 font désormais partie du passé. Dans le statu quo de l’après-guerre, l’Abkhazie a peu à peu affirmé son indépendance. Son économie s’est développée et très largement tournée vers la région russe de Krasnodar et, dans une moindre mesure (et officieusement) vers la Turquie ; sa politique s’est institutionnalisée, entre autres dans ses liens avec les autres régions sécessionnistes de CEI, Transnistrie, Ossétie du sud et Nagorno-Karabakh ; les anciens combattants se sont convertis dans les affaires ? S. Bagapch en est l’exemple parfait ? et ont placé, comme les hommes politiques, leur argent dans des banques russes. L’Abkhazie a aujourd’hui tous les attributs d’un vrai Etat : un président, un gouvernement, une Constitution, un Parlement, une Banque nationale (utilisant le rouble il est vrai), une armée, des gardes-frontières, un budget, une Haute Cour de justice, des représentants à l’étranger, des eaux territoriales ? Seule lui manque la reconnaissance internationale. En conséquence, les intérêts russes ? je ne dis pas ceux du Kremlin – ne sont plus aujourd’hui seulement géopolitiques, mais économiques. Encore ces intérêts ne sont-ils pas ceux de l’Etat, mais ceux de quelques uns. Le maire de Moscou, Iouri Loujkov, par exemple, ne se rend pas aujourd’hui en visite à Soukhoumi, pas plus qu’hier il ne se rendait en Adjarie [8] , avec en poche un mandat du ministère russe des Affaires étrangères. Il s’y rend pour surveiller ses intérêts et ceux de ses proches dans les infrastructures hôtelières de la région. Ceux-ci, d’ailleurs, rejoignent ceux de la famille du président abkhaze Ardzinba, elle aussi très impliquée dans la rente hôtelière. Il en va de même de V. Jirinovski, de S. Choïgou, le ministre des situations d’urgence, et d’autres hommes politiques russes, dont on dit à Soukhoumi qu’ils contrôlent une partie des trafics en provenance d’Abkhazie. Ayant tout à gagner du statu quo actuel, ayant tout à perdre d’une remise en marche de l’histoire dans cette région, il est probable que ces cercles politico-affairistes, russes et abkhazes, font tout et feront tout pour s’opposer à la réintégration de l’Abkhazie dans la république géorgienne, car elle porterait un coup fatal à leurs affaires. Rien que dans l’hôtellerie, celles-ci sont immenses, grâce au tourisme russe qui a pris depuis trois ans des proportions importantes. Ses retombées sont essentielles pour toute l’économie locale et celle de la région russe de Krasnodar. Le service de presse des gardes-frontières russes du Nord-Caucase rapportait ainsi qu’au cours du seul week-end du 7 au 8 août dernier 11.800 touristes et 6500 véhicules étaient entrés en Abkhazie par le poste de Douane de Sotchi ! Selon certaines estimations, 200 à 300.000 Russes visiteraient l’Abkhazie chaque année. L’économie abkhaze est donc aujourd’hui totalement intégrée dans l’économie russe, parle le russe et utilise le rouble ? Le monde souterrain des affaires est l’une des clés de la politique russe dans cette partie du monde.
V. Poutine n’a probablement défendu la candidature de R. Khadjimba qu’autant que celui-ci représentait la continuité de la politique du président sortant Ardzinba, tout comme en Ukraine Ianoukovich représentait la continuité de la politique de Kouchma. C’est en effet Khadjimba qui depuis avril 2003, date de sa nomination au poste de premier ministre, a réellement dirigé l’Abkhazie aux côtés d’un Ardzinba agonisant et drogué. C’est sa politique qui a provoqué l’essor de l’économie locale, cimenté les liens économiques avec la Russie, lancé la politique d’obtention de la nationalité russe, obtenu que Moscou verse des pensions aux retraités, etc. Le Kremlin a cependant été pris de court par le soutien populaire obtenu par l’homme d’affaires S. Bagapch, et, si l’on en juge par la qualité des personnalités russes (Igor Ivanov, président du Conseil de sécurité, N. Patrouchev, directeur du FSB, V. Kolesnikov, vice procureur général, etc.) impliquées dans les pourparlers entre les deux présidentiables, l’irruption de l’homme d’affaires abkhaze est venue brouiller un scénario déjà écrit. Alors même que les discours des deux hommes sur les liens avec la Russie ne différaient nullement, ce sont donc probablement les intérêts particuliers des cercles évoqués ci-dessus qui ont initialement fait pencher la balance en faveur de Khadjimba. La crise abkhaze n’est pas due à un quelconque travail de sape de Moscou. Elle est le résultat d’une lutte de pouvoir au sein même des clans politico-mafieux abkhazes. C’est probablement pourquoi Sergueï Bagapch a réussi à se maintenir face à son adversaire : l’enjeu de ces élections n’était pas celui d’un choix politique entre Tbilissi et Moscou, S Bagapch n’avait aucun intérêt à s’aliéner les cercles dirigeants russes dans la mesure où il tire lui aussi l’essentiel de sa fortune de ses affaires avec la Russie. Le Kremlin le savait et n’a pas voulu imposer son candidat par la force, alors même qu’il pouvait facilement le faire en manipulant telle ou telle faction abkhaze. La nomination de Khadjimba au poste de vice-président lui a finalement suffit. C’était un pis-aller. On est donc allé trop loin en présentant ces “présidentielles” comme une lutte entre S.Bagapch et Moscou. Ces élections n’auront en fait été rien d’autre que la lutte de deux hommes cherchant l’amélioration de leur emprise personnelle sur tel ou tel secteur économique. Aucun des deux n’a de projet de société ou politique à offrir à l’Abkhazie, pas plus qu’ils n’offrent ? comment le pourraient-ils ? – de résoudre le conflit autrement que par la pérennisation de l’alignement sur Moscou.
V. Poutine a sauvegardé l’essentiel : il a évité une déstabilisation de l’Abkhazie qui aurait mis le feu à l’ensemble de la haute région caucasienne, obtenu que Khadjimba soit nommé vice-président et Soukhoumi n’a pas l’ombre d’un instant fait mine de quitter l’orbite géopolitique russe. Ce faisant, pourtant, le président russe a défendu des intérêts privés.
Comment ne pas évoquer l’ambivalence de la politique étrangère russe dès lors qu’en imposant au Kremlin un homme à leur solde au plus haut sommet de l’exécutif abkhaze, ces cercles politico-affairistes, proches de ce même Kremlin, sont probablement allés à l’encontre des intérêts stratégiques de la Russie en permettant au sécessionnisme abkhaze de se maintenir. Cette ambivalence apparaît tout particulièrement dans le jeu diplomatico-économique qu’a mené Moscou parallèlement aux présidentielles de Soukhoumi et au terme duquel deux importants accords ont été signés. L’un porte sur la création d’une ligne de ferry entre Poti et le port russe de Kavkaz, dans le détroit de Kertch (10 janvier 2005), l’autre sur celle d’un consortium ferroviaire (novembre 2004) qui permettra de relier à travers l’Abkhazie le tissu économique russe au territoire de l’allié arménien, mais aussi à l’Iran, la Turquie, le Kazakhstan et le Turkménistan. Le premier ministre géorgien Z. Jvania liant la réalisation du projet ferroviaire à un arrêt du soutien russe au sécessionnisme abkhaze, celui-ci apparaît paradoxalement comme une barrière aux intérêts stratégiques russes dans le Caucase. On conçoit que le Kremlin puisse utiliser ce sécessionnisme pour obtenir des contreparties de la Géorgie. Pourtant, force est de reconnaître que cette politique a surtout eu jusqu’à présent des effets inverses en poussant toujours plus loin Tbilissi dans le camp euro-atlantique. Il faut, peut-être, y voir une faiblesse du pouvoir poutinien, un signe que les intérêts privés de quelques uns l’emportent toujours à Moscou sur ceux de l’Etat. Mikhaïl Khodorkovskiy en prison depuis un an et demi ne dirait probablement pas autre chose.
De la première révolte contre la Russie aux accords de Moscou de mai 1994, une courte chronologie de l’histoire récente de l’Abkhazie
Dates | Evénements |
1866 | Suite à une révolte contre les occupants russes, une majorité des Abkhazes musulmans se réfugie en Turquie et est remplacée par des Russes, des Arméniens et des Géorgiens. |
1915-1918 | Fuyant les massacres turcs, des milliers d’Arméniens viennent s’installer dans le nord de l’Abkhazie. |
26-28 mai 1918 | Sous la poussée de l’armée turque, la fédération transcaucasienne se scinde en trois républiques indépendantes : Azerbaïdjan, Géorgie et Arménie. |
Juillet-août 1918 | Soulèvement anti-géorgien et pro-bolchevique en Abkhazie. |
4 mars 1921 | L’Abkhazie est rattachée par le pouvoir soviétique à la Géorgie avec un statut de république autonome. |
22 décembre 1922 | Création de la république soviétique fédérative de Transcaucasie (capitale Tbilissi) dans laquelle l’Abkhazie entre avec le statut de république à part entière. |
1933-1953 | La représentation des Abkhazes dans l’administration est réglementée, les écoles abkhazes sont fermées et la langue abkhaze interdite. |
1953-1978 | Après la mort de Staline et de Beria, les écoles abkhazes sont réouvertes et la langue abkhaze ré enseignée. En 1956 et à nouveau en 1967, des intellectuels abkhazes demandent, à Moscou, le rattachement de l’Abkhazie à la RSFSR |
1978 | Manifestations anti-géorgiennes en Abkhazie demandant à nouveau le rattachement à la RSFSR. |
18 mars 1988 | Le Front populaire d’Abkhazie (Aydgylara) [9] , soutenu par le PC abkhaze, adopte une déclaration de sécession de la république de Géorgie. Moscou autorise l’augmentation du nombre d’Abkhazes dans l’administration de la république autonome, l’ouverture d’une université et d’une télévision abkhazes. |
18 mars 1989 | Congrès de Lykhny au cours duquel plus de 30.000 Abkhazes signent une lettre demandant aux autorités soviétiques que l’Abkhazie recouvre son statut de République soviétique socialiste qui fut le le sien de 1921 à 1931. |
9 avril 1989 | Manifestation nationaliste, anti-communiste et anti-abkhaze à Tbilissi (dimanche noir). Vingt morts. |
Juillet 1989 | Affrontements entre Abkhazes et Géorgiens à Soukhoumi : 16 morts et environ 200 blessés. |
25 août 1990 | Le Soviet suprême d’Abkhazie proclame l’Abkhazie république souveraine de l’Union soviétique, indépendante de la Géorgie. |
28 octobre 1990 | Victoire aux élections législatives de Géorgie de la coalition anti-communiste et indépendantiste de la “Table ronde” de Zviad Gamsakhourdia (élu président du Parlement). |
Décembre 1990 | Vladislav Ardzinba est élu président du Soviet suprême d’Abkhazie. |
17 mars 1991 | Les Abkhazes votent, du fait de l’abstention des Géorgiens, à 98,4% en faveur du “Traité de l’Union” qui doit décider du sort de l’URSS. Gamsakhourdia menace d’abolir l’autonomie de l’Abkhazie. |
9 avril 1991 | Déclaration d’indépendance de la Géorgie. |
Mai 1991 | Gamsakhourdia est élu président de la Géorgie avec 87% des votes. |
5 octobre 1991 | Les troupes gouvernementales ouvrent le feu sur les opposants à Gamsakhourdia. |
Décembre 1991 | Election en Abkhazie d’un nouveau Conseil suprême : 28 sièges sont alloués aux Abkhazes, 26 aux Géorgiens et 11 aux 35% restants de la population. |
Janvier 1992 | Le président Gamsakhourdia est chassé par un coup d’Etat et remplacé par un Conseil de défense. Les combats contre ses partisans continuent cependant en Mingrélie. |
20 février 1992 | Le président tchétchène Doudaev et Gamsakhourdia signent à Groznyy un communiqué appelant à la création d’une “Union des Etats caucasiens”. |
7 mars 1992 | Retour en Géorgie d’Edouard Chevardnadzé. |
23 juillet 1992 | Adoption par l’Abkhazie (en l’absence des députés géorgiens) d’une nouvelle constitution, copie de celle de 1925 qui fait de l’Abkhazie une république unie par traité avec la Géorgie. |
14 août 1992 | Déploiement en Abkhazie de 10.000 hommes de la Garde nationale géorgienne de Kitovani, du MVD et des Mkhedrioni de Iosselani sous le prétexte de libérer des otages géorgiens détenus dans la région de Gali par les forces zviadistes et de protéger les voies de communication. Début des combats. Le “gouvernement” abkhaze se réfugie à Goudaouta, dans le nord, non loin de la frontière avec la Russie. |
18 août 1992 | Prise de Soukhoumi par les forces géorgiennes. |
3 septembre 1992 | Signature d’un accord de cessez-le-feu à Moscou qui stipule la nécessité de garantir l’intégrité territoriale de la Géorgie. |
12 au 20 septembre 1992 | Mission d’évaluation des Nations Unies dans la région. |
1er octobre 1992 | Le cessez-le-feu est rompu. Profitant de l’évacuation de la ville par les forces géorgiennes suite à l’accord du 3 septembre, les forces abkhazes reprennent Gagra. |
4 octobre 1992 | Un congrès extraordinaire de la Confédération des peuples des montagnes du Caucase se réunit à Groznyy et reconnaît l’indépendance de l’Abkhazie. |
11 octobre 1992 | M. Chevardnadzé est élu président du Parlement géorgien |
Novembre 1992 | Ouverture d’un bureau des Nations Unies à Tbilissi |
Janvier-mars 1993 | Les forces abkhazes et leurs alliés [10] tentent en vain par deux fois de reprendre Soukhoumi. |
25 janvier 1993 | Abkhazie et Transnistrie signent un accord de coopération prévoyant l’envoi de combattants du Dniestr en Abkhazie. |
11 mai 1993 | Désignation d’un envoyé spécial pour la Géorgie du Secrétaire général de l’ONU (M. Brunner, Suisse) |
14 mai 1993 | Signature d’un nouveau cessez-le-feu. Il tient moins de deux semaines. |
9 juillet 1993 | Adoption par le Conseil de sécurité de la résolution 849 qui approuve le déploiement d’observateurs militaires dès que le cessez-le-feu sera appliqué. |
27 juillet 1993 | Signature, avec la médiation de la Fédération de Russie, d’un nouvel accord de cessez-le-feu à Sotchi.Les forcesabkhazes échouent une troisième fois à reprendre Soukhoumi. |
30 juillet 1993 | Offensive des Zviadistes depuis la région de Zougdidi. |
4 août 1993 | Le Secrétaire général de l’ONU propose le déploiement de 10 premiersobservateurs militaires. |
8 août 1993 | Arrivée de 9 observateurs militaires et de 8 membresdu personnel civildel’ONU. |
5 août 1993 | Création de la “Commission mixte” tripartite (abkhaze, géorgienne et russe), chargée de vérifier l’application du cessez-le-feu sur le terrain. |
24 août 1993 | Création par la résolution 858 de la Mission d’observation des Nations Unies en Géorgie (MONUG). |
14 septembre 1993 | Reprise de l’offensive des partisans de Gamsakhourdia en Mingrélie. |
16 septembre 1993 | Les forces abkhazes lancent de nouvelles attaques contre Soukhoumi et Ochamchira, sur la côte. |
27 septembre 1993 | Prise de Soukhoumi par les forces abkhazes. |
6 et 7 octobre 1993 | Entretien de M. Brunner avec des représentants abkhazes à Genève. |
17 et 18 octobre 1993 | Entretien de M. Brunner avec des représentants géorgiens à Genève. |
22 au 30 octobre 1993 | Enquête de l’ONU sur la situation des droits de l’Homme. |
23 octobre 1993 | La Géorgie adhère à la CEI. |
Mi-octobre 1993 | Les Zviadistes s’emparent de la région de Khobi/Poti/Sénaki. Quelques jours plus tard ils sont repoussés par les troupes gouvernementales et, surtout, par l’armée russe. |
6 novembre 1993 | Les troupes zviadistes abandonnent Zougdidi, la dernière ville qu’elles occupaient encore. |
Mi-novembre 1993 | Entretien de M. Brunner avec le vice-ministre russe des Affaires étrangères. |
Fin novembre 1993 | Première série d’entretiens avec les deux parties à Genève sous les auspices de l’ONU et avec l’assistance de la Fédération de Russie comme facilitateur. |
1er décembre 1993 | Signature par les parties au conflit d’un mémorandum d’accord en présence des représentants de l’ONU, de la CSCE et de la Russie : les parties acceptent de ne pas recourir à la force pendant les négociations, de procéder à l’échange des prisonniers et de rapatrier les réfugiés. |
15 et 16 décembre 1993 | Réunion à Moscou d’un groupe d’experts pour élaborer des recommandations concernant le statut politique de l’Abkhazie. |
5 janvier 1994 | La mort de Gamsakhourdia est rendue publique. |
11 au 13 janvier 1994 | Deuxième série de négociations à Genève entre M. Brunner et les parties au conflit : les parties acceptent le déploiement en Abkhazie d’une force de maintien de la paix [11]. |
22 au 25 février 1994 | Troisième série de négociations à Genève entre M. Brunner et les parties au conflit : la partie abkhaze fait savoir qu’elle ne signerait aucun document dans lequel l’intégrité territoriale de la Géorgie serait reconnue. Les négociations sont un échec et la 3ème série est suspendue. |
Début février 1994 | Reprise des hostilités dans la région de Gali |
7 au 9 mars 1994 | Nouvelles négociations à New York en présence des représentants de la CSCE et du HCR. Nouvel échec. Le Parlement géorgien dissout le Soviet suprême d’Abkhazie et annule ses décisions. |
4 avril 1994 | Reprise des négociations à Moscou. Deux documents sont signés : la “déclaration relative aux mesures visant un règlement politique du conflit entre la Géorgie et l’Abkhazie” et l’”Accord quadripartite sur le retour librement consenti des réfugiés et des personnes déplacées”. |
15 avril 1994 | Le Conseil des chefs d’Etat de la CEI se dit disposé à envoyer une force de maintien de la paix dans la région au cas où le Conseil de sécurité déciderait de ne pas envoyer une force de maintien de la paix des Nations Unies. |
14 mai 1994 | Signature de l’accord dit “de Moscou” : accord sur le cessez-le-feu et séparation des forces, acceptation du déploiement d’une force de maintien de la paix de la CEI. |
Juin-juillet 1994 | Les forces de maintien de la paix de la CEI se déploient le long de la rivière Ingouri, consacrée ligne de cessez-le-feu. |
[1] Du nom de l’ancien président géorgien Zviad Gamsakhourdia (1939-1993).
[2] La Mingrélie est la région comprise grosso modo entre une ligne Ochamchira-Tkvarcheli, du côté abkhaze de l’Ingouri, jusqu’à la région de Sénaki, côté géorgien. Les Mingrèles ont soutenu le premier président géorgien de l’après-indépendance, Zviad Gamsakhourdia, qui était, lui-même, originaire de Gali.
[3] La diaspora abkhaze en Turquie compterait quelque 500.000 personnes ; celle de Syrie et de Jordanie 40.000 chacune ;15.000 en Irak et environ 500 en Iran. Les Etats Unis, Israël, la Yougoslavie, le Canada, l’Egypte, les Pays-Bas et l’Allemagne accueillent également de nombreux Abkhazes.
[4] Ce que l’on nomme “gouvernement abkhaze en exil” a été formé par les membres géorgiens de l’administration de feu la République autonome soviétique d’Abkhazie, après qu’ils eurent été chassés de leurs postes par la guerre de 1993. Réfugié à Tbilissi, il demeure, à tous les niveaux, la copie conforme de cette administration. On peut ainsi rencontrer à Zougdidi, de l’autre côté de la ligne de cessez-le-feu, “côté géorgien”, le “maire en exil” de Gali, ville située “côté abkhaze”, tout comme les “députés en exil”, les “chefs des administrations régionales en exil”, etc. Ce “gouvernement en exil” continue, également, a administrer les réfugiés d’Abkhazie où qu’ils se trouvent. Certains de ses membres proches du président M. Saakhachvili continuent à distiller un discours ultra nationaliste et revanchard.
[5] Et même seulement 60.000 abkhazes selon le professeur Z. Gachechiladze, “The conflict in Abkhazia : a Georgian perspective”, 21 mars 1995. Strategic Forum, Institute For National Strategic Studies.
[6] C. Dale, “The dynamics and challenges of ethnic cleansing : the Georgia-Abkhazia case ?. Août 1997. Disponible sur Internet.
[7] Respublika Abkhaziya du 12/13 avril 2000.
[8] L’Adjarie était avec l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud la 3ème république autonome frondeuse de Géorgie. Après une lutte épique entre le jeune président Saakhachvili et son gouverneur-despote, A. Abachidzé, ce dernier a été chassé du pouvoir en mars 2004 et s’est réfugié avec une partie de sa famille à Moscou auprès de Iou. Loujkov.
[9] Association nationaliste abkhaze fondée en 1987.
[10] Il est maintenant établi qu’un régiment de la 104ème division parachutiste russe basée à Gyandzha en Azerbaïdjan, des volontaires arméniens regroupés au sein du bataillon Bagramian, ainsi que les forces armées de la Confédération des peuples des montagnes du Caucase ont combattu aux côtés des Abkhazes contre les Géorgiens. Des mercenaires tchétchènes manipulés par Moscou, dont le fameux Chamil Bassaiev (sa femme est originaire de la région abkhaze de Goudaouta) qui sera blessé et fait prisonnier par les forces géorgiennes fin 1992 devant Soukhoumi, ont également participé aux combats. La Confédération des peuples des montagnes du Caucase a été créée en novembre 1992 par le D. Doudaev, l’ancien leader tchétchène, qui prit pour référence la République indépendante du Nord-Caucase fondée à Batoumi en mai 1918. Son but était de fonder un Etat des peuples des montagnes.
[11] Selon M. Miyet, ancien secrétaire général adjoint des Nations unies en charge du département des opérations de maintien de la paix (conférence à l’Ecole militaire, Paris, 1er décembre 2000), le déploiement de forces russes de maintien de la paix dans un pays de la CEI serait aujourd’hui impossible. Il avait à l’époque été voté par le Conseil de sécurité “pour des raisons pratiques, budgétaires et politiques ».