Une chape de plomb s’abat sur la Turquie de Jean-François Bayart, Directeur de recherche, CNRS
Une chape de plomb s’abat sur la Turquie, en guise de réponse à la tentative de coup d’Etat du 15 juillet. Il est de notoriété publique que Recep Tayyip Erdoğan rêve de se tailler une Constitution présidentialiste à la taille de son appétit de pouvoir, et d’être toujours à la tête de l’Etat en 2023 pour commémorer le centième anniversaire de la fondation de la République de Turquie. Pour ce faire, les événements lui ouvrent une formidable fenêtre d’opportunité. Et le président de la République a fort bien compris la leçon de son lointain prédécesseur. Mustafa Kemal avait instrumentalisé la révolte kurde et islamique de Cheikh Saïd, en 1925, pour instaurer un état d’exception et traîner devant les tribunaux tout ce qui résistait ou échappait à son autorité. A commencer par les Jeunes Turcs du Comité Union et Progrès, qui avaient préparé la guerre de libération dès 1916, avant qu’il ne la préempte pour son propre compte. De la même manière, Recep Tayyip Erdoğan, qui impute à la néo-confrérie des fethullahci, avec laquelle il est en conflit depuis 2010, la responsabilité du coup de force du 15 juillet, ratisse large. Quand on veut noyer son chien… C’est ainsi que les arrestations parmi l’armée, la police, la magistrature se comptent par milliers, sous prétexte de défense de la « démocratie ».
Là où la démesure de l’homme fort de la Turquie pointe son nez, c’est quand il s’en prend à l’Enseignement supérieur et à l’Education nationale. Certes, Fethullah Gülen a bâti sa stratégie d’influence – assez comparable à celle de l’Opus Dei, mutatis mutandis – en créant de nombreux établissement scolaires et universitaires. Mais, en janvier, à la suite de l’attentat de Sultan Ahmet, Recep Tayyip Erdoğan avait déjà fait l’amalgame entre les « terroristes » du PKK et les signataires d’une pétition en faveur de la reprise du processus de paix dans le Sud-Est du pays. Quand on veut noyer son chien, etc. Les universitaires étaient particulièrement visés, et des mesures administratives ou financières, des non renouvellements de contrat, des licenciements, des instructions judiciaires furent décidés à l’encontre de centaines d’entre eux, à la demande explicite du chef de l’Etat, et au mépris de l’autonomie des Universités autant que des libertés publiques.
Désormais, la mise au pas des universitaires passe par l’allégation de leur connivence supposée avec l’ « Etat parallèle » – la néo-confrérie Hizmet (Service) de Fethullah Gülen, dans la novlangue du parti au pouvoir. Le 19 juillet, recteurs et doyens ont été invités à démissionner. Les enseignants se sont vus ordonner de ne pas partir en congé et de ne pas quitter le territoire. Ceux d’entre eux qui sont à l’étranger, y compris dans le cadre de coopérations internationales du type Erasmus ou autres, sont rappelés en Turquie. Ces mesures ubuesques, qui discréditeront durablement le pays, ou plutôt son régime, sur la scène académique internationale, donnent une idée de la purge à laquelle va être soumis le système universitaire turc dans les prochaines semaines. Jamais, depuis le coup d’Etat militaire de 1980, ce dernier n’a connu pareille tourmente. Les Universités européennes vont examiner les contre-mesures appropriées, de nature à répondre au gouvernement turc sans pénaliser leurs collègues. Mais les gouvernements de l’UE, à commencer par le gouvernement français, doivent lancer un plan d’urgence pour accueillir les universitaires turcs persécutés et leur offrir l’asile scientifique. Le général de Gaulle l’avait fait après le coup d’Etat des colonels en Grèce, Georges Pompidou après celui de Pinochet au Chili. François Hollande doit le faire après le coup de force civil de Recep Tayyip Erdoğan. Il s’agit, dans les meilleurs délais, de délivrer des titres de séjour, de créer des postes temporaires et de financer des programmes de recherche au bénéfice du nombre, sans nul doute important, d’universitaires turcs qui devront prendre le chemin de l’exil. A l’échelle de l’Union européenne, le défi financier n’est pas considérable. Dans le contexte dramatique que nous vivons, cette hospitalité s’impose à l’égard d’enseignants-chercheurs qui, pour la plupart d’entre eux, ont fait leurs études dans nos établissements, écrivent dans nos langues, partagent nos valeurs et notre pensée.
Jean-François Bayart, le 20 juillet 2016
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